Peut-on vivre sans illusions ?

« Introduction Une telle exigence de lucidité , de connaissance de la vérité, est au fondement de la démarche commune à lascience et à la philosophie (pari de la raison) : s'efforcer d'être lucide toujours, de “regarder la réalité en face”, dedénoncer les illusions qui enchaînent les hommes.

Car l'illusion est ici considérée comme négative et dangereuse, encela qu'elle détourne les hommes de la réalité et leur interdit de connaître la vérité.

Mais cet idéal de lucidité, devérité est-il accessible ? D'une part, est-il matériellement réalisable ? Car est-il vraiment possible de supprimer touteforme d'illusion ? D'autre part, cet idéal est-il moralement souhaitable ? A-t-on toujours le courage de supporter d'unregard serein tout ce qu'il y a de cruel, de difficile, d'inhumain dans le réel, à savoir dans la nature comme dans lasociété, hors de nous comme en nous? L'illusion n'a-t-elle pas aussi cette fonction salutaire d'aider à supporterl'insupportable? I.

L'idéal de la sagesse consiste à vivre sans illusions 1.

Distinction illusion / erreur Elles ont en commun de manquer la vérité et la réalité, mais de façon différente.

L'erreur est un mode de penser quinous éloigne de la vérité soit par défaillance de raisonnement (la raison effectue un mauvais calcul), soit par défaut/ manque de connaissance (juger à partir d'une mauvaise information).

Le résultat est que notre discours necoïncide pas avec les choses: l'erreur est un énoncé contredisant la vérité.

A l'inverse, l'illusion est un mode d'êtrequi nous éloigne de la réalité.

Le mot illusion vient du latin “illudere ”: se jouer de, se tromper, se leurrer : il désignel'état de celui qui se trompe ou est trompé, soit par les sens (ex.: illusion d'optique) soit par l'esprit : inventer uneautre réalité ou refuser de la voir en face : rêve, magie, folie, fantaisie...).

L'illusion est non seulement un défaut desavoir (comme l'erreur), mais encore une croyance caractérisée par sa puissance et son énergie: elle est un énoncécontredisant la réalité (on substitue une image ou un désir à la réalité même). 2.

Dangers de l'illusion L'illusion est donc plus dangereuse que l'erreur car elle ne procède pas d'une simple ignorance -facile à corriger-mais d'un désir (conscient ou non) d'ignorer le réel (l'illusion est une ignorance qui s'ignore elle-même = “ignoranceau carré”).

Ainsi, les prisonniers dans la caverne de Platon (République, livre VII) vivent dans un monde d'imagesillusoires: ils croient que ces images sont la réalité même, et cette croyance vient du fait qu'ils n'ont jamais vu lesobjets réels (les modèles) dont les images ne sont que des copies approximatives et trompeuses (des ombres).

Leurignorance initiale se redouble donc de la croyance que leur perception est vraie (càd conforme aux objets de laréalité) et ils ne soupçonnent pas qu'il pourrait exister autre chose que ce que leurs sens leur représentent.

C'estpourquoi la tradition philosophique (idéal de la sagesse) n'a jamais cessé de valoriser la lucidité, comme capacité à“regarder la réalité en face” et, donc, à dénoncer l'illusion comme un mal qui emprisonne les hommes, les détournede la réalité et leur interdit de connaître la vérité. II.

Le désir de vivre sans illusions est-il lui-même illusoire ? 1.

Charmes et vertus de l'illusion Pour autant, cet idéal de lucidité est-il réalisable ? Tous les hommes ne désirent pas la sagesse et l'illusion peut leursembler préférable, car elle a cela de positif qu'elle est une croyance qui permet remplacer la réalité par nos désirs,nos rêves, nos espoirs.

La force de l'illusion provient du fait que nous tenons à elle autant qu'elle tient à nous.

Elleprovient de notre constitution physique (mirages, illusions d'optique : on a beau savoir, cela ne change rien à notremode de perception !) et / ou psychologique, morale (ex.

: passion amoureuse qui consiste à prêter à idéaliser l'êtreaimé) car les hommes sont des êtres de désir et, spontanément, ils ont tendance à projeter leur être intérieur sur laréalité extérieure.

Dans L'Avenir d'une illusion, Freud montre que c'est cette part essentielle de désir qui donne àl'illusion toute sa force consolatrice, voire dynamisante (cf le dicton: “l'espoir fait vivre ”) : l'illusion est une forme dela croyance.

Elle possède ses charmes (pouvoir de séduction) car elle embellit le réel, et ses vertus (principe actif). »