Devoir de Philosophie

Robbe-Grillet : Du réalisme à la réalité

Publié le 29/03/2011

Extrait du document

grillet

Il m'est arrivé, comme à tout le monde, d'être victime un instant de l'illusion réaliste. A l'époque où j'écrivais le Voyeur, par exemple, tandis que je m'acharnais à décrire avec précision le vol des mouettes et le mouvement des vagues, j'eus l'occasion de faire un bref voyage d'hiver sur la côte bretonne. En route, je me disais : voici une bonne occasion d'observer les choses « sur le vif « et de me « rafraîchir la mémoire «... Mais dès le premier oiseau de mer aperçu, je compris mon erreur : d'une part les mouettes que je voyais à présent n'avaient que des rapports confus avec celles que j'étais en train de décrire dans mon livre, et d'autre part cela m'était bien égal. Les seules mouettes qui m'importaient, à ce moment-là, étaient celles qui se trouvaient dans ma tête. Probablement venaient-elles aussi, d'une façon ou d'une autre, du monde extérieur et peut-être de Bretagne; mais elles s'étaient transformées, devenant en même temps comme plus réelles parce qu'elles étaient maintenant imaginaires.

Quelquefois, aussi agacé par les objections du genre : « les choses ne se passent pas comme ça dans la vie «, « il n'existe pas d'hôtel comme celui de votre Marienbad « [...], « votre soldat perdu dans le Labyrinthe ne porte pas ses insignes militaires à la bonne place «, etc., j'essaie de situer moi-même mes arguments sur le plan réaliste et je parle de l'existence subjective de cet hôtel [...] Et sans doute j'espère que mes romans et mes films sont défendables aussi de ce point de vue. Mais je sais bien que mon propos est ailleurs. Je ne transcris pas, je construis. C'était déjà la vieille ambition de Flaubert : bâtir quelque chose à partir de rien, qui tienne debout tout seul, sans avoir à s'appuyer sur quoi que ce soit d'extérieur à l'œuvre. C'est aujourd'hui l'ambition de tout le roman. Pour un nouveau roman (1963), Éditions de Minuit, pp. 138-139.

Liens utiles