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POLYEUCTE (Racine), TRAGÉDIE RÉGULIÈRE ?

Publié le 15/03/2011

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   Corneille fit du théâtre par goût, avec une spontanéité de jeune homme qui trouvait « plaisant « de faire vivre ses rêves sur les planches. Il ne se doutait pas, et il faut bien le croire puisqu'il l'a affirmé, qu'il entrait dans un art, dans un métier, qui avait ses coutumes et ses règles et qu'il était défendu de divertir les honnêtes gens en dehors des formules d'Aristote. Quand il les découvrit, il eut un sourire et un haussement d'épaules ; on n'a qu'à lire la préface de Clitandre, si on veut juger de la désinvolture de cet indiscipliné. Mais très vite, il comprit que c'était sérieux, qu'il s'était engagé dans une impasse et qu'il ne pourrait jamais réussir au théâtre s'il avait contre lui les gens de métier. Il s'inclina, il étudia, il s'efforça de comprendre l'esprit des règles du théâtre tout en gardant envers la lettre une certaine indépendance. Cette attitude souleva des tempêtes. Les hargneuses critiques de d'Aubignac et de Scudéry l'obligèrent à une totale soumission. Du Cid à Polyeucte, il s'entraîna au respect des règles et il s'appliqua à plier son inspiration à leurs exigences ; ainsi, peu à peu, aidé par cette contrainte salutaire, il en vint à cette conception de la tragédie psychologique qui a été sa grande découverte. Nous avons vu avec quelle perfection il la réalisa dans Polyeucte, avec quelle richesse et quel naturel dans la peinture des âmes, avec quelle profondeur dans la mise en montre des conflits des passions. Le résultat est magnifique et l'effort n'est nulle part visible ; c'est que la pratique des règles, après lui avoir coûté beaucoup de sueur et de peine, est devenue chez lui comme inconsciente et qu'il a spontanément choisi une matière qui était accordé d'avance à leur rigueur. Les difficultés vaincues n apparaissent point ; il ne sera pas inutile cependant d'entrer dans la structure intime de la pièce pour les discerner ; nous pourrons, ainsi, nous rendre compte des minuties et des mérites de la technique de Corneille ; il était devenu lui aussi et en peu de temps un homme de métier ; et si Polyeucte et la plus parfaite de ses tragédies, c'est peut-être d'abord parce que le « métier « y est d'une adresse achevée.

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« vivaient en 250, sous l'Empereur Décius ; et il est bien certain que Polyeucte est mort martyr.

Corneille n'a pasinventé les faits. Mais en dramaturge original, il a singulièrement enrichi son sujet en modifiant un détail et en ajoutant unpersonnage.

Le détail modifié paraît d'abord insignifiant ; en réalité, il est capital et il change du tout au tout lesperspectives du drame.

L'histoire de Polyeucte, telle que la raconte Mosander, est un miracle, une action sainted'une valeur pittoresque ou plastique, toute disposée pour le cinéma et présentant pour le public chrétien despremiers siècles une importance théologique ; il s'agissait de savoir, puisque Polyeucte était mort sans être baptiséet était néanmoins canonisé, si le martyre suffisait, sans le baptême, pour le salut.

Corneille modifie cette donnéehistorique : il suppose que Polyeucte est baptisé au début de la journée et que toutes les actions qui suivent sontla conséquence de ce baptême.

Il a ainsi tout simplement créé le grand ressort de sa pièce, la grâce, qui vit dansles âmes, y insinue l'héroïsme, y provoque la bataille des sentiments, le vrai drame.

La tragédie descend du ciel surla terre, passe de la place publique dans les cœurs, de la controverse théologique dans le conflit des sentiments.

Cen'est qu'une chiquenaude ; mais on en voit les résultats. Corneille aurait pu s'en féliciter comme d'un coup de maître, et il s'en excuse, tant il redoute qu'on traite cechangement d'irrévérence.

Il a soin de s'abriter derrière l'autorité de Buchanam, de Grotius et d'Heinsius qui, traitantdes sujets pris à la Bible, ont cru pouvoir ajouter au texte sacré les inventions de leur esprit.

« C'est, sur cesexemples que j'ai hasardé ce poème où je me suis donné des licences qu'ils n'ont pas prises, de changer l'histoire enquelque chose et d'y mêler des épisodes d'invention : aussi m'était-il plus permis sur cette matière qu'à eux sur cellequ'ils ont choisie.

Nous ne devons qu'une croyance pieuse à la vie des saints, et nous avons le même droit sur ceque nous en tirons pour le porter sur le théâtre, que sur ce que nous empruntons des autres histoires ; mais nousdevons une foi chrétienne et indispensable à tout ce qui est dans la Bible, qui ne nous laisse aucune liberté d'y rienchanger ».

Si je reprends ici ce texte dont j'ai cité ailleurs une partie, c'est qu'il est capital.

Corneille plaide, et trèshabilement, pour établir le droit qu'il avait de faire baptiser Polyeucte avant de l'envoyer à la mort ; le préjugé étaittel qu'il croit en somme devoir s'expliquer, sinon s'excuser d'avoir transformé un tableau de sainteté en un chef-d'œuvre de psychologie. Il a ajouté le personnage de Sévère et il a inventé l'amour de Pauline et de Sévère, le roman antérieur au drame, etainsi Polyeucte qui touche à Dieu par un côté, se trouve mêlé par un autre à une aventure d'amour, qui d'ailleurs estemportée dans son aventure surnaturelle.

Ici, l'originalité est plus qu'évidente, elle est audacieuse.

Corneille n'osepas trop insister de peur qu'on ne la trouve excessive, et qu'on ne lui fasse reproche d'avoir ainsi inventé un dramenouveau.

Le XVIIe siècle se trompa, on le sait, sur ses intentions, mais au lieu de lui en faire grief, on lui sut gré decette tragédie romanesque qui faisait passer le martyre.

Heureux de tout ce qui pouvait aider le succès, Corneille neprotesta point, mais il dut sourire de l'erreur du public.

On fut d'ailleurs si ravi de retrouver en Sévère « le cavalierparfait », le gentilhomme accompli suivant les exigences des romans et des salons, qu'on ne songea pas à chicanerson créateur sur sa vraisemblance historique.

Corneille était prêt à répondre : il avait assez étudié l'histoire poursavoir qu'au IIIe siècle, au moment où le paganisme tombait en décomposition, et faisait place au christianisme, lesphilosophes n'étaient pas rares qui trouvaient dans ces bouleversements religieux des motifs de scepticisme etrêvaient d'un syncrétisme doctrinal, tolérant, élégant, vaguement humanitaire.

Sévère, le poète aurait pu lesoutenir, est beaucoup plus vraisemblable que Polyeucte, les sceptiques venus du paganisme étant plus nombreux àcette date que les martyrs chrétiens. Corneille avait donc réglé ses comptes avec l'histoire.

Mais il rencontrait une difficulté plus grave, celle qui lui venaitdes lois du théâtre.

Ces lois, il n'était plus tenté de les considérer comme des créations arbitraires des théoriciens ;il les acceptait puisqu'elles se recommandaient du grand nom d'Aristote, que de très savants hommes avaient jointleur caution à celle du philosophe et qu'au reste elles paraissaient nécessaires pour garantir la « vraisemblance » dujeu dramatique, chose si nécessaire pour procurer l'illusion, sans quoi le plaisir du théâtre n'existe plus.

Après cethommage rendu à Aristote, à Heinsius et à la vraisemblance, Corneille, dans son Discours des Trois Unités, constatequ'il est assez malaisé de satisfaire à ces règles, c'est-à-dire de faire entrer dans le cadre rigide et étroit qu'elleslimitent toute la matière nécessaire à une tragédie pour qu'elle soit vivante et agissante : ou bien on tombe dansune invraisemblance choquante sous prétexte de sauvegarder la vraisemblance, ou bien on rejette dans lescoulisses le meilleur de son action et on revient à cette tragédie statique et vide que le XVIe siècle a connue.

Il n'ya qu'un moyen de s'en tirer, c'est d'interpréter les règles du théâtre comme de sages indications, comme un idéaldont il convient de se rapprocher, non comme des préceptes rigoureux et absolus.

Pour le jour, qui doit être devingt-quatre heures, non de douze, on se gardera d'en marquer les divers moments, de telle sorte que si on sepermet d'en dépasser la limite de plusieurs heures, personne ne puisse s'en apercevoir.

Le lieu pourra changer avecchaque acte pourvu que le changement ne soit pas trop notable, c'est-à-dire pourvu qu'on reste dans le mêmepalais ou dans la même ville ; ce qu'il y aurait de mieux pour l'unité de lieu, comme pour l'unité de temps, ce seraitune indécision qui fait que le spectateur ne se pose pas de questions : on pourrait imaginer une pièce idéale quetous les personnages devraient traverser pour se rendre dans leur appartement privé et où il serait naturel qu'ils serencontrassent.

Conscient de l'embarras où il était tombé, Corneille ajoute avec humeur et non sans malice : « Si je me donne trop d'indulgence...

j'en aurai encore davantage pour ceux dont je verrai réussir les ouvrages sur lascène avec quelque apparence de régularité.

Il est facile aux spéculatifs d'être sévères ; mais s'ils voulaient donnerdix ou douze poèmes de cette nature au public, ils élargiraient peut-être les règles encore plus que je ne fais, sitôtqu'ils auraient reconnu par l'expérience quelle contrainte apporte leur exactitude et combien de belles choses ellebannit de notre théâtre.

Quoi qu'il en soit, voilà mes opinions ou, si vous voulez, mes hérésies, touchant lesprincipaux points de l'art ; et je ne sais point mieux accorder les règles anciennes avec les agréments modernes.

Je. »

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