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Pensées. Pascal

Publié le 12/07/2011

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pascal

D'où vient que cet homme, qui a perdu depuis peu de mois son fils unique, et qui, accablé de procès et de querelles, était ce matin si troublé, n'y pense plus maintenant? Ne vous en étonnez point : il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d'ardeur depuis six heures. Il n'en faut pas davantage. L'homme, quelque plein de tristesse qu'il soit, si l'on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là. Et l'homme, quelque heureux qu'il soit, s'il n'est diverti et occupé par quelque passion ou quelque amusement qui empêche l'ennui de se répandre, sera bientôt chagrin et malheureux. Sans divertissement il n'y a point de joie, avec le divertissement il n'y a point de tristesse. Et c'est aussi ce qui forme le bonheur des personnes de grande condition, qu'ils ont un nombre de personnes qui les divertissent, et qu'ils ont le pouvoir de se maintenir en cet état. Prenez-y garde. Qu'est-ce autre chose d'être surintendant, chancelier, premier président, sinon d'être en une condition où l'on a dès le matin un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés pour ne leur laisser pas une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes? Et quand ils sont dans la disgrâce et qu'on les renvoie à leurs maisons des champs, où ils ne manquent ni de biens, ni de domestiques pour les assister dans leur besoin, ils ne laissent pas d'être misérables et abandonnés, parce que personne ne les empêche de songer à eux. Cet homme si affligé de la mort de sa femme et de son fils unique, qui a cette grande querelle qui le tourmente, d'où vient qu'à ce moment il n'est pas triste, et qu'on le voit si exempt de toutes ces pensées pénibles et inquiétantes? Il ne faut pas s'en étonner; on vient de lui servir une balle, et il faut qu'il la rejette à son compagnon, il est occupé à la prendre à la chute du toit, pour gagner une chasse; comment voulez-vous qu'il pense à ses affaires, ayant cette autre affaire à manier? Voilà un soin digne d'occuper cette grande âme, et de lui ôter toute autre pensée de l'esprit. Cet homme, né pour connaître l'univers, pour juger de toutes choses, pour régir tout un Etat, le voilà occupé et tout rempli du soin de prendre un lièvre. Et s'il ne s'abaisse à cela et veuille toujours être tendu, il n'en sera que plus sot, parce qu'il voudra s'élever au-dessus de l'humanité, et il n'est qu'un homme, au bout du compte, c'est-à-dire capable de peu et de beaucoup, de tout et de rien : il n'est ni ange ni bête, mais homme. La dignité royale n'est-elle pas assez grande d'elle-même, pour celui qui la possède, pour le rendre heureux par la seule vue de ce qu'il est? Faudra-t-il le divertir de cette pensée, comme les gens du commun ? Je vois bien que c'est rendre un homme heureux de le divertir de la vue de ses misères domestiques pour remplir toute sa pensée du soin de bien danser. Mais en sera-t-il de même d'un roi, et sera-t-il plus heureux, en s'attachant à ces vains amusements qAi la vue de sa grandeur? Et quel objet plus satisfaisant pourrait-on donner à son esprit? Ne serait-ce donc pas faire tort à sa joie, d'occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d'un air, ou à lancer adroitement une [balle], au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation de la gloire majestueuse qui l'environne? Qu'on en fasse l'épreuve: qu'on laisse un roi tout seul, sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin de l'esprit, sans compagnie, penser à lui tout à loisir; et l'on verra qu'un roi sans divertissement est un homme plein de misères. Aussi on évite cela soigneusement, et il ne manque jamais d'y avoir auprès des personnes des rois un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement à leurs affaires, et qui observent tout le temps de leur loisir pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu'il n'y ait point de vide; c'est-à-dire qu'ils sont environnés de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le roi ne soit seul et en état de penser à soi, sachant bien qu'il sera misérable, tout roi qu'il est, s'il y pense.

L'ensemble. — Entrant plus en détails encore dans la misère de l'homme, Pascal en voit une terrible preuve dans ce fait que l'homme ne peut rester longtemps en considération de lui-même, de son sort, de ce qui l'attend. Si heureux soit-il, cette pensée ne tardera pas à lui être insupportable s'il n'a pas quelque « divertissement « pour l'occuper. Au contraire, si un homme accablé par la douleur peut s'intéresser à quelque infime distraction, comme le jeu ou la chasse, il sera content et, pendant ce temps, ne sentira plus sa souffrance. La destinée de l'homme est donc affreuse, puisqu'il ne peut la regarder en face, et ce qu'on appelle le « divertissement « n'est, d'après l'origine même du mot, que l'art de se « détourner « de soi-même. Pascal estime, à juste titre, que le cc divertissement «, que ces « distractions «, souvent si sottes et si vaines, ne sont pas dignes de l'homme; « né pour connaître l'univers «, et que ce ne sont, en tout cas, que des « expédients « insuffisants pour lui faire oublier l'horreur de vivre. La conclusion s'impose : il faut avoir le courage de contempler fermement la condition humaine, et chercher non dans le divertissement, mais dans la religion, la seule consolation possible. 

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