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Y a-t-il quelque chose d'injuste à supporter passivement d'être l'objet d'une injustice ?

Publié le 18/02/2004

Extrait du document

De tout cela, il résulte que la protestation d'un individu contre une injustice dont il serait la victime est peut-être nécessaire en droit, mais que pour être valable en fait elle demande un vigoureux effort contre une tendance naturelle à confondre ce qui est désiré avec ce qui est juste, elle réclame, si l'on veut reprendre des formules célèbres, que la protestation soit motivée par la « forme » de l'acte injuste, par sa révoltante absurdité, par ce qu'il offre de foncièrement illogique à la conscience morale qui l'observe, par ce qu'il révèle de déshonorant pour la personne humaine qu'il renie et non par sa « matière » c'est-à-dire par le fait accidentel qu'il entraîne tel ou tel résultat pénible et que ce résultat est subi par celui-là précisément qui est appelé à le juger.Or, cette attitude objective n'est pas si artificielle qu'on pourrait le penser. Plus nombreux qu'on ne le croit sont les individus auxquels l'iniquité est justement insupportable par sa forme, par le malaise rationnel qu'elle engendre, indépendamment du terrain sur lequel elle se manifeste et de la personne qu'elle frappe.Spinoza, le soir de l'assassinat du Pensionnaire de Hollande, parcourut les rues de la ville en écrivant sur les portes, au péril de sa vie, qu'un grand crime avait été commis, mais une autre fois il refusait la plus grande partie d'un héritage qui lui revenait parce qu'il estimait injuste de recevoir un Bien supérieur à ses besoins.Seulement une attitude aussi parfaitement désintéressée ne saurait être improvisée. Elle nécessite, pour celui qui veut l'adopter, la possession de la modestie au sens le plus respectable du mot, c'est-à-dire la renonciation à décider seul de ses mérites et de ses droits, la satisfaction à limiter par la considération de la valeur (;des autres la tendance naturelle d'un sujet à l'affirmation de sa propre personnalité.Ainsi, délivré des contraintes opposées par son moi, l'individu pourra même exprimer, sous la forme la plus pure, son respect de la justice sans être réduit au choix entre la protestation et le silence. Il est en effet des cas limites si l'on veut, mais réels, où l'attachement à la justice se traduit à la fois chez la victime d'une iniquité par une acceptation étrangère à toute crainte et par une protestation supérieure à toute considération d'intérêt. Attachons-nous sur ce point à l'exemple qui nous est fourni par Socrate.Le Socrate du Criton défend l'intérêt supérieur de la Loi et accepte la condamnation jugée injuste parce qu'il redoute de ruiner la Cité en ruinant le respect des Lois.

« rupture d'équilibre qui en résulte.

On est en droit de se demander dans quelle mesure un individu est libre de sacrifiersa personnalité devant telle ou telle autre qu'une affection, peut-être aveugle, ou un jugement inexact le poussentà tenir digne d'un intérêt supérieur.

Et cela, nous le disons sans qu'il soit nécessaire de faire entrer en ligne decompte tous les risques d'abandon ou de contrainte qui peuvent résulter d'une telle attitude : que de parents sesacrifient au sort de leurs enfants, mais combien aussi abandonnent par là toute indépendance par crainte decompromettre la situation des leurs.Même lorsqu'il s'agit d'une cause qui dépasse réellement les individus, est-il vraiment certain qu'un intérêt supérieurpuisse dicter nécessairement le sacrifice d'une personne ?On choisit une solution provisoire dans le temps, et l'objet pour lequel le sacrifice est accompli reste fort limité dansl'espace.

On oublie les retentissements dangereux d'attitudes cependant coûteuses à l'individu, comme le sont tousles sacrifices réels.Le citoyen qui accepte sans murmurer un châtiment immérité laisse s'établir dans son pays des coutumesd'ingratitude et d'arbitraire susceptibles d'être fatales à ce pays même, Saint Just acceptant une nomination injustepour ne pas démoraliser l'armée risquait d'introduire une bien plus complète désaffection envers les chefs en ouvrantle chemin à des habitudes de favoritisme, l'homme qui sacrifie son honneur à une cause risque de déshonorer lacause même dont il est tenu pour un représentant indigne.D'ailleurs, le respect de la personnalité ne représente-t-il pas une valeur plus large que la plupart des groupementsdevant lesquels on consent à l'effacer ?Ce n'est pas sans motif qu'un certain discrédit s'attache à la « Raison de Famille » et à la « Raison d'État ».

Il estremarquable du reste que dans ces cas on parle de l'intérêt de tels groupes, on ne parle plus de Justice.

Il ne s'agitdonc plus du sacrifice d'une justice spéciale à une justice plus générale; énoncé qui serait en somme un non-sens,puisque cette notion de justice, rationnelle par définition, est universelle ou n'est plus.

Il s'agit du sacrifice de lajustice à une autre fin jugée supérieure, et alors une semblable solution devient aussi grave que discutable.Mais si les résultats obtenus n'ont qu'une portée très limitée, et risquent d'aller à l'inverse des valeurs que l'onvoulait assurer, les motifs invoqués ne paraissent pas plus justifiés.La pitié doit bien entrer, comme un élément nécessaire, dans les rapports sociaux; et même, on sait que sans lapitié, une justice exacte se réalise difficilement.

Mais, comme tout sentiment, même normal ou nécessaire, elle n'estpas sans danger matériel ou spirituel.

On peut par pitié ne pas mettre hors d'état de nuire un individu qui représenteun danger social; mais il n'est pas inoffensif de laisser toute liberté d'action à l'auteur d'un délit dont on a étévictime, sans faire appel à la répression sociale : le voleur ne va pas « se faire pendre » ailleurs; il va voler ailleurs.— Et en dehors même de ces conséquences matérielles, il est des entraînements de sensibilité qui doivent s'appelerde mauvaises actions, parce qu'il y a en eux reniement du principe même de la justice, la volonté de respecter etfaire respecter les valeurs représentées par la personne.Il faut en dire autant de la modestie, qui en elle-même traduit une des fondamentales conditions de la vie sociale :savoir attendre d'autrui le jugement objectif, qui réfrène les ambitions injustifiées de l'individualité.

Mais elle perd saraison d'être, si elle devient une « humilité honteuse ».

L'estime tranquille de la valeur que l'on représente est uneforme du respect de soi.

La modestie de celui qui se soumet si facilement à l'injustice subie implique à la vérité unevéritable méconnaissance de soi, et une indifférence à la valeur de la personne humaine, éminemment respectableen chacun de nous, qui frôle le manque de dignité.On en dirait encore autant de la résignation, qui se justifie sur le plan religieux, comme l'acceptation d'une Volontésuprême, mais encore impliquerait l'indifférence totale à la vie d'une société.

Elle se justifie encore à la façonstoïcienne, comme l'acceptation de l'inévitable dans les choses, - dirait-on en empruntant à peu près les termes deDescartes, — qui nous sont extérieures.

'Mais accepter l'injustice humaine, et une injustice dont nous serions lesvictimes, n'est-ce point out nier toute la contribution que nous pouvons avoir apportée à l'oeuvre humaine, etoublier aussi que c'est notre effort qui précisément construit la société dans la justice.On se résigne par découragement, mais c'est contre un tel découragement qu'il faut lutter.D'ailleurs, si on désespère ainsi de la justice des autres, c'est au fond parce que le plus souvent on les tient pourincapables de justice.

On s'abstient donc d'une démarche.

dont ne seraient pas dignes ceux auprès desquels on latenterait, si bien que, paradoxalement, le refus de revendication comporte autant d'orgueilleux mépris qued'excessive modestie.La vérité est en effet que trop souvent sous l'apparence de la pitié, de la modestie ou de la résignation, il fautchercher d'autres mobiles beaucoup moins honorables : au moins une certaine nonchalance, car la frontière estindécise entre un tel défaut et la pitié ou la résignation.

Si ton se laisse entraîner par une pitié qui est une faiblesse,c'est qu'on n'a pas l'énergie de résister à des sentiments d'où l'on tirera une estime de soi à bon marché et bienprécaire.

Si nous nous résignons si aisément, c'est que nous avons la paresse d'entreprendre les démarchesnécessaires pour que justice nous soit rendue, comme nous acceptons de payer un article a un tarif excessif pouréviter un dérangement ou la fatigue d'une discussion.

Cela est si vrai que bien des abus supposent cette loi dumoindre effort dont ils tirent parti : on décourage les protestations en multipliant systématiquement le nombre despetites démarches vexatoires.

Il faudrait contre cette tendance au moindre effort n'admettre la soumission àl'inévitable que s'il est vraiment l'inévitable.

« Après avoir fait notre mieux touchant les choses qui nous sontextérieures », écrit Descartes, limitant ainsi la résignation par l'effort pour maîtriser les événements dans toute lamesure du possible.Mais il y a quelque chose de plus grave : bien souvent la nonchalance qui fait accepter l'injustice s'oriente vers unevéritable lâcheté.

Lâcheté masquée par la soi-disant sagesse populaire, sous des formules courantes : « mauvaisarrangement vaut mieux qu'un bon procès »; « l'effort est inutile quand on le sait voué à l'échec ».

La renonciationde l'individu à son droit prend ainsi couleur d'une judicieuse économie d'effort, sophisme facile pour faire accepter lagénéralisation de l'arbitraire.

— Nous savons comment le public punit celui qui se singularise par une protestation.Mais n'y a-t-il pas un véritable devoir, en ce cas, de ne pas se laisser dominer ? Ce qui, sous l'aspect le plus bénin,se limite au respect humain, devient vraiment lâcheté, quand on a affaire à une réelle frayeur devant toute. »

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