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En quel sens peut-on dire que l'homme est un être naturel ?

Publié le 05/12/2010

Extrait du document

On dit souvent que l’homme se comporte en temps de guerre comme un « sauvage « ou un « barbare «, signifiant par là qu’il est alors rattrapé par son animalité et qu’il n’est soumis qu’à la loi du plus fort. En ce sens l’homme peut être considéré comme un être appartenant au règne de la nature. Pourtant, les actes de barbarie que l’homme commet en temps de guerre ne montrent-ils pas une certaine intelligence mise au service du mal, c’est-à-dire une spécificité de l’homme ? Ce que l’on qualifie de naturel en l’homme, ce n’est peut-être pas tant ce qui le rapproche des autres êtres naturels (dont les animaux) que ce qui le constitue en propre, c’est-à-dire ce qui est conforme à sa « nature «.

En quel sens peut-on alors dire que l’homme est un être naturel ? La difficulté de la question réside d’abord dans la polysémie du terme « naturel «, qui renvoie à la fois à la Nature en général (dont l’homme fait partie) et à la nature de l’homme en particulier.

Ceci nous amène donc à nous demander si l’homme est un être naturel au sens où il serait essentiellement soumis aux lois de la Nature (loi du mieux adapté, comportements instinctifs, mécanismes hormonaux…) ou bien au sens où il serait déterminé par sa propre nature… Mais l’homme n’aurait-il pas façonné lui-même cette nature humaine ? Si l’on grattait le vernis du naturel, ne retrouverait-on pas la culture et l’éducation (de même que le revers « naturel « de Federer efface par l’impression de facilité qu’il dégage l’entraînement et le travail qui en sont à l’origine) ? Il n’y aurait alors en l’homme plus rien de naturel au sens strict du terme… Par ailleurs, est-il moralement acceptable de prétendre que les conduites humaines sont naturelles ou sens où elles seraient involontaires et déterminées par avance dès la naissance (« nature « vient de nasci qui signifie « naître «) ? Les hommes ne pourraient-ils pas excuser le pire en invoquant ce prétendu « naturel « qui est en eux ?...

 

Plan : puisque la question invite : 1°/ à envisager les différents sens de l’idée selon laquelle l’homme est un être naturel ; 2°/ à examiner les limites de cette idée prise en ses différents sens, il est aisé de construire une réponse en autant d’étapes qu’il y a de manières de comprendre l’idée que l’homme est un être naturel. On peut alors jouer sur les différents sens du terme « naturel «, sans oublier que le verbe « pouvoir « dans la question a lui-même plusieurs sens… Il s’agit ici de « pouvoir « au sens de la capacité intellectuelle (« en quel sens sommes-nous capables du point de vue de la pensée de soutenir que l’homme est un être naturel ? «), mais aussi (comme l’indique la fin de la problématique) au sens de l’autorisation morale (« en quel sens sommes-nous autorisés du point de vue moral à dire que l’homme est un être naturel ? « = « cette affirmation est-elle conforme aux exigences de la morale ? «).

 

I] L’homme est un être naturel dans la mesure où il est, comme tout autre être vivant, soumis aux lois de la Nature.

  1) D’un point de vue biologique, l’homme est un être appartenant au règne naturel :

    a) Il possède des « besoins naturels « (boire, manger, respirer, dormir…) qu’il partage en commun avec les animaux…

    b) L’homme (homo sapiens sapiens) descend, selon la théorie de l’évolution des espèces, d’un cousin du singe. Il présente d’ailleurs encore des caractères communs avec les primates supérieurs (à tel point que l’étude du comportement des seconds nous en apprend sur le premier).

    c) L’analyse du cerveau humain nous enseigne que celui-ci est composé de différentes « strates « correspondant aux différentes phases de l’évolution de l’homme. La plus ancienne partie du cerveau humain (le « cerveau reptilien «) serait notamment responsable de comportements archaïques liés à la survie : comportements d’agression, de fuite, de consommation, de reproduction, etc. (Pour approfondir : voir le film d’Alain Resnais : Mon oncle d’Amérique).

    d) L’homme est, tout comme les animaux, soumis à des processus hormonaux et nerveux, à tel point que selon certains fervents défenseurs de la neurobiologie et de la génétique, tout serait programmé en nous dès notre naissance, toutes les informations déterminant nos caractères physiques et mentaux seraient renfermées dans notre génome, et tous les sentiments (jusqu’à la durée et l’intensité de notre attachement amoureux !) seraient le résultat de mécanismes physico-chimiques qui auraient lieu au sein de notre organisme. L’homme serait un être naturel au sens où en lui rien ne serait acquis mais tout serait inné (naturel = ce qui n’a pas subi l’intervention de l’homme, ce qui était présent avant lui, ce qui est donné dès l’origine).

  2) L’homme serait aussi soumis à la loi de sélection des espèces : en effet, Darwin a montré que toute espèce vivante est en lutte pour la vie. Dans le règne animal, les « instincts « visent la survie de l’espèce (quitte à ce que l’individu se sacrifie). La lutte pour la vie se prolonge aussi au sein de chaque espèce (entre les individus d’un même groupe, entre différents groupes ou différentes variétés). L’homme serait lui aussi soumis à cette loi de sélection des espèces (ou « loi du mieux adapté « : voir le manuel de philosophie Magnard S / ES p. 350) : d’une part parce qu’il a toujours du (et doit encore) lutter et se protéger contre certaines espèces vivantes qui le menacent (ne serait-ce que les bactéries ou les virus notamment), et d’autre part parce qu’au sein de l’espèce humaine elle-même, il y a eu des luttes entre différents groupes humains (comme celle qui a opposé selon les paléontologues l’homme de Neandertal et l’homo sapiens). Spencer pousse la théorie de Darwin encore plus loin en soutenant que les sociétés humaines obéissent à la loi du mieux adapté (c’est ce que l’on appelle le « darwinisme social «). Les défenseurs de cette interprétation de la théorie de l’évolution (d’ailleurs contraire à ce que Darwin avait lui-même affirmé) prennent alors en exemple le milieu de l’entreprise : au sein de l’entreprise, c’est le plus performant qui saura conserver son emploi et continuer à gagner l’argent nécessaire à sa subsistance et à celle de sa famille.

  3) Comme les animaux, l’homme développerait des comportements conditionnés. En effet, les comportements humains peuvent être provoqués par des stimuli (même dans le processus d’apprentissage l’homme répondrait à des stimuli non conscients ainsi que l’ont montré les psychologues experts en cognition…) : un signal (chimique, visuel, auditif) déclenche un comportement automatique d’adaptation. On peut aller plus loin encore en soutenant que les comportements conditionnés des hommes reposeraient sur l’instinct, comme chez les animaux. Ainsi, il y aurait l’ « instinct de survie « (que mettraient en avant des émissions télévisées telles que « Survivor « ou « Koh Lanta « par exemple), l’ « instinct alimentaire « (le mouvement des « instincto « affirme que l’homme est poussé instinctivement à se nourrir de ce qui est bon pour lui…), l’ « instinct maternel « (qui pousserait la mère à se sacrifier pour son enfant), etc.

  4) Pourtant, nous pouvons faire toute une série d’objections à l’égard des arguments précédents :

~ à l’égard du premier et du troisième argument (1) et 3)), nous pouvons rappeler que l’homme est avant tout le produit de son éducation et de sa culture. Tout d’abord, il n’est pas seulement une machine programmée à l’avance qui serait comme en pilotage automatique. Il possède une certaine marge de manœuvre (du fait qu’il est doué de conscience) par rapport aux mécanismes physico-chimiques qui l’influencent sans le déterminer complètement, sans quoi il ne saurait contrer l’ « appel des hormones « (les hommes et les femmes n’en sont pas encore réduits à être attirés irrépressiblement les uns vers les autres lors de « périodes de rut « comme chez les animaux !). Par ailleurs, l’influence de la culture est présente en l’homme même à travers son code génétique, comme le montre le fait que dans certaines régions d’Afrique jusqu’à 10 % des hommes sont porteurs du gène de la drépanocytose, maladie héréditaire qui offre cependant à l’individu une protection contre la malaria qui s’est développée dans ces régions à cause de la transformation par l’homme des zones sèches en zones marécageuses. Une activité culturelle (l’agriculture) a donc favorisé une mutation du génome chez une partie non négligeable de la population ! De même que la morphologie de l’homo sapiens sapiens n’est pas naturelle mais le résultat de mutations hominisantes qui sont apparues avec l’émergence progressive d’activités culturelles (la mâchoire a rétréci par exemple du fait de la cuisson des aliments).

De plus, l’homme n’a pas de comportements conditionnés innés mais acquis : il apprend à mettre en place des réactions réflexes en réponse à des stimuli extérieurs à travers son éducation. Le bébé humain, contrairement à l’animal, n’a pas un instinct de succion qui lui permettrait de trouver automatiquement le téton maternel : il lui faut l’aide de la mère pour le trouver. La mère elle-même apprend à être mère (soigner son enfant, répondre à ses demandes et même l’aimer !). De même qu’un bébé, s’il ne se sent pas reconnu et aimé par ses parents, peut se laisser mourir… ce qui montre : 1°/ qu’il n’est pas conduit mécaniquement à satisfaire ses besoins primaires par une sorte de comportement de survie ; 2°/ que sur ses besoins primaires se greffent les désirs humains.

~ à l’égard du second argument (2)), on pourrait objecter que les sociétés humaines sont fondées sur des lois exprimant des choix collectifs qui ont pour visée de protéger les plus faibles contre les plus forts (et ce même dans le domaine du travail) et de réduire autant que possible les inégalités entre les hommes… Le darwinisme social apparaît alors bien plus comme une idéologie négatrice de toute morale que comme une véritable théorie scientifique.

Transition : A ce stade-ci de la réflexion, force est de concéder que le qualificatif « naturel « ne convient à strictement parler qu’à ce qui est inné en l’homme (un « don naturel «, un « handicap naturel «…) : sans oublier pour autant que c’est la culture et l’éducation qui en dernière instance vont permettre à l’homme activer ou non les capacités inscrites en lui dès sa naissance et accentuer ou alléger ses éventuelles tares congénitales… Car si l’homme est un animal, il est un animal qui s’est domestiqué lui-même… Et s’il est vrai qu’il est influencé par des facteurs naturels (son génome, ses besoins primaires, son organisme, etc.), il n’en est pas complètement prisonnier, pas plus que des lois naturelles dont il s’est progressivement libéré. En quel sens l’homme peut-il encore être considéré comme naturel ? L’est-il au sens où il se serait à présent déterminé par la nature qu’il s’est lui-même forgé ?...

 

II] L’homme est déterminé de par sa nature à être ce qu’il est, faire ce qu’il fait, désirer ce qu’il désire… Autrement dit, tous les hommes possèdent en commun un ensemble de caractères stables qui les constituent en tant qu’hommes…

 

1) Par-delà la diversité observable des cultures, les hommes (de l’espèce homo sapiens sapiens), depuis longtemps et en tout lieu, possèdent un même ensemble de caractères physiques et moraux qui les distinguent du reste de la nature et qui font d’eux des hommes.

    a) Si l’on peut dire d’un geste, d’une tendance ou d’une conduite altruiste par exemple qu’ils sont « naturels «, c’est bien parce que nous n’en sommes pas étonnés étant donné ce qu’est l’homme. Ils sont dans une certaine mesure prévisible : non pas que chaque homme les manifeste un jour ou l’autre dans sa vie, mais plutôt que chaque homme en soi capable. Il s’agit donc plus d’une possibilité que d’une réalité donnée, et cette possibilité ne peut pas ne pas être (elle est donc nécessaire). Ce qui fera dire à Sartre qu’en admettant l’idée de nature humaine, on peut soutenir que « l’essence de l’homme précède son existe «, c’est-à-dire que les actes humains sont conformes à la définition posée a priori de l’humanité (de même que l’idée de l’encrier précède et détermine son existence). Tout ce qu’il fait dans sa vie n’est que la réalisation (ou l’ « actualisation «) de ce qui est contenu en lui dès sa naissance à l’état potentiel. Il serait alors tout aussi « naturel « pour un homme de massacrer des innocents au nom d’une idéologie raciale que de se sacrifier par amour de l’humanité dans la mesure où ces tendances, bien que contraires, sont inscrites en l’homme.

Mais tous les hommes possèdent-ils cette fameuse nature humaine ? Il semblerait que certains hommes ne possèdent pas les capacités communes aux autres hommes et ne les possèderont jamais, ainsi que le montre par exemple le cas des « enfants sauvages « qui livrés à eux-mêmes, sont bloqués dans leur développement physique, affectif et intellectuel, et semblent même dénués de certaines capacités comme la maîtrise du langage, de la pensée, de la main, etc., de même que des handicaps naturels ou accidentels privent certains hommes de facultés essentielles. Mais précisément, on pourrait répondre que ce sont des accidents qui ont empêché l’expression ou l’activation des caractères contenus au sein de la nature humaine, mais que ceux-ci auraient pu s’exprimer dans des conditions « normales «, de même que la chrysalide se transforme nécessairement en papillon si elle est suffisamment alimentée et protégée des dangers extérieurs (les enfants sauvages d’ailleurs, une fois réintégrés dans la culture et faisant l’objet d’une éducation, sont capables de commencer ou reprendre un développement normal).

    b) On pourrait même envisager (à l’instar de certains philosophes tels que Rousseau et Hobbes) que la nature véritable de l’homme correspond à ce qu’était l’homme à l’origine, c’est-à-dire avant la formation des premières sociétés (= « état de nature «). Ce qui signifie encore que l’homme actuel est un être dénaturé (voire perverti)  par la civilisation (ce n’est plus « l’homme de la nature « mais « l’homme de l’homme «). Il faudrait soustraire tous les caractères que présente l’homme civilisé pour se représenter ce qu’était alors l’homme à l’état naturel. Les « sauvages «, comme nous les appelons à tord (car ils sont déjà le produits de la culture), pourraient nous permettre d’imaginer quelle est la véritable nature de l’homme. Hobbes pense notamment que le fait d’envier les autres (ce qui engendre la jalousie) est une caractéristique naturelle de l’homme, autrement dit que l’homme est un être social qui ne peut se passer du regard de ses semblables, alors que Rousseau pense au contraire que cette tendance (qu’il nomme « amour-propre) est apparue avec la vie en société et le souci de l’artifice.

Il n’est donc pas aisé de saisir ce qui est naturel en l’homme… Et quand bien même l’on pourrait soutenir avec Rousseau que l’ « amour de soi «, sentiment d’estime de soi nécessaire pour réunir les moyens nécessaires à sa propre conservation, constitue le noyau de la nature humaine, on pourrait objecter encore une fois que cet amour de soi n’est pas présent en chaque homme : certains se sacrifient ou se mutilent, d’autres se suicident du fait d’une image trop faible d’eux-mêmes. C’est donc que cet amour de soi est peut-être le fruit d’un apprentissage conféré par les parents visant à faire prendre conscience à l’enfant du respect qu’il se doit à lui-même, apprentissage doublé d’une valorisation de l’enfant par les parents nécessaire pour lui donner l’envie de cultiver ses facultés et de se maintenir d’abord en vie…

  2) On peut aussi faire valoir que toute la nature de l’homme est de désirer, à tel point qu’il est en ce sens « naturel « pour l’homme de n’en n’avoir jamais assez et de n’être jamais satisfait une fois pour toutes. Les désirs renaissent continuellement, ce qui pousse d’ailleurs les hommes développer des activités culturelles pour satisfaire toujours plus de désirs… Ainsi, la science, l’art, la technique, etc. ne servent pas tant des besoins primaires que des désirs (de connaître la vérité, de contempler la beauté, de vivre dans le confort…) qui sont devenus tellement essentiels qu’on les confond avec des « besoins «. La cuisson par exemple ne renvoie pas tant au besoin de rendre les aliments (dont la viande) plus digestes qu’au désir de faire croustiller et de dorer les aliments (souci esthétique et gustatif).

  3) On peut enfin dire que l’homme est un être naturel au sens où il est par nature déterminé à devenir homme en constituant des sociétés régies par des lois en vue d’assurer son bonheur. C’est ce que pense Aristote (cf. le texte 5) du polycopié en rapport au cours sur la culture) : la formation des sociétés humaines constituerait un fait naturel, et la tendance sociale de l’homme (son sens de la justice notamment) serait une donnée innée et universelle, comme si tout homme était nécessairement poussé à affirmer son humanité en formant des communautés fondées sur le respect des lois en vue de faire son bonheur. Il y aurait donc un une « fin « (ou une destination ultime) vers laquelle les hommes tendraient « naturellement «, c’est-à-dire à la fois au sens où cela est inscrit en eux dès l’origine (ce sont des êtres sociaux capables d’élaborer ensemble des lois de manière libre et rationnelle en vue de leur bonheur) mais aussi où cela ne peut être autrement (à moins d’un accident ou d’une décision contre-nature mais alors un tel être ne serait plus un homme selon Aristote). La célèbre formule : « L’homme est par nature un animal politique « permet donc de mesurer en quoi l’homme est en un double sens un être naturel : 1°/ en ce qu’il est en tant qu’animal et comme les autres animaux déterminé à former des sociétés (cf. la première partie); 2°/ mais surtout en ce qu’il affirme et réalise cette fois-ci sa propre nature en exerçant sa raison, sa liberté et son sens de la justice notamment (facultés qui lui sont spécifiques) à travers la vie en société.

Transition : Mais on peut alors légitimement se demander s’il n’est pas contradictoire de soutenir que toute la nature de l’homme est d’être libre, car comment un être pourrait-il être à la fois libre et déterminé par les exigences propres à sa nature ? Ou encore, comment un être dont la nature est de désirer, donc un être poussé à se changer lui-même en même temps que le monde extérieur pour satisfaire ses désirs, peut-il resté prisonnier de sa nature ?

 

III] Si l’homme est radicalement libre, il n’est rien par nature : il se définit librement en tant qu’homme à travers ses actes. En ce sens, l’homme n’a rien d’un être naturel.

 

  1) Ce qui paraît naturel en l’homme n’est en fait que le produit de son éducation (reprendre et développer les idées évoquées en 4) à la fin de la première partie…).

    a) Même dans le domaine sportif ou artistique, c’est l’apprentissage qui permet d’exploiter des capacités ou dons « naturels « (= innés) qui sans cela resteraient lettres mortes. Un artiste, aussi doué soit-il, doit s’efforcer d’intégrer des méthodes et des « habitus « (sorte de réflexes acquis et devenant à la longue non conscients) pour créer de nouveaux arrangements de sons ou de couleurs au travers d’un long apprentissage. C’est parce que l’œuvre finale donne une incroyable impression de facilité et de naturel, que ce soit à travers les toiles de De Vinci ou bien les gestes d’un tennisman professionnel, qu’elle efface le long travail d’où elle est issue (deux ans parfois de travail pour De Vinci afin de créer une toile et des milliers d’heures d’entraînement pour le tennisman professionnel !).

    b) La culture façonne même la constitution physique et morphologique de l’homme (voir les thèses des paléontologues) ainsi que son code génétique (voir l’exemple de la résistance dans certaines régions d’Afrique à la malaria).

  2) L’homme est radicalement libre donc s’invente lui-même. Chaque culture est une réponse originale aux grands problèmes que l’humanité a rencontré en tout temps et en tout lieu, dont en premier lieu : comment encadrer les échanges économiques et humains ? Comment limiter la violence ? Chaque culture se présente comme un système de règles sociales, esthétiques, morales, juridiques, etc. qui permettent aux hommes de faire face aux exigences qui proviennent de la vie même de l’homme. La honte, par exemple, n’est pas un phénomène naturel chez l’homme dans la mesure où elle suppose l’intégration en soi de certains interdits sociaux et moraux. Ce qui est « naturel « renvoie donc à ce qui est conforme aux règles relatives à telle ou telle culture. Le qualificatif « naturel « est donc trompeur, car il efface une institution humaine (les règles que les hommes se donnent à eux-mêmes et qui leur permettent de vivre ensemble) ; d’autant plus trompeur que ce qui est naturel dans une culture donnée ne l’est pas dans une autre, bien au contraire (il suffit de penser au sacrifice des prisonniers de guerre préféré dans certaines cultures à leur enfermement ou à leur mise en esclavage).

En résumé, si l’on remplace l’idée de nature humaine par l’idée de « condition humaine « pour souligner le fait que l’homme est radicalement libre d’inventer des solutions toujours nouvelles face aux limites que lui impose son existence, force est de reconnaître qu’il n’y a plus rien en lui de naturel au sens de ce qui est présent en lui dès l’origine ou bien de ce qui s’enclenche en lui selon un mécanisme nécessaire (l’homme ne devient pas homme suivant le mécanisme biologique qui permet à la graine de se transformer en plante). Il n’y a plus rien non plus en lui de naturel au sens de ce qui est universel (présent en tout homme) car toutes les règles qu’il intègre à travers son éducation fluctuent selon les cultures : il n’y a pas de règle universelle si ce n’est peut-être l’interdit de l’inceste qui, comme l’a montré Lévi Strauss dans les Structures élémentaires de la parenté, assure l’échange réciproque entre les membres des différentes familles (exogamie) et le maintien des sociétés humaines dans le temps. Cette règle, bien qu’elle admette des variations, est peut-être donc la seule qui puisse être qualifiée de naturelle au sens où elle est universelle. On peut ajouter d’ailleurs que par-delà le caractère variable des règles humaines, c’est le fait même qu’il y ait des règles dans toutes les sociétés humaines qui est universel (donc en ce sens naturel)… En résumé, comme le pense Lévi Strauss lui-même, « il est aisé de reconnaître dans l’universel le critère de la nature […] Posons donc que tout ce qui est universel, chez l’homme, relève de l’ordre de la nature et se caractérise par la spontanéité, que tout ce qui est astreint à une norme appartient à la culture et présente les attributs du relatif et du particulier. «

  3) En adoptant cette nouvelle perspective, on peut aller jusqu’à critiquer cette tendance propre aux hommes à (ab)user du terme « naturel « pour se protéger des reproches éventuels qui pourraient leur être adressés quant à leurs gestes ou conduites, mais aussi pour justifier l’imposition des croyances et manières de faire de leur culture d’appartenance à d’autres cultures. Le qualificatif « naturel « est dans le premier cas entendu au sens de ce qui est nécessaire (ce qui ne peut pas ne pas être), donc inéluctable ou fatal, et dans le deuxième cas  au sens de ce qui est « normal « (conforme à une norme qui pourrait être imposée à tous les hommes). Développons :

    a) Si je viens de commettre un geste vulgaire (un rot par exemple), je peux chercher à l’excuser en arguant qu’il est l’expression d’un mouvement naturel en moi, de même que je pourrais éviter le reproche de mon professeur si je le persuade que je ne suis pas fait de par ma nature pour la matière qu’il enseigne. Ainsi l’idée que l’on est déterminé à être ce que l’on est et à faire ce que l’on fait une fois pour toutes et malgré soi sert ici à se déresponsabiliser : en refusant de me reconnaître comme libre de me définir moi-même à travers mes actes, j’évite en même temps d’en répondre, c’est-à-dire d’en assumer les conséquences devant quelque autorité que ce soit (voir Sartre notamment)… Ce qui est pratique mais lâche et contraire à toute morale (posant l’exigence de responsabilité vis-à-vis de soi et des autres). On ne peut pas dire par conséquent que l’homme possède une « nature « commandant des actes et des conduites échappant de fait à toute évaluation morale.

    b) De la même manière, il n’est pas acceptable moralement parlant de condamner voire détruire dans le pire des cas des pratiques culturelles qui nous paraissent « anti-naturelles « ou anormales (« barbares «) en considérant que seules les pratiques de notre culture d’appartenance sont naturelles ou normales (relevant de normes qui auraient une portée universelle). C’est ainsi que l’on justifie la colonisation et tous ses avatars : esclavage, torture, etc., autant de pratiques dégradantes pour la dignité humaine (ce serait par ailleurs oublier le caractère arbitraire, relatif et artificiel de toute règle ou pratique culturelle et retomber dans le travers de l’ethnocentrisme : voir le texte de Lévi Strauss tiré de Race et Histoire)… C’est à chaque culture de mettre en place une éducation pour les hommes afin qu’ils finissent par reconnaître l’irréductibilité des différences culturelles afin d’éviter le piège de l’ethnocentrisme.

    c) Enfin, c’est au nom de cette même exigence de respect de l’humanité qu’il n’est pas acceptable de réduire les hommes au sein des sociétés humaines à des animaux soumis à la loi de sélection des espèces comme le fait le darwinisme social et son célèbre défenseur, Spencer (vu dans la première partie). L’argument du caractère « naturel « de l’homme sert ici de justification fallacieuse et dangereuse à la domination de certains hommes dits « mieux adaptés « aux règles socio-économiques sur d’autres, alors qu’ils sont en fait simplement « bien nés « (ils bénéficient d’avantages physiques, sociaux ou économiques du fait de leur milieu social d’origine). Le darwinisme social refuse en somme de reconnaître que les règles sociales, juridiques et morales établies par les hommes permettent de lutter contre les inégalités « naturelles « (comprendre : « liées à la naissance «).

 

      En conclusion, admettre que l’homme n’est pas un être naturel mais soumis à des normes culturelles variables dans l’espace et dans le temps, c’est reconnaître que les différences entre les hommes sont premières. Il n’y a pas de conduites ou pratiques « naturelles « au sens où : 1°/ elles seraient la manifestation de lois régissant la Nature, donc la vie des animaux comme celle des hommes ; 2°/ elles seraient présentes en l’homme dès l’origine (par nature) et le détermineraient à être ce qu’il est de manière inflexible et mécanique ; 3°/ elles seraient « normales « quelle que soit la culture considérée, donc en ce sens imposable à l’humanité toute entière. Il y a seulement comme le dit Lévi Strauss une diversité culturelle qui constitue un « phénomène naturel «, c’est-à-dire nécessaire (à la fois irréductible et indépassable). Mais à contrario, ce n’est pas non plus parce que l’homme est un être de culture ayant perdu depuis longtemps ses instincts qu’il possède tous les droits sur la nature, car l’analyse de la culture nous a menés au travers de ce travail de réflexion à saisir à quel point celle-ci est non seulement une réappropriation par l’homme de la nature mais à réintégrer dans la nature elle-même. Peut-être même que la culture est un écho de la nature en l’homme ou le résultat du saut que celle-ci effectue en lui (sous la forme du désir notamment), ce que la théorie de Darwin en un sens a parfaitement montré à travers l’idée que la civilisation n’est qu’un effet de la sélection naturelle des espèces qui retient les comportements les plus sociaux (ce que l’on observe déjà à l’état d’ébauche chez les singes), produisant ainsi un monde de normes et d’interdits qui s’oppose à cette même sélection naturelle (« effet réversif «).

 

Remarque : Il existe évidemment bien d’autres chemins possibles… La voie qui est ici tracée débouche sur une remise en question radicale de l’idée à laquelle il s’agissait de donner sens (l’idée que l’homme est un être naturel) : tout serait culturel en l’homme (même en un sens la « barbarie « qui consiste à mettre l’intelligence humaine au service du mal ainsi que le montre l’exemple de la « solution finale «). La conclusion permet cependant de nuancer cette idée tranchée en faisant valoir que la culture n’est peut-être elle-même qu’une production de la nature et doit être replacée dans le cadre plus englobant de la nature.

Mais il aurait été tout à fait possible d’établir une démarche dialectique en trois temps pour accentuer ce renversement de perspective plutôt que de le présenter seulement sous forme de nuance en conclusion : I] la première partie aurait pu porter sur l’analyse des différents sens de l’idée que l’homme est un être naturel : 1) naturel au sens d’appartenant à la nature en général ; 2) naturel au sens de déterminé par des facteurs innés ; 3) naturel au sens de conforme à sa propre nature… Puis cette idée aurait été critiquée en fin de première partie pour donner lieu à une seconde partie (II]) développant l’idée contraire (l’homme est avant tout un être culturel), idée qui elle-même aurait été remise en cause en fin de seconde partie pour aboutir en troisième partie à l’idée finale (III]) selon laquelle la culture est elle-même une production de la nature (voir le cours) donc que le caractère culturel de l’homme est en quelque sorte un effet naturel…Voici quelques auteurs qui auraient pu être invoqués alors :

~ Lévi Strauss : contre l’humanisme classique qui oppose l’homme à la nature et accorde au premier un statut privilégié du fait de ses qualités spécifiques (dont le fait qu’il possède la raison), il s’agit d’opérer une « réconciliation de l’homme et de la nature «. C’est parce que l’homme moderne ne saisit pas que la culture est elle-même une manifestation de la nature qu’il la détruit. Or, il faut se rappeler de « son caractère le plus irrécusable, à savoir qu’il est d’abord un être vivant «. Le structuralisme (théorie développée par Lévi Strauss) « réintègre l’homme dans la nature « (ou dans l’économie générale de la vie : cf. La pensée sauvage) : il s’agit de procéder à « l’identification de l’homme à toutes les formes de vie «. Les droits de l’homme seraient alors « un cas particulier de droits reconnus à toutes les espèces «.

~ Nietzsche : pour l’auteur, il s’agit de « retraduire l’homme dans la nature « (§ 230 de Par-delà Bien et Mal), c’est-à-dire de retrouver derrière les productions idéales de l’homme (ses jugements de valeur en morale, ses théories scientifiques, etc.) le jeu des pulsions qui l’animent profondément, ce qu’il est réellement (ainsi que ce qu’est toute vie) : une « volonté de puissance « (voir le cours sur le désir).

~ Darwin : la naissance et le développement de la civilisation sont le produit d’un processus d’élimination de l’élimination reposant sur la sélection des instincts sociaux (« effet réversif de l’évolution «). En quelque sorte, la sélection naturelle sélectionne la civilisation qui s’oppose à la sélection naturelle. L’ « effet réversif « est le mouvement par lequel la sélection naturelle est conduite à se soumettre elle-même à sa propre loi et à être remplacé par ce qu’elle produit : morale, éducation, droit, institutions visant à secourir et protéger les plus faibles… L’avantage sélectionné n’est plus biologique et individuel mais culturel et social, développant entre les individus une solidarité et un sens de l’entraide qui constituent un avantage pour l’espèce dans la lutte pour l’existence.

~ Kant : l’« insociable sociabilité « (pp. 217 à 219)…

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