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Pourquoi punir ?

Publié le 24/11/2010

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La question ici posée risque de ne pas trouver réponse. Certes, les raisons ou motivations de la peine se bousculent au portillon : pour se venger, pour protéger la société, pour absoudre le mal, pour corriger, rectifier, amender, discipliner, éduquer, etc. Quel embarras du choix, me direz-vous. Oui mais voilà, tout ce fatras n'est qu'une justification ( une seule, parce que c'est toujours la même, accommodée à l'air du temps ou aux circonstances ) de l'acte de punir. Sans s'attarder sur la matérialité du fait de punir - dont la multitude de variétés laisse bon espoir quant à l'inventivité humaine -, une analyse de ce qu'implique un droit de punir nous permettra peut-être de saisir comment la punition est un merveilleux dispositif de production de discours ( dont celui, bien sûr, de la légitimité de la peine ). Ce travail nous fera sans doute souscrire au point de vue de Nietzsche pour qui \" il est aujourd'hui impossible de dire avec certitude pourquoi on punit : tous les concepts où se résume significativement un long processus échappent à la définition ; on ne peut définir que ce qui n'a pas d'histoire \" ( La généalogie de la morale, II, § 13, p.271 ). En d'autres termes, pour pouvoir répondre au problème il ne faut pas cantonner la question pourquoi ? à sa dimension téléologique ( dans quel but ?, à quelles fins ? ). C'est aussi une question qui nous invite à aller en amont : le dispositif de la punition est là ; définir son événementialité, la comprendre, consiste aussi à interroger la raison des partages ( les stratégies discursives ) qui s'organisent autour de ce dispositif ( entre le juste et l'injuste, ce qui est horrible et ce qui est humain, conforme à une fin ou absurde, etc ).

Pour Beccaria, il ne saurait y avoir un droit de punir au sens privé, car punir revenant à protéger le commun contre le particulier, la punition revêt un caractère public où la définition de la souveraineté est en jeu. \" Le droit qu'a le souverain de punir les délits est donc fondé sur la nécessité de défendre contre les usurpations particulières le dépôt constitué pour le salut public \" ( Des délits et des peines, II, p.63 ). C'est la préservation du rôle de l'intérêt général dans le contrat social qui légitime quelque chose comme un droit du souverain à punir les délits manifestant une violence de l'intérêt particulier contre le commun. La proportion de la peine est ajustée à la fois à la nature du délit et au degré de l'offense au bien commun. Arguant de la séparation des pouvoirs, Beccaria montre que le punir se joue non pas entre deux acteurs, mais entre trois personnes : le souverain, le coupable et le magistrat. C'est le souverain, dépositaire de la volonté générale, qui est l'interprète légitime de la loi pénale. Le magistrat doit se restreindre à subordonner le particulier sous le général, afin de restaurer l'ordre que l'acte criminel a inversé. \" En présence de tout délit, le juge doit former un syllogisme parfait : la majeure doit être la loi générale, la mineure l'acte conforme ou non à la loi, la conclusion étant l'acquittement ou la condamnation \" ( Des délits et des peines, IV, p.67 ). Punir est donc un acte logique et sémantique dont l'utilité se tire de la rectitude de la déduction pénale. Souvenons-nous que le glaive et la balance sont les attributs de la justice. Le rapport du châtiment au crime n'est pas immédiat et univoque. La mesure qui s'instruit par le droit fait que ce n'est pas seulement le crime qui appelle le châtiment, mais le châtiment qui définit le crime, le qualifie comme tel. Le jeu sémantique est consubstantiel à la notion de punition. Mais qu'en est-il de la reconnaissance de ce jeu du point de vue du puni ? Si le rapport signifiant disparaît à ce niveau, punir se ramène à l'exercice d'une violence arbitraire. Le châtiment deviendrait alors un destin, et la loi le contraire de ce qu'elle devrait être. \" C'est alors seulement que la vie blessée s'avance comme une puissance hostile contre le criminel et le persécute comme il l'a persécutée ; ainsi le châtiment comme destin est l'exacte répercussion de l'acte du criminel, d'une puissance qu'il a lui même armée, d'un ennemi dont il s'est lui-même fait un ennemi \" ( Hegel, l'Esprit du christianisme et son destin, p.50 ). Le criminel n'a pas affaire à la Loi mais à un destin, une fatalité dont il est le triste héros. Comment faire de la peine une chose positive ? Il faut que l'homme donne consentement à sa condamnation. C'est ce que voulait aussi Beccaria, après Rousseau et avant Kant. Que le châtiment traite la personne comme fin supposerait, de la part du châtié, un acquiescement de la peine. Or, le problème est là : \" personne n'est puni pour avoir voulu la peine, mais pour avoir voulu une action punissable, car il n'y a plus punition dès lors qu'il arrive à quelqu'un ce qu'il veut et il est impossible de vouloir être puni \" ( Kant, Doctrine du Droit, § 49, p.218 ). À l'évidence, la justification de la peine ne se trouve pas en aval, c'est-à-dire dans ce que le coupable doit devenir ( par l'amendement ), mais en amont, du seul point de vue de l'acte incriminé. Pour que le châtiment endosse une couverture morale il faut que la dimension simplement phénoménale de l'homme châtié se double d'une dimension interne, nouménale, par laquelle le punir est voulu. C'est le caractère duel du sujet qui éviterait alors, selon Kant, qu'un méchant soupçon d'arbitraire moral se porte sur le châtiment. Hegel épure cette exigence de toute ambiguïté en fondant le droit et la justice sur la liberté et la volonté. Pour lui, à la différence de la pensée contractualiste, \" l'État ne constitue pas la condition de la justice en soi \" ( Principes de la Philosophie du Droit, § 100, Remarque ). Le droit pénal est une sphère subalterne de la volonté dont l'État est l'aboutissement et non le préalable ( comme chez Rousseau ou Beccaria ). Qu'en est-il alors du punir ? \" La répression qui atteint la personne du criminel n'est pas seulement juste en soi - en tant que juste, elle est en même temps sa volonté existant en soi, l'existence empirique de sa liberté, son droit - mais elle est aussi un droit propre au criminel lui-même, c'est-à-dire un droit posé dans sa volonté sous la forme de son existence empirique ou de son action \" ( idem, § 100 ). Si le criminel veut la peine comme étant son droit c'est parce que son action manifeste déjà une reconnaissance de l'universalité de la loi. Le consentement à la condamnation est donc compris dans l'acte criminel lui-même. Ainsi, \" du fait même que la peine est considérée comme le droit propre au criminel, en le punissant, on honore le criminel comme un être raisonnable. On ne lui accorde pas cet honneur, si l'on ne tire pas de son acte même le concept et la mesure de sa peine \" ( ibid., Remarque ).

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Se dessine donc un double consensus sur la justification du châtiment, parce que le droit pénal repose sur une rationalité du concept de crime, et parce que le criminel veut la peine. Une critique peut alors se dégager. D'une part, on voit qu'il y a chez les penseurs du droit une tentative plus ou moins réussie selon les cas de rendre rationnel en soi le concept de crime, alors que c'est l'acte de punir qui relève ( techno-logiquement, est-on tenté de dire ) d'un faisceau de rationalités, c'est-à-dire de stratégies exprimant une bio-politique. D'autre part, le dualisme qui veut que dans la personne de l'infracteur il y ait le législateur et le criminel, afin d'apporter une cohérence à l'expression amphibologique d'une volonté de la peine, est un maquillage cynique des illégalismes dont se nourrit le droit. Ce qui est commode alors, c'est que le législateur - paix sur lui - ne peut être coupable... Ce que le droit sanctifie à travers le châtiment ce n'est pas la justice, mais la personne du législateur. Que le châtiment relève d'une bio-politique se manifeste dans les discours, même frustres, sur la peine. Ainsi Saint Thomas parle-t-il d'un rôle médical du châtiment subordonné au principe quasi biologique selon lequel \" un peu de levain aigrit toute la pâte \" ( Corinthiens, 5, 6 ) : \" comme le médecin dans son opération vise la santé, qui consiste en la concorde ordonnée des humeurs, ainsi le gouverneur de la cité vise dans son opération la paix, qui consiste en la concorde ordonnée des citoyens. Or le médecin agit bien et utilement en coupant un membre gangrené, si le corps est à cause de lui menacé par la corruption. C'est donc justement et sans péché que le gouverneur de la cité met à mort les hommes corrompus, pour que ne soit pas troublée la paix de la cité \" ( Somme contre les Gentils, III, 146, 5 ). Comme le montrent le Livre de Job ou les grands procès staliniens, point n'est besoin d'une culpabilité de fait du châtié, l'essentiel étant le ralliement de tous autour du sacrifice fondateur du bouc émissaire ( ce thème est étudié tout au long de l'oeuvre de René Girard ). Machiavel narre avec délectation comment César Borgia a mis à mort son propre second dont l'autorité ( par lui déléguée ! ) devenait odieuse au peuple de la Romagne : \" il le fit à Césène, un matin, mettre en deux morceaux sur la place, avec un billot de bois et un couteau sanglant à côté. La férocité de ce spectacle fit demeurer tout le peuple à la fois content et stupéfait [ satisfatti e stupidi ] \" ( Le prince, VII, pp.114-115 ). L'on voit ici comment la dramaturgie du châtiment a été soignée et comment tous les ressorts de la tragédie sont respectés. Barbarie ? Oui, certes, Machiavel le dit lui-même, mais ce qui l'intéresse, à juste titre, c'est la fonction du dispositif de châtiment. Il y a en fait une autre barbarie, celle de considérer que le châtiment n'est pas barbare s'il punit le recours au crime. \" On s'est imaginé que le châtiment avait été inventé pour châtier. Tout but, toute utilité ne sont cependant que des symptômes indiquant qu'une volonté de puissance s'est emparée de quelque chose de moins puissant qu'elle et lui a de son propre chef imprimé le sens d'une fonction \" ( Nietzsche, Généalogie de la morale, II, § 12, p.269 ). La question \" pourquoi punir ? \" invite donc à une généalogie de la raison punitive ( ce que Foucault a entrepris dans le sillage de Nietzsche ). Mais encore faut-il estimer le degré de légitimité, dans le discours de cette raison punitive, de l'idée de juste peine. La notion de justice est à la fois la bannière d'une revendication militante ou philanthropique pour une atténuation des peines, et d'une défense des intérêts sociaux contre les crimes et leurs auteurs. La justice semble être toute à tous, comme les dames du bois joli. Mais, curieusement, le mot 'justice' n'apparaît pas dans les textes codifiant le droit pénal. Autre atopie : dans un tribunal, on le voit, le mot 'justice' fait le même effet que le mot 'corde' au théâtre. Le plaideur qui a du métier se garde bien d'invoquer 'la justice' pour solliciter la bienveillance du juge à l'égard de l'inculpé : il sait qu'immanquablement un alourdissement de la peine potentielle encourue par son client rétribuera son outrecuidance. On ne le lui fait pas, au juge, le coup de 'la justice'. Restons polis. Plus sérieusement, on peut se demander si l'idée de juste peine ne se réfère pas tant au cadre du châtiment stricto sensu qu'à ce qu'une société attend ou est en droit d'attendre du législateur en matière de droit positif pour réduire où empêcher le crime. Ce qui est juste, c'est que le pénal sanctionne un acte qui atteint le tissu juridique de l'État de telle sorte que les libertés qui doivent en procéder sont bafouées. La juste peine est celle qui provient et ne peut provenir que d'un rapport de droit entre l'État et le criminel. Mais si le crime - et le criminel d'ailleurs - est la production contingente d'une faillite du droit lui-même la punition du 'criminel' est injuste. \" La peine publique est la conciliation entre le crime et la raison d'État ; elle constitue donc un droit de l'État, mais ce droit, l'État ne peut le céder à des particuliers, pas plus qu'un individu ne peut céder sa conscience à autrui. Tout droit de l'État à l'encontre du criminel est en même temps un droit public du criminel. Le rapport qui lie le criminel à l'État ne peut, malgré l'introduction de termes intermédiaires, être changé en un rapport qui le lie à des particuliers. Quand bien même on voudrait autoriser l'État à renoncer à ses droits et à se suicider, la renonciation à ses devoirs serait plus qu'une négligence ; ce serait un crime \" ( Marx, \" La loi sur les vols de bois \", 1842, in Oeuvres philosophiques, Ed. Champ Libre, I, p.581 ). Là où il y a faillite du droit, c'est lorsque le législateur fait basculer le droit dans l'illégalisme d'un service de l'intérêt particulier. Ainsi en est-il de la fameuse loi sur les vols de bois édictée par la Diète de Prusse ( = assemblée des représentants ) en 1842 qui criminalise le ramassage de bois mort en forêt sous prétexte que \" s'il y a tant de vols de bois, c'est précisément que l'on ne considère pas cet acte comme un vol proprement dit \" ( argument, cité par Marx, d'un député au cours du débat parlementaire ). La loi criminalise ainsi la pauvreté tout en permettant aux propriétaires forestiers de faire une plus-value sur le dos du pauvre par l'encaissement d'amendes. Comme le dit si bien Céline, \" presque tous les désirs du pauvre sont punis de prison \" ( Voyage au bout de la nuit, p.257 ). Pire ici : il s'agit de besoins. La loi a tôt fait de basculer dans l'illégalité si elle érige en crime \" ce qui ne devient crime que par la force des circonstances \" ( Marx, op. cit., p.566 ). La peine devient alors cruelle et injuste. Si le peuple lui-même est corrompu par les lois, et non par la non observance des lois, le ver est dans le fruit : ce qui devait être remède ( la loi ) est en fait poison. \" La loi, dit encore Marx, n'est pas déliée de l'obligation générale de dire la vérité. Elle a même cette obligation à un double titre : c'est elle qui prononce, en juge universel et authentique, sur la nature juridique de toutes choses. La nature juridique des choses ne saurait donc se modeler sur la loi ; c'est au contraire la loi qui doit s'adapter à la nature juridique des choses. Mais si la loi qualifie vol de bois une action qui constitue à peine un délit forestier, la loi ment, et le pauvre est sacrifié à un mensonge légal \" ( idem, p.559 ). Si l'on y regarde bien, ces mensonges légaux ou illégalismes pétrissent le droit de punir. Par exemple, le code pénal napoléonien stipulait qu'\" il n'y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au moment des faits \" ( article 64 ). Les progrès de la psychiatrie ont largement spécifié depuis la notion de 'démence', et les institutions cliniques considérablement amélioré le traitement des fous. Que donne la nouvelle mouture du code pénal ? \" N'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuro-psychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes \" ( article 122-1 premier alinéa ). Or, le deuxième alinéa introduit la distinction entre discernement aboli et altéré. La conséquence en est aujourd'hui un enfermement quasi systématique des fous, c'est-à-dire de personnes que la société à le devoir de soigner ( 611 non-lieux psychiatriques en 1989, 190 en 1997 ). La prison est majoritairement préconisée pour les malades mentaux, et le système pénal, tout en jouant sur les rapports d'expertise, nie le fait de la maladie comme l'exigence principielle d'une responsabilité du criminel ( sources : Jean-Michel Dumay, \" Punir les fous ? \", article publié dans Le Monde du 4/11/01 ). Marx a donc bien raison en parlant d'une vérité de la loi : la procédure pénale est un nouage paradigmatique entre des savoirs, des discours de vérité ( celui de l'inquisiteur ou celui de l'expert psychiatre, par exemple ), et des pouvoirs, des pratiques exercées sur des sujets.

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De ce point de vue, les analyses que donne Michel Foucault dans Surveiller et punir ( 1975 ) constituent un prolongement des perspectives ouvertes par Marx et Nietzsche qui traitent toutes deux en amont la question \" pourquoi punir ? \". En choisissant de traiter de la \" naissance de la prison \" ( sous-titre du livre ), Foucault s'interroge sur les raisons qui ont motivé, à partir de 1791, la prépondérance accordée à un mécanisme punitif unique : l'incarcération, un système dont pourtant chacun s'accorde à dire qu'il n'a jamais 'marché'. Il faut au préalable dissiper un malentendu. La singularité de la démarche 'historique' de Foucault a donné lieu à beaucoup de controverses, principalement émanées du milieu des historiens : oppositions sur la méthode, mais aussi sur le fond du propos ( la prison n'était pas au XIXème le seul moyen de punir, la mise en place d'une 'société punitive' n'a pas empêché les révoltes et les manifestations diverses de libertés et de contre-pouvoirs, etc ). Foucault a répondu avec clarté à ces réserves : \" dans cette naissance de la prison, de quoi est-il question ? De la société française dans une période donnée ? Non. De la délinquance aux XVIIIe et XIXe siècles ? Non. Des prisons en France entre 1760 et 1840 ? Pas même. De quelque chose de plus ténu : l'intention réfléchie, le type de calcul, la ratio qui a été mise en oeuvre dans la réforme du système pénal, lorsqu'on a décidé d'y introduire, non sans modification, la vieille pratique de l'enfermement. Il s'agit en somme d'un chapitre dans l'histoire de la raison punitive. Pourquoi la prison et la réutilisation d'un enfermement décrié ? \" ( \" La poussière et le nuage \", réponse aux historiens, publiée dans l'ouvrage collectif L'impossible prison, Le Seuil, 1980, p.33 ). Les partages autour de la prison ont changé, il y a eu des décalages, des déplacements du \" seuil d'intolérance \" qu'on ne saurait résumer aux incidences d'un discours idéologique et droit-de-l'hommiste sur les progrès de la civilisation et l'humanisation des peines. À côté et avec le processus de pénalisation de l'enfermement il y a tout un faisceau de régimes pédagogiques clos ( l'école, les pensionnats, les institutions de redressement, les workhouses anglaises, l'armée, les centres d'accueil médicaux ) qui fonctionnent à la récompense et à la punition. C'est cet ensemble que pense Foucault à travers la prison, qui est le paradigme d'une événementialité, plus complexe qu'on ne le croit, de la raison punitive. La perspective de Foucault s'éclaire alors : il s'agit de \" reprendre le thème de la généalogie de la morale, mais en suivant le fil des transformations de ce qu'on pourrait appeler les technologies morales. Pour mieux comprendre ce qui est puni et pourquoi on punit, poser la question : comment punit-on ? \" ( idem, pp.42-43 ). La prison n'est donc qu'une expression de pratiques généralisées qui visent à discipliner et contrôler les individus et les populations ( bio-politique ). La prison a des effets extrajudiciaires, elle constitue en fait un relais efficace à des pratiques de discipline et de surveillance de la société. Avec la prison, la punition n'est plus conçue comme un ensemble de signes adressés au collectif ( comme dans le cas du supplice ) avec les leçons morales qui doivent en être tirées, elle vise une modification du corps et de l'âme par le biais de techniques administratives où pouvoirs et savoirs sont noués. La punition vise donc la production de \" corps dociles \", ainsi que l'école, l'armée, l'usine. \" Punir est une fonction formalisée, et aussi soigner, éduquer, dresser, faire travailler \" ( Gilles Deleuze, Foucault, p.41 ). Mais si le système pénal ne cesse de remplir les prisons, celles-ci produisent ou reproduisent la délinquance, remplissant par là des objectifs tout à fait contraires à l'intention avouée du droit pénal. Il y a cependant un jeu de renvoi entre ces deux lignes de production, qui alimente le recours de plus en plus élargi à la discipline des corps. On pourrait pousser le paradoxe un peu plus loin en disant, avec Marx, que l'extension de la criminalisation des conduites est sous-tendue par le caractère productif du crime : \" un philosophe produit des idées, un poète des poèmes, un pasteur des sermons, un professeur des traités, etc. Un criminel produit des crimes. Si on considère de plus près le rapport de cette dernière branche de production avec l'ensemble de la société, on reviendra de bien des préjugés. Le criminel ne produit pas seulement des crimes, il produit aussi le droit criminel ( ... ). Le criminel produit en outre toute la police et toute la justice criminelle, les sbires, juges, bourreaux, jurés, etc ; et chacune de ces différentes branches professionnelles, qui constituent autant de catégories de la division sociale du travail, développe différentes facultés de l'esprit humain, créant de nouveaux besoins et de nouvelles manières de les satisfaire \" ( Théories sur la plus-value, I, Annexes, Digression sur le travail productif, pp.452-453 ). Voilà une façon pour le moins originale de satisfaire à la question du pourquoi on punit... L'amendement du criminel, si souvent invoqué, est sans doute un masque - non nécessairement intentionnel : c'est un discours qui gravite autour de la rationalité du dispositif de la punition - de la corrélation qu'il y a entre les lois et les illégalismes. \" La loi est une gestion des illégalismes, les uns qu'elle permet, rend possibles ou invente comme privilège de la classe dominante, les autres qu'elle tolère comme compensation des classes dominées, ou même qu'elle fait servir à la dominante, les autres enfin qu'elle interdit, isole et prend comme objet, mais aussi comme moyen de domination \" ( Deleuze, Foucault, p.37 ). Pour ce qui est de l'amendement, il est en fait non voulu, en tout cas loin d'être horizon ou principe, qui plus est : il est rendu quasi impossible par la prison. Les Raskolnikov n'ont pas toujours - loin s'en faut - une Sonia pour les sauver, leur indiquer le chemin de la rédemption où s'éprouve la vérité de la parole de l'Évangile : \" celui qui s'abaisse sera élevé \" ( voir Crime et châtiment, que Dostoïevski écrit après l'émouvant Souvenirs de la maison des morts ; voir aussi le film Pickpocket de Bresson : \" quel chemin il m'a fallu parcourir pour parvenir jusqu'à toi... \" ). Le seul amendement qui vaille, encore que le terme ne fusse pas tellement adéquat, c'est celui qui procède d'une élaboration subjective tendue vers une puissance de vie qui n'a guère à voir avec la mauvaise conscience rongeuse, et à laquelle l'aménagement carcéral ne contribue certainement pas. \" Le fait est qu'il faut faire vivre les passions positives, c'est-à-dire celles qui sont capables de construire quelque chose aussi bien en prison qu'à l'extérieur \" ( Toni Negri, Exil, p.11 ). En conséquence de quoi, la question de savoir si la prison est réellement correctrice paraît sur bien des points relever d'un débat d'arrière garde ; elle n'est plus un enjeu politique. Il devient de plus en plus probant que la prison, longtemps renforcée par le réseau des disciplines dans lequel elle tenait lieu de relais efficace, voit son utilité décroître avec la constitution d'illégalismes qui dépassent de loin ceux de la délinquance. Par ailleurs, le transfert de plus en plus massif vers des dispositifs de normalisation de fonctions qui auparavant relevaient du seul pouvoir judiciaire ne plaide pas en faveur d'un maintient sans transformation conséquente du système carcéral : \" à mesure que la médecine, la psychologie, l'éducation, l'assistance, le 'travail social' prennent une part plus grande des pouvoirs de contrôle et de sanction, en retour l'appareil pénal pourra se médicaliser, se psychologiser, se pédagogiser ; et du coup devient moins utile cette charnière que constituait la prison, quand, par le décalage entre son discours pénitentiaire et son effet de consolidation de la délinquance, elle articulait le pouvoir pénal et le pouvoir disciplinaire. Au milieu de tous ces dispositifs de normalisation qui se resserrent, la spécificité de la prison et son rôle de joint perdent de leur raison d'être \" ( Foucault, Surveiller et punir, p.313 ). C'est en fait la dénégation qui servait initialement le discours pénal - selon lequel l'essentiel de la peine ne consiste pas à punir, mais à corriger ou à soigner - qui aujourd'hui se retourne, comme un gant, à l'encontre du système pénal univoquement centré sur la prison.

La perspective généalogique ne satisfait pas seulement méthodologiquement au problème de la punition, car elle soutient aussi la pertinence des luttes qui s'engagent dans l'immanence du dispositif punitif. Dans et par ces luttes naissent des processus, qui sont le fait des sujets directement impliqués, et par lesquels les pratiques punitives, ainsi que les discours qui les accompagnent, sont mis en porte-à-faux.

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