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Rabelais: textes extraits de Gargantua et Pantagruel

Publié le 10/06/2011

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rabelais

Quand Pantagruel fut né, qui fut bien ébahi et perplexe ? Ce fut Gargantua, son père. Car, voyant d'un coté sa femme Badebec morte, et de l'autre son fils Pantagruel né, tant beau et tant grand, ne savait que dire ni que faire, et le doute qui troublait son entendement était à savoir s'il devait pleurer pour le deuil de sa femme ou rire pour la joie de son fils. D'un coté et d'autre il avait arguments sophistiques qui le suffoquaient, car il les faisait très bien in modo et figura ; mais il ne les pouvait soudre, et par ce moyen demeurait empêtré comme la souris empeigée ou un milan pris au lacet.
« Pleurerai-je ? disait-il. Oui, car pourquoi ? Ma tant bonne femme est morte, qui était la plus ceci, la plus cela, qui fut au monde. Jamais je ne la verrai, jamais je n'en recouvrerai une telle ; ce m'est une perte inestimable ! O mon Dieu, que t'avais-je fait pour ainsi me punir ? Que n'envoyas-tu la mort à moi premier qu'à elle ? Car vivre sans elle ne m'est que languir. Ha, Badebec, ma mignonne, m'amie, mon petit con (toutefois elle en avait bien trois arpents et deux sexte-rées), ma tendrette, ma braguette, ma savate, ma pantoufle, jamais je ne te verrai ! Ha, pauvre Pantagruel, tu as perdu ta bonne mère, ta douce nourrice, ta dame très aimée ! Ha, fausse mort, tant tu m'es malivole, tant tu m'es outrageuse, de me tollir celle à laquelle immortalité appartenait de droit!
Et, ce disant, pleurait comme une vache ; mais tout soudain riait comme un veau, quand Pantagruel lui venait en mémoire.
« Ho, mon petit fils, disait-il, mon couillon, mon peton, que tu es joli, et tant je suis tenu à Dieu de ce qu'il m'a donné un si beau fils, tant joyeux, tant riant, tant joli ! Ho, ho, ho, ho ! que je suis aise ! Buvons, ho ! laissons toute mélancolie ! Apporte du meilleur, rince les verres, boute la nappe, chasse ces chiens, souffle ce feu, allume la chandelle, ferme cette porte, taille ces soupes, envoie ces pauvres, baille-leur ce qu'ils demandent! Tiens ma robe, que je me mette en pourpoint pour mieux festoyer les commères. «
Ce disant, ouit la litanie et les Mementos des prêtres qui portaient sa femme en terre, dont laissa son bon propos, et tout soudain fut ravi ailleurs, disant :
« Seigneur Dieu, faut-il que je me contriste encore ? Cela me fâche ; je ne suis plus jeune, je deviens vieux, le temps est dangereux, je pourrais prendre quelque fièvre ; me voilà affolé. Foi de gentilhomme, il vaut mieux pleurer moins, et boire davantage ! Ma femme est morte, et bien, par Dieu ! (da jurandi) je ne la ressusciterai pas par mes pleurs : elle est bien, elle est en paradis pour le moins, si mieux n'est ; elle prie Dieu pour nous, elle est bien heureuse, elle ne se soucie plus de nos misères et calamités. Autant nous en pend à l’oeil, Dieu garde le demeurant ! il me faut penser d'en trouver une autre. «
Rabelais, Pantagruel chap. Ill (éd. de 1542) Orthographe modernisée
 
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II s'éveillait entre huit et neuf heures, fut jour ou non ; ainsi l'avaient ordonné ses régents antiques, alléguant ce que dit David : Vanum est vobis ante lucem surgere.
Puis se gambayait, penadait et paillardait parmi le lit quelque temps pour mieux ébaudir ses esprits animaux ; et s'habillait selon la saison, mais volontiers portait-il une grande et longue robe de grosse frise fourrée de renards ; après se peignait du peigne d'Almain, c'était des quatre doigts et le pouce, car ses précepteurs disaient que soi autrement peigner, laver et nettoyer était perdre temps en ce monde.
Puis fientait, pissait, rendait sa gorge, rotait, pétait, baillait, crachait, toussait, sanglotait, éternuait et se morvait en archidiacre, et déjeunait pour abattre la rosée et mauvais air : belles tripes frites, belles charbonnades, beaux jambons, belles cabirotades et force soupes de prime. [...]
Après avoir bien à point déjeuné, allait à l'église, et lui portait-on dedans un grand panier un gros bréviaire empantouflé, pesant, tant en graisse qu'en fermoirs et parchemin, peu plus peu moins, onze quintaux six livres. Là oyait vingt et six ou trente messes. Cependant venait son diseur d'heures en place, empaletoqué comme une duppe, et très bien antidote son haleine à force sirop vignolat ; avec icelui marmonnait toutes ces kyrielles, et tant curieusement les épluchait qu'il n'en tombait un seul grain en terre.
Au partir de l'église, on lui amenait sur une traîne a boeufs un farat de patenôtres de Saint-Claude, aussi grosses chacune qu'est le moule d'un bonnet ; et, se promenant par les cloîtres, galeries ou jardin, en disait plus que seize ermites.
Puis étudiait quelque méchante demi-heure, les yeux assis dessus son livre ; mais (comme dit le comique) son âme était en la cuisine.
Pissant donc plein urinal, s'asseyait à table, et parce qu'il était naturellement flegmatique, commençait son repas par quelques douzaines de jambons, de langues de boeuf fumées, de boutargues, d'andouilles, et tels autres avant-coureurs de vin.
Cependant quatre de ses gens lui jetaient en la bouche, 1'un après l'autre, continûment, moutarde à pleines palerées. Puis buvait un horrifique trait de vin blanc pour lui soulager les rognons. Après, mangeait selon la saison, viandes à son appétit, et lors cessait de manger quand te ventre lui tirait.
A boire n'avait point fin ni canon, car il disait que les mètes et bornes de boire étaient quand, la personne buvant, le liège de ses pantoufles enflait en haut d'un demi-pied.
Rabelais, Gargantua (1542), chap. XXI Orthographe modernisée
 
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Très cher fils,
Entre les dons, grâces et prérogatives desquelles le souverain plasmateur Dieu tout puissant a endouairé et aorné l'humaine nature à son commencement, celle-ci me semble singulière et excellente, par laquelle elle peut en état mortel acquérir espèce d'immortalité et, en décours de vie transitoire, perpétuer son nom et sa semence : ce qui est fait par lignée issue de nous en mariage légitime. Dont nous est aucunement instauré ce qui nous fut tollu par le péché de nos premiers parents, èsquels fut dit que, parce qu'ils n'avaient été obéissants au commandement de Dieu le créateur, ils mourraient et par mort serait réduite à néant cette tant magnifique plasmature en laquelle avait été 1'homme créé. Mais par ce moyen de propagation séminale demeure ès enfants ce qui était de perdu ès parents, et ès neveux ce qui dépérissait ès enfants ; et ainsi successivement jusques à 1'heure du jugement final, quand Jésus-Christ aura rendu à Dieu le père son royaume pacifique hors tout danger et contamination de péché : car alors cesseront toutes générations et corruptions, et seront les éléments hors de leurs transmutations continues, vu que la paix tant désirée sera consumée et parfaite et que toutes choses seront réduites à leur fin et période.
Non donc sans juste et équitable cause je rends grâces à Dieu, mon conservateur, de ce qu'il m'a donné pouvoir voir mon antiquité chanue refleurir en ta jeunesse ; car, quand par le plaisir de lui, qui tout régit et modère, mon âme laissera cette habitation humaine, je ne me réputerai totalement mourir, ainsi passer d'un lieu en autre, attendu que en toi et par toi je demeure en mon image visible en ce monde, vivant, voyant et conversant entre gens d'honneur et mes amis comme je soulais, laquelle mienne conversation a été, moyennant l'aide et grâce divine, non sans péché, je le confesse, (car nous pêchons tous et continuellement requerrons à Dieu qu'il efface nos péchés), mais sans reproche.
Par quoi, ainsi comme en toi demeure l'image de mon corps, si pareillement ne reluisaient les moeurs de l’âme, l’on ne te jugerait être garde et trésor de l’immortalité de notre nom, et le plaisir que prendrais ce voyant serait petit, considérant que la moindre partie de moi, qui est le corps, demeurerait, et que la meilleure, qui est l’âme et par laquelle demeure notre nom en bénédiction entre les hommes, serait dégénérante et abâtardie ; ce que je ne dis par défiance que j'aie de ta vertu, laquelle m'a été jà par ci devant éprouvée, mais pour plus fort t'encourager à profiter de bien en mieux. Et ce que présentement t'écris n'est tant afin qu'en ce train vertueux tu vives, que d'ainsi vivre et avoir vécu tu te réjouisses et te rafraîchisses en courage pareil pour l'avenir.
A laquelle entreprise parfaire et consommer, il te peut assez souvenir comment je n'ai rien épargné ; mais ainsi t'y ai-je secouru comme si je n'eusse autre trésor en ce monde que de te voir une fois en ma vie absolu et parfait, tant en vertu, honnêteté et prud'homie, comme en tout savoir libéral et honnête, et tel te laisser après ma mort comme un miroir représentant la personne de moi ton père et, sinon tant excellent et tel de fait comme je te souhaite, certes bien tel en désir.
Mais encore que mon feu père, de bonne mémoire, Grandgousier, eut adonné tout son étude à ce que je profitasse en toute perfection et savoir politique, et que mon labeur et étude correspondit très bien, voire encore outrepassât son désir, toutefois, comme tu peux bien entendre, le temps n'était tant idoine ne commode ès lettres comme est de présent, et n'avais copié de tels précepteurs comme tu as eu.
Le temps était encore ténébreux et sentant i'infélicité et la calamité des Goths, qui avaient mis à destruction toute bonne littérature, mais, par la bonté divine, la lumière et dignité a été de mon age rendue ès lettres, et y vois tel amendement que de présent à difficulté serais-je reçu en la première classe des petits grimauds, qui en mon age viril étais (non à tort) réputé le plus savant dudit siècle.
Rabelais, Pantagruel, chap. VIII Orthographe modernisée
 
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En l'abbaye était pour lors un moine claustrier, nommé frère Jean des Entommeures, jeune, galant, frisque, de hait bien à dextre hardi, aventureux, délibéré, haut, maigre, bien fendu de gueule bien avantage en nez, beau dépecheur d'heures, beau débrideur de messes, beau décrotteur de vigiles; pour tout dire sommairement, un vrai moine si onque en fut depuis que le monde moinant moina de moinerie; au reste clerc jusques ès dents en matière de bréviaire.
Icelui entendant le bruit que faisaient les ennemis par le clos de leur vigne, sortit hors pour voir ce qu'ils faisaient, et avisant qu'ils vendangeaient leur clos, auquel était leur boite de tout l'an fondée, retourne au choeur de l'église où étaient les autres moines tous étonnés comme fondeurs de cloches, lesquels voyant chanter ini, nim, pe ne, ne, ne, ne, ne, tum, ne, ne, num num, ini, i, mi, i, mi, co, o, ne, no, o, o, ne, no, no, no, rum, ne, num, num. «C'est, dit-il, bien chié chanté. Vertus Dieu! que ne chantez-vous : Adieu paniers, vendanges sont faites?...«
II choqua donc si raidement sur eux, sans dire gare, qu'il les renversait comme pores, frappant à tort et à travers, à la vieille escrime.
Es uns escarbouillait la cervelle, ès autres rompait bras et jambes, ès autres délochait les spondyles du col, ès autres démoulait les reins avalait le nez, pochait les yeux, fendait les mandibules, enfonçait les dents en la gueule, décroulait les omoplates sphacelait les grèves dégondait les ischies, débezillait les faucilles.
Si quelqu'un se voulait cacher entre les ceps plus épais, à icelui froissait toute l'arête du dos et l'éreinait comme un chien.
Si aucun sauver se voulait en fuyant, à icelui faisait voler la tête en pièces par la commissure lambdoïde. Si quelqu'un gravait en un arbre, pensant y être en sûreté, icelui de son bâton empalait par le fondement.
Si quelqu'un de sa vieille connaissance lui criait ; «Ha! frère Jean, mon ami, frère Jean, je me rends!
— II t'est, disait-il, bien force; mais ensemble tu rendras l'âme à tous les diables.« Et soudain lui donnait dronos. Et si personne tant fut épris de témérité qu'il lui voulut résister en face, la montrait-il la force de ses muscles, car il leur transperçait la poitrine par le médiastin et par le coeur; à d'autres, donnant sur la faute des cotes, leur subvertissait l'estomac et mouraient soudainement. Es autres tant fièrement frappait par le nombril qu'il leur faisait sortir les tripes. Es autres, parmi les couillons, perçait le boyau culier. Croyez que c'était le plus horrible spectacle qu'on vit onques.
Les uns criaient sainte Barbe, les autres saint Georges, les autres sainte Nitouche, les autres Notre-Dame de Cunault, de Lorette, de Bonnes-Nouvelles, de la Lenou, de Rivière. Les uns se vouaient à saint Jacques, les autres au saint Suaire de Chambery mais il brûla trois mois après, si bien qu'on n'en put sauver un seul brin. Les autres à Cadouin, les autres à saint Jean d'Angely, les autres à saint Eutrope de Saintes, à saint Mexmes de Chinon, à saint Martin de Candes, à saint Clouaud de Sinais ès reliques de Javrezay, et mille autres bons petits saints. Les uns mouraient sans parler, les autres parlaient en mourant. Les autres criaient à haute voix : « Confes­sion! confession! Confiteor, miserere, in manus.«
Tant fut grand le cri des navrés que le prieur de l'abbaye avec tous ses moines sortirent, lesquels, quand aperçurent ces pauvres gens ainsi rués parmi la vigne et blessés à mort, en confessèrent quelques-uns. Mais, cependant que les prêtres s'amusaient à confesser, les petits moinetons coururent au lieu où était frère Jean, et lui demandèrent en quoi il voulait qu'ils lui aidassent.
A quoi répondit qu'ils égorgetassent ceux qui étaient portés par terre. Adonc, laissant leurs grandes capes sur une treille au plus près, commencèrent égorgeter et achever ceux qu'il avait déjà meurtris. Savez-vous de quels ferrements? A beaux gouvets, qui sont petits demi-couteaux dont les petits enfants de notre pays cernent les noix.
 
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        Buveurs très illustres et vous vérolés très précieux (car à vous, non à autres, sont dédiés mes écrits), Alcibiades, au dialogue de Platon intitulé Le Banquet, louant son précepteur Socrates, sans controverse prince des philosophes, entre autres paroles le dit être semblable ès Silènes. Silènes étaient jadis petites boîtes, telles que voyons de présent ès boutiques des apothicaires, peintes au-dessus de figures joyeuses et frivoles, comme de harpies, satyres, oisons bridés, lièvres cornus, canes batées, boucs volants, cerfs limoniers et autres telles peintures contrefaites à plaisir pour exciter le monde à rire (quel fut Silène, maître du bon Bacchus). Mais, au dedans, l'on réservait les fines drogues, comme baume, ambre gris, amomum, musc, civette, pierreries et autres choses précieuses. Tel disait être Socra­tes : parce que, le voyant au dehors et l’estimant par l’extérieure apparence, n'en eussiez donné un copeau d'oignon tant laid il était de corps et ridicule en son maintien, le nez pointu, le regard d'un taureau, le visage d'un fol, simple en moeurs, rustique en vêtements, pauvre de fortune, infortune en femmes, inepte à tous offices de la république, toujours riant, toujours buvant d'autant à un chacun, toujours se gabelant, toujours dissimulant son divin savoir. Mais, ouvrant cette boîte, eussiez au dedans trouvé une céleste et impréciable drogue, entendement plus qu'humain, vertu merveilleuse, courage invincible, sobresse non pareille, contentement certain, assurance parfaite, déprisement incroyable de tout ce pourquoi les humains tant veiglent, courent, travaillent, naviguent et bataillent. [..]
C'est pourquoi faut ouvrir 1e livre et soigneusement peser ce qui y est déduit. Lors connaîtrez que la drogue dedans contenue est bien d'autre valeur que ne promettait la boîte, c'est-à-dire que les matières ici traitées ne sont tant folâtres comme le titre au-dessus prétendait.
Et, posé le cas qu'au sens littéral vous trouvez matières assez joyeuses et bien correspondantes au nom, toutefois pas demeurer là ne faut, comme au chant des sirènes, ainsi à plus haut sens interpréter ce que par aventure cuidiez dit en gaîté de coeur.
Crochetâtes-vous onques bouteilles? Cagne! Réduisez à mémoire la contenance qu'aviez. Mais vîtes-vous onques chien rencontrant quoique os médullaire? C'est, comme dit Platon, lib. II, de Rep. la bête du monde plus philosophe. Si vu l'avez, vous avez pu noter de quelle dévo­tion il le guette, de quel soin il le garde, de quel ferveur il le tient, de quelle prudence il l’entame, de quelle affection il le brise, et de quelle diligence il le suce. Qui l’induit à ce faire? Quel est l'espoir de son étude? Quel bien prétend-il ? Rien plus qu'un peu de moelle. Vrai est que ce peu plus est délicieux que le beaucoup de toutes autres, pour ce que la moelle est aliment élaboré à perfection de nature, comme dit Galen.(27), III, Facult. nat, et XI, de Usu partium.
A l’exemple d'icelui vous convient être sages, pour fleurer, sentir et estimer ces beaux livres de haute graisse, légers au pourchas et hardis à la rencontre. Puis, par curieuse leçon et méditation fréquente, rompre l'os et sucer la substantifique moelle, c'est-à-dire ce que j'entends par ces symboles pythagoriques, avec espoir certain être faits escors et preux à ladite lecture, car en icelle bien autre goût trouverez et doctrine plus absconse, laquelle vous révélera de très hauts sacrements et mystères horrifiques tant en ce qui concerne notre religion que aussi l’état politique et vie économique.
Croyez-vous en votre foi qu'onques Homère, écrivant l’lliade et Odyssée, pensât ès allégories lesquelles de lui ont calfreté Plutarque, Héraclides Pontique, Eustathe, Phornute, et ce que d'iceux Politien a dérobé ? Si le croyez, vous n'approchez ni de pieds ni de mains à mon opinion, qui décrète icelles aussi peu avoir été songées d'Homère que d'Ovide, en ses Métamorphoses, les sacrements de l'Evangile, lesquels un frère Lubin, vrai croquelardon, s'est efforcé démontrer, si d'aventure il rencontrait gens aussi fols que lui, et (comme dit le proverbe) couvercle digne du chaudron...
François Rabelais, Gargantua, Prologue, 1534.
 
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Cette chanson parachevée, Bacbuc jeta je ne sais quoi dedans la fontaine, et soudain commença l’eau bouillir à force, comme fait la grande marmite de Bourgueil quand y est fête à bâtons. Panurge écoutait d'une oreille en silence, Bacbuc se tenait près de lui agenouillée, quand de la sacrée bouteille issit un bruit tel que font les abeilles naissantes de la chair d'un jeune taureau occis et accoutré selon l’art et invention d'Aristéus, ou tel que fait un garot, débandant l’arbalète, ou en été une forte pluie soudainement tombant. Lors fut oui ce mot: Trinc. «Elle est, s'écria Panurge, par la vertu Dieu, rompue ou fêlée, que je ne mente : ainsi parlent les bouteilles cristallines de nos pays quand elles près du feu éclatent.«
Lors Bacbuc se leva, et prit Panurge sous le bras doucettement, lui disant: «Ami, rendez grâces ès cieux, la raison vous y oblige : vous avez promptement eu le mot de la dive Bouteille. Je dis le mot le plus joyeux plus divin plus certain, qu'encore d'elle aie entendu depuis le temps qu'ici je ministre à son très sacre oracle. Levez-vous, allons au chapitre, en la glose duquel est le beau mot interprété.  Allons dit Panurge, de par Dieu. Je suis aussi sage qu'antan. Eclairez. Où est ce livre? Tournez. Où est ce chapitre? Voyons cette joyeuse glose.«
Bacbuc, jetant ne sais quoi dans le timbre, dont soudain fut l’ébullition de l’eau restreinte, mena Panurge au temple major, au lieu central auquel était la vivifique fontaine. Là, tirant un gros livre d'argent en forme d'un demi-muid ou d'un quart de sentences, le puisa dedans la fontaine, et lui dit : «Les philosophes prêcheurs et docteurs de votre monde vous paissent de belles paroles par les oreilles; ici, nous réalement incorporons nos préceptions par la bouche. Pourtant je ne vous dis : Lisez ce chapitre voyez cette glose; je vous dis : Tâtez ce chapitre, avalez cette belle glose. Jadis un antique prophète de la nation Judaïque mangea un livre et fut clerc jusques aux dents; présentement vous en boirez un, et serez clerc jusques au foie. Tenez, ouvrez les mandibules. «
Panurge ayant la gueule bée, Bacbuc prit le livre d’argent, et pensions que fut véritablement un livre, à cause de sa forme qui était comme d'un bréviaire; mais c'était un vrai et naturel flacon, plein de vin Falerne, lequel elle fit tout avaler à Panurge.    
«Voici, dit Panurge, un notable chapitre et glose fort authentique : est-ce tout ce que voulait prétendre le mot de la Bouteille trismégiste J’en suis bien, vraiment.
— Rien plus, répondit Bacbuc, car Trinc est un mot panomphée célèbre et entendu de toutes nations, et nous signifie : «Buvez
    Et ici maintenons que non rire, ainsi boire est le propre de l’homme; je ne dis boire simplement et absolument, car aussi bien boivent les bêtes : je dis boire vin bon et frais. Notez, amis, que de vin divin on devient, et n'y a argument tant sur, ni art de divination moins fallace. Vos académiques l’affirment, rendant l’étymologie de vin, lequel ils disent en grec oinos  être comme vis, force, puissance. Car pouvoir il a d'emplir_l’ame de_toute_verite tout savoir et philosophie. Si avez noté ce qui est en lettres ioniques écrit dessus la porte du temple, vous avez pu entendre qu'en vin est vérité cachée. La dive Bouteille vous y envoie : soyez vous-mêmes interprètes de votre entreprise.     "     "
François Rabelais, Cinquième Livre, chap. 44 et 45, 1564.
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Toute leur vie était employée, non par lois, statuts ou régies, mais selon leur vouloir et franc arbitre. Se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient mangeaient travaillaient, dormaient quand le désir leur venait. Nul ne les éveillait, nul ne les parforçait ni à boire, ni à manger, ni à faire chose autre quelconque. Ainsi l'avait établi Gargantua. En leur régie n'était que cette clause ;
FA1S CE QUE VOUDRAS,
parce que gens libérés, bien nés, bien instruits conversant en compagnies honnêtes, ont par nature un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux et retire de vice, lequel i1s nommaient honneur. Iceux, quand par vile subjection et contrainte sont déprimés et asservis, détournent la noble affection par laquelle à vertu franchement tendaient, à déposer et enfreindre ce joug de servitude, car nous entreprenons toujours choses défendues et convoitons ce que nous est dénié.
Par cette liberté, entrèrent en louable émulation de faire tous ce qu'à un seul voyaient plaire. Si quelqu'un ou quelqu'une disait : «Buvons« tous buvaient. Si disait : «Jouons,« tous jouaient. Si disait : «Allons à 1'ébat ès champs,« tous y allaient. Si c'était pour voler, ou chasser, les dames, montées sur belles haquenées, avec leur palefroi gorrier, sur le poing mignonnement engantelé portaient chacune ou un épervier, ou un laneret ou un émerillon: les hommes portaient les autres oiseaux.
Tant noblement étaient appris, qu'il n'était entre eux celui ni celle qui ne sut lire, écrire, chanter, jouer d'instruments harmonieux parler de cinq à six langages, et en iceux composer, tant en carme qu'en oraison solue. Jamais ne furent vus chevaliers tant preux tant galants, tant dextres à pied et à cheval, plus verts, mieux remuants, mieux maniant tous bâtons, que là étaient. Jamais ne furent vues dames tant propres tant mignonnes, moins fâcheuses, plus doctes à la main, à l'aiguille, à tout acte mulièbre honnête et libre, que là étaient. Par cette raison quand le temps venu était que aucun d'icelle abbaye, ou à la requête de ses parents, ou pour autre cause, voulut issir hors, avec soi il emmenait une des dames, celle laquelle 1'aurait pris pour son dévot, et étaient ensemble mariés, et si bien avaient vécu à Thélème en dévotion et amitié, encore mieux la continuaient-ils en mariage, d'autant s'entr'aimaient-ils à la fin de leurs jours comme le premier de leurs noces.
François Rabelais, Gargantua, chap. 57, 1534.

rabelais

« RABELAIS , Gargantua (1542), chap.

XXI Orthographe modernisée ***** Très cher fils, Entre les dons, grâces et prérogatives desquelles le souverain plasmateur Dieu tout puissant a endouairé et aorné l'humaine nature à son commencement, celle-ci me semble singulière et excellente, par laquelle elle peut en état mortel acquérir espèce d'immortalité et, en décours de vie transitoire, perpétuer son nom et sa semence : ce qui est fait par lignée issue de nous en mariage légitime.

Dont nous est aucunement instauré ce qui nous fut tollu par le péché de nos premiers parents, èsquels fut dit que, parce qu'ils n'avaient été obéissants au commandement de Dieu le créateur, ils mourraient et par mort serait réduite à néant cette tant magnifique plasmature en laquelle avait été 1'homme créé.

Mais par ce moyen de propagation séminale demeure ès enfants ce qui était de perdu ès parents, et ès neveux ce qui dépérissait ès enfants ; et ainsi successivement jusques à 1'heure du jugement final, quand Jésus-Christ aura rendu à Dieu le père son royaume pacifique hors tout danger et contamination de péché : car alors cesseront toutes générations et corruptions, et seront les éléments hors de leurs transmutations continues, vu que la paix tant désirée sera consumée et parfaite et que toutes choses seront réduites à leur fin et période. Non donc sans juste et équitable cause je rends grâces à Dieu, mon conser vateur, de ce qu'il m'a donné pouvoir voir mon antiquité chanue refleurir en ta jeunesse ; car, quand par le plaisir de lui, qui tout régit et modère, mon âme laissera cette habitation humaine, je ne me réputerai totalement mourir, ainsi passer d'un lieu en autre, attendu que en toi et par toi je demeure en mon image visible en ce monde, vivant, voyant et conversant entre gens d'honneur et mes amis comme je soulais, laquelle mienne conversation a été, moyennant l'aide et grâce divine, non sans péché, je le confesse, (car nous pêchons tous et continuellement requerrons à Dieu qu'il efface nos péchés), mais sans reproche. Par quoi, ainsi comme en toi demeure l'image de mon corps, si pareillement ne reluisaient les moeurs de l’âme, l’on ne te jugerait être garde et trésor de l’immortalité de notre nom, et le plaisir que prendrais ce voyant serait petit, considérant que la moindre partie de moi, qui est le corps, demeurerait, et que la meilleure, qui est l’âme et par laquelle demeure notre nom enbénédiction entre les hommes, serait dégénérante et abâtardie ; ce que je ne dis par défiance que j'aie de ta vertu, laquelle m'a été jà par ci devant éprouvée, mais pour plus fort t'encourager à profiter de bien en mieux.

Et ce que présentement t'écris n'est tant afin qu'en ce train vertueux tu vives, que d'ainsi vivre et avoir vécu tu te réjouisses et te rafraîchisses en courage pareil pour l'avenir. A laquelle entreprise parfaire et consommer, il te peut assez souvenir comment je n'ai rien épargné ; mais ainsi t'y ai-je secouru comme si je n'eusse autre trésor en ce monde que de te voir une fois en ma vie absolu et parfait, tant en vertu, honnêteté et prud'homie, comme en tout savoir libéral et honnête, et tel te laisser après ma mort comme un miroir représentant la personne de moi ton père et, sinon tant excellent et tel de fait comme je te souhaite, certes bien tel en désir. Mais encore que mon feu père, de bonne mémoire, Grandgousier, eut adonné tout son étude à ce que je profitasse en toute perfection et savoir politique, et que mon labeur et étude correspondit très bien, voire encore outrepassât son désir, toutefois, comme tu peux bien entendre, le temps n'était tant idoine ne commode ès lettres comme est de présent, et n'avais copié de tels précep teurs comme tu as eu. Le temps était encore ténébreux et sentant i'infélicité et la calamité des Goths, qui avaient mis à destruction toute bonne littérature, mais, par la bonté divine, la lumière et dignité a été de mon age rendue ès lettres, et y vois tel amendement que de présent à difficulté serais-je reçu en la première classe des petits grimauds, qui en mon age viril étais (non à tort) réputé le plus savant dudit siècle. RABELAIS , Pantagruel, chap.

VIII Orthographe modernisée ***** En l'abbaye était pour lors un moine claustrier, nommé frère Jean des Entommeures, jeune, galant, frisque, de hait bien à dextre hardi, aventureux, délibéré, haut, maigre, bien fendu de gueule bien avantage en nez, beau dépecheur d'heures, beau débrideur de messes, beau décrot teur de vigiles; pour tout dire sommairement, un vrai moine si onque en fut depuis que le monde moinant moina de moinerie; au reste clerc jus ques ès dents en matière de bréviaire. Icelui entendant le bruit que faisaient les ennemis par le clos de leur vigne, sortit hors pour voir ce qu'ils faisaient, et avisant qu'ils vendan geaient leur clos, auquel était leur boite de tout l'an fondée, retourne au choeur de l'église où étaient les autres moines tous étonnés comme fondeurs de cloches, lesquels voyant chanter ini, ni m, pe ne, ne, ne, ne, ne, tu m, ne, ne, num num, ini, i, mi, i,. »

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