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PEUT-ON PENSER CONTRE L'EXPÉRIENCE ?

Publié le 15/03/2004

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  Ces théories de Locke et Hume, qui affirment que la raison humaine tire ses principes de l'expérience, sont deux formes de ce qu'on appelle l'empirisme.     II) L'expérience est trompeuse. On peut et on doit penser contre l'expérience sensible. Bachelard considérait l'expérience immédiate comme le premier obstacle à la connaissance scientifique. Les informations fournies par les sens, le vécu sont source d'erreurs. Ainsi, par exemple, de ce que cette pierre tombe plus vite que ce morceau de liège, j'en viendrai à établir une distinction entre «lord» et «léger» et à conclure que la vitesse de la chute des corps est liée à leur masse. Or les scientifiques ont établi que, dans le vide, tous les corps tombent à la même vitesse. La formule scientifique par Galilée de la loi de la chute des corps e= ½ gt2 contredit les données communes de la perception. L'épistémologie de Bachelard réactualise l'idée essentielle du platonisme : la science se constitue par ce geste intellectuel qui récuse l'expérience. Pour Bachelard (comme pour Platon) le savoir scientifique commence par une rupture avec l'expérience ; par se méfier des synthèses spontanées de la perception.

« Bachelard montre que la pensée théorique anime la totalité de la recherche scientifique.

L'observation scientifique a besoin d'un « corps » de précautions qui conduisent à réfléchir avant de regarder. Elle a un caractère polémique en ce sens qu'elle s'oppose à l'observation première toute passive qui enregistrerait directement les données du réel.

Elle suppose toujours une activité rationnelle :« elle confirme ou infirme une thèse antérieure, un schéma préalable, un plan d'observation ; elle montre en démontrant ; elle hiérarchise les apparences ; elle transcende l'immédiat ; ellereconstruit le réel après avoir reconstruit ses schémas ». L'expérimentation scientifique accentue encore ce caractère polémique de la connaissance scientifique.

Le fait est transformé en « phénomène trié, filtré, épuré, coulé dans le moule des instruments, produit sur le plan des instruments ».

Or les instruments sont des incarnations de théories.

Le réel étudié par le scientifique porte donc de toutes parts la marque théorique. « ...

Devant le réel le plus complexe, si nous étions livrés à nous-mêmes c'est du côté du pittoresque, du pouvoir évocateur que nouschercherions la connaissance; le monde serait notre représentation.

Par contre si nous étions livrés tout entiers à la société, c'est ducôté du général, de l'utile, du convenu que nous chercherions la connaissance; le monde serait notre convention.

En fait la véritéscientifique est une prédiction, mieux une prédication.

Nous appelons les esprits à la convergence en annonçant la nouvellescientifique, en transmettant du même coup une pensée et une expérience, liant la pensée à l'expérience dans une vérification: lemonde scientifique est donc notre vérification.

Au-dessus du sujet, au delà de l'objet immédiat la science moderne se fonde sur leprojet.

Dans la pensée scientifique la méditation de l'objet par le sujet prend toujours la forme du projet.

[...] Déjà l'observation a besoin d'un corps de précautions qui conduisent à réfléchir avant de regarder, qui réforment du moins lapremière vision de sorte que ce n'est jamais la première observation qui est la bonne.

L'observation scientifique est toujours uneobservation polémique; elle confirme ou infirme une thèse antérieure.

Naturellement dès qu'on passe de l'observation à l'expérimentation, le caractère polémique de la connaissance devient plus netencore.

Alors il faut que le phénomène soit trié, filtré, épuré, coulé dans le moule des instruments...

Or les instruments ne sont que desthéories matérialisées.

Il en sort des phénomènes qui portent de toute part la marque théorique..

»Gaston BACHELARD.

La science, écrit Bachelard , « crée de la philosophie ».

Elle représente en effet la pensée vivante, dynamique.

Elle « instruit la raison » car la raison ne s'apparaît à elle-même telle qu'elle est et telle qu'elle devient, que dans son activité réelle, actuelle, qui est l'activité scientifique.

Le problème est alors de savoir quelle philosophie de la connaissance la science peut suggérer.

A l'époque oùécrit Bachelard les avis divergent.

Emile Meyerson pense que la science accrédite avant tout un réalisme : « Les concepts crées par la science tels l'atome, la masse ou l'énergie...

sont...des choses...

participant au caractère de la chose en soi ».

Pour Brunschvicg , la science qui substitue à l'épaisseur énigmatique du monde un réseau translucide de relations mathématiques, justifierait plutôtl'idéalisme.

Ne transforme-t-elle pas la matière en idées, en formules algébriques transparentes pour l'esprit ? Pour Bergson , la science représente un ensemble de conventions commodes mais artificielles qui permettent plutôt de manipuler le monde que de lecomprendre.

Merleau-Ponty , plus proche de Bergson qu'il ne le pense, écrit dans cet esprit que « la science manipule les choses et renonce à les habiter ».

C'est là une interprétation nominaliste de la science.

La philosophie de Bachelard n'est pas une réflexion a posteriori sur la science déjà faite.

Elle veut tirer des enseignements du travail lui-même, de la science en train de se faire.

C'estpourquoi elle apparaît plus complexe et plus nuancée.

Elle ne saurait être unilatérale et retient quelque chose tout à la fois duréalisme, de l'idéalisme, du nominalisme.· « Si nous étions livrés à nous-mêmes, c'est du côté du pittoresque, du pouvoir évocateur que nous chercherions la connaissance ; le monde serait notre représentation .

» La connaissance immédiate, préscientifique n'est pas une connaissance objective.

Elle est au contraire chargée de subjectivité carnous nous projetons inconsciemment sur le monde.

« Je vois le monde comme je suis avant de le voir comme il est » disait Eluard , cité par Bachelard .

Le monde de la connaissance immédiate coloré et divers, bruyant, pittoresque est « notre représentation ».

Il sourit de nos joies et grimace de nos angoisses.

Le spectacle de la flamme aux formes bizarres, aux couleurs éclatantes, à la morsurecruelle ne nous dit pas ce qu'est vraiment une combustion.

Il ne nous parle que de nous-mêmes, sollicite nos rêveries, réveille etnourrit nos désirs inconscients.

Il tourne le dos à la connaissance objective.

L'édification de la science exigera que nous« psychanalysions » cette connaissance immédiate qui n'est que notre représentation.

Pour parvenir au savoir scientifique il sera indispensable d'éliminer de la connaissance les projections psychologiques spontanées & inconscientes, d'opérer une psychanalyse dela connaissance.

Devant le monde des choses nous devons « arrêter toutes les expansions, nous devons brimer notre personne ».

Lemonde qui est notre représentation c'est le monde subjectif du poète, aux antipodes du monde objectif du savant : « les axes de la poésie et de la science sont inverses » Bachelard , dans ses ouvrages poétiques explore ce monde subjectif.

Dans ses ouvrages d'épistémologie, il lui tourne le dos.

L'expression : « le monde est notre représentation » qui définit le subjectivisme involontaire de la connaissance immédiate est empruntée, semble-t-il, au titre célèbre de l'ouvrage de Schopenhauer : «Le monde comme volonté et comme représentation ». · « ...

Si nous étions livrés tout entiers à la société c'est du côté du général, de l'utile...

que nous chercherions la connaissance ; lemonde serait notre convention...

» Pour Bergson , l'intelligence scientifique est celle de l'homo faber et de l'homo politicus.

Elle découpe le monde en vue de l'utilité collective.

Elle est un ensemble de conventions qui réussissent.

Bachelard ne nie pas, loin de là cet aspect social de la recherche scientifique.

Le savant travaille en équipe, c'est un citoyen de la « cité scientifique », cité qui exige tout à la fois des travailleurs de plus en plus spécialisés, et en même temps la solidarité de tous ces spécialistes qui forment ce que Bachelard nomme magnifiquement « l'union des travailleurs de la preuve ».

mais la dimension sociale de la science ne nous livre pas la clef du travail scientifique lui- même.« La vérité scientifique est une prédiction, mieux une prédication ».

Voilà une très belle formule, caractéristique du style dense et brillant de Bachelard .

La science est prédiction car le moteur de la découverte c'est l'hypothèse, définie par Bernard comme « explication anticipée et rationnelle des phénomènes ».

Le savant ne répond pas directement et définitivement à la question « pourquoi » par une proposition affirmative.

Mais il procède par le détour d'une nouvelle question.

Il demande, selon Bachelard : « pourquoi pas ? ».

C'est le savant qui va au-devant de la nature, qui risque une explication audacieuse, qui propose une hypothèse imprévue et qui demande à la nature : « Pourquoi pas ? ».

La science est prédication car elle annonce la bonne nouvelle d'une explication rationnelle des phénomène ; elle invite par là disait Lalande à l' « assimilation des esprits entre eux », tout ce qui est rationnel étant universel, susceptible d'être librement accepté par tous les esprits.

La science est principe d'union : ma preuve une foiscomprise par toi devient ta preuve.

La preuve marque à la fois la règle d'or de l'intelligence et la forme la plus haute de l'altruismepuisqu'elle implique le désir de s'accorder avec autrui sur les choses essentielles et le désir que cet accord ne soit pas un accord desurprise mais bien l'expression solide d'une communion réelle.

La dimension sociologique de la science change ici radicalementd'aspect.

Ce n'est pas parce que la science traduit les exigences de la collectivité qu'elle est vraie.

C'est au contraire parce qu'elle estvraie qu'elle a le pouvoir d'assurer la « convergence » des esprits. · « ...

Le monde scientifique est notre vérification...

La science se fonde sur le projet... ». Au niveau de l'hypothèse la science donne raison à l'idéalisme puisque l'esprit, proposant une idée explicatrice se porte au devant duréel.

Au niveau de la vérification la science rejoint le réalisme puisque là, la théorie est soumise au contrôle du réel.

L'hypothèse elle-même n'est qu'un projet de vérification.

La théorie proposée est inséparable des instruments de laboratoires qui la soumettront àvérification.

La vraie philosophie scientifique n'est ni exclusivement idéaliste ni exclusivement réaliste.

Elle est dialectique.L'hypothèse est proposée pour résoudre une contradiction entre telle ancienne théorie et les faits qui la démentent.

A son tourl'hypothèse vérifiée pourra être mise en cause par la découverte de faits inédits qui entrent à titre de problème dans la dialectiqueexpérimentale qui se poursuit sans fin.

Comme le dit Husserl : « C'est l'essence propre de la science, c'est a priori son mode d'être, d'être hypothèse à l'infini et vérification à l'infini.

» · « ...

L'observation scientifique est toujours une observation polémique, elle confirme ou infirme une thèse antérieure..

» Il n'est pas tout à fait vrai de dire que la science part des faits.

Si loin qu'on recule dans l'histoire de l'humanité on retrouve autourdes faits des mythes qui prétendent les expliquer.

Il n'y a pas dit Bachelard « des vérités premières », il n'y a que des « erreurs premières ».

La science se constitue non pas en accumulant paisiblement des connaissances par des observations répétées mais en réfutant les premières interprétations mythiques : « En revenant sur un passé d'erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentirintellectuel.

En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissance mal faites ».

Le point de départ dela recherche n'est jamais le fait empirique considéré à part, mais le problème posé par le fait, la contradiction entre le fait découvertet les conceptions théoriques antérieures.

Lorsqu'en 1643 les fontainiers de Florence , tirant l'eau d'une citerne avec une pompe aspirante, constatent qu'au-delà de 10,33 mètres l'eau ne monte plus dans la pompe vide, nous avons là une observation typiquementpolémique puisqu'elle contredit la théorie admise : la nature a horreur du vide.

Ce n'est pas le fait lui-même, mais la contradiction, leproblème posé par le fait qui va susciter les recherches de Galilée , de Torricelli et de Pascal .

De même lorsque Lavoisier constate en octobre 1772 qu'un morceau de plomb brûlé pèse plus lourd que le plomb initial, c'est encore un fait polémique puisque d'après lathéorie de l'époque un métal qui se consume libère son « phlogistique » et que la chaux résiduelle devrait alors peser moins lourd ! Il appartiendra à Lavoisier de rétablir un système intelligible en montrant que la combustion n'est pas une décomposition chimique mais tout en contraire une combinaison.

La combustion d'un corps implique non le départ d'un « phlogistique » mais la fixation de l'oxygène de l'air.

Dans tous les cas, le fait ne tire son sens que d'un contexte d'idées.

Le fait polémique a le sens d'une contradiction.C'est ce qu'on peut appeler le fait-question ; le fait expérimental qui confirme une hypothèse nouvelle c'est le fait-solution, le fait-réponse.

Le fait tire toujours son sens d'un système d'idées.

Il est toujours question ou réponse, il n'est jamais expérience nue etpassive, indépendamment de l'activité de l'esprit.

· « ...

Les instruments ne sont que des théories matérialisées...

» Au niveau de l'expérimentation, l' « activité rationaliste » est encore plus nette qu'au moment de la seule observation.

Car les outils de l'expérimentation sont eux-mêmes des produits de la raison et de la théorie.

Et cela apparaît de façon éclatante même au niveaudes appareils les plus simples et les plus modestes.

L'usage d'un instrument aussi élémentaire qu'un banal thermomètre nous introduitdéjà dans un monde « scientifique ».

La relation complexe entre mon organisme et le milieu d'où résulte l'impression vécue de température est remplacée par une mesure fondée sur des relations beaucoup plus simples entre un objet et un milieu.

Apprécier unetempérature, c'est mesurer la dilatation d'une colonne de mercure sur une échelle graduée.

Mais la fabrication d'un tel instrumentrequiert une théorie scientifique préalable.

Un thermomètre, c'est la théorie de la dilatation matérialisée.

Et cela est encore plus vraides instruments de la science contemporaine.

« En suivant la physique contemporaine nous avons quitté la nature pour entrer dans une fabrique de phénomènes. » Ce texte permet de caractériser, à égale distance de l'idéalisme pur et du réalisme brut, ce qu'est l'épistémologie rationaliste deBachelard : un rationalisme dialectique : l'histoire du progrès scientifique c'est l'histoire des contradictions résolues, et à nouveau toujours suscitées entre les théories et les faits ; non pas le rationalisme clos des systèmes métaphysiques, mais le rationalisme ouvertde la science vivante.

L'histoire de la science est celle d'une révolution permanente.

Non pas un progrès linéaire par accumulationd'observations, mais une histoire tourmentée et dramatique – semée de « coupures épistémologiques ».

Le savoir rationnel est un savoir polémique, une incessante rectification.

Sans cesse la science « se forme en se réformant ». Nous saisissons à présent à quel point il est faux de décrire, à la façon empiriste, le progrès des sciences de la matière comme une accumulation progressive de faits découverts et qui seraient paisiblement ajoutés les uns aux autres : en réalité la. »

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