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Romantisme et Rationalisme

Publié le 27/08/2011

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L'homme du XVIIIe siècle, parce qu'il était convaincu que le monde extérieur est bien le monde réel et que nos sens nous en donnent l'exacte copie, n'éprouvait pas d'autre besoin que de savoir le fonctionnement de nos organes de connaissance, pas d'autre espoir que de les perfectionner à l'infini, pour acquérir un pouvoir toujours plus étendu sur le donné. Des sens à l'intellect, de l'intellect aux sens, un circuit parfait, un mécanisme savamment réglé suffit à nos contacts avec "l'extérieur". Et, puisque l'intellect est le maître, l'univers est aussitôt conçu selon les lois de l'intellect, comme mesurable, infiniment analysable, morcelé en compartiments étan:. ches. Rassuré par cette souveraineté de l'esprit humain et par la possibilité de tout expliquer un jour sans qu'aucune puissance obscure subsiste, ni en nous ni derrière le devenir cosmique, l'homme ne comprend plus ce que peuvent signifier les images : mythe, poésie, religion lui deviennent de pures matières d'étude, des produits de l'esprit, dont tout l'intérêt est de fournir quelques documents au psychologue. Le mythe passe pour la forme primitive d'une connaissance balbutiante, qui n'appréhende que des bribes défigurées du réel : dès que l'on ne se reconnaît plus soi-même dans ce qu'on imagine, on ne peut pas davantage y reconnaître aucune présence, aucune réalité autre que soi-même. La poésie devient un jeu, une virtuosité divertissante, qui satisfait certains besoins vaguement puérils de notre esprit, et qui peut se traduire en bonne prose. Toute religion authentique se défait également sous ce regard qui dissèque et qui n'y voit qu'une forme entre mille de la civilisation, dont elle caractérise les stades « primaires « ; l'âme, divisée en facultés juxtaposées, en rouages démontables, n'a plus de centre, plus d'existence indivisible ; elle cesse de figurer ce lieu privilégié en nous-mêmes, où il s'agit de descendre pour percevoir une réalité autre que le "donné" extérieur. (p. 47).

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Un vague remords avertit l'homme moderne qu'il a eu peut-être, qu'il pourrait avoir, avec le monde où il est placé, des rapports plus profonds et plus harmonieux. Il sait bien qu'il y a en lui-même des possibilités de bonheur ou de grandeur dont il s'est détourné. Certains êtres, en particulier, apportent au monde cette nostalgie : les poètes sont ceux qui, non contents d'exprimer les appels intérieurs, ont la redoutable audace de les suivre jusqu'aux plus périlleuses aventures. Insatisfaits de la réalité donnée et des contacts très simples que nous avons avec elle, ils éprouvent ce malaise, cette incertitude qu'il est impossible d'étouffer en soi dès qu'on écoute la voix du rêve. Leur premier sentiment est celui d'appartenir tout ensemble au monde extérieur et à un autre monde, qui manifeste sa présence dans des accidents de toute sorte, interrompant le cours quotidien de la vie. Devant ces brusques déplacements du réel, les poètes s'aperçoivent qu'il se passe quelque chose, — ou que quelque chose passe "dans l'air". Ils savent alors que ce n'est point si naturel que d'être un homme sur cette terre. Une sorte de réminiscence, enfouie en toute créature, mais chez eux capable de soudaines résurrections, leur enseigne qu'il fut un temps, très lointain, où la créature, en elle-même plus harmonieuse et moins divisée, s'inscrivait sans heurts dans l'harmonie de la nature.

Chaque être humain n'a-t-il pas, dans sa courte mémoire, le souvenir d'un âge où la séparation n'était pas encore survenue ? Age d'or de l'enfance, qui croyait aux images et ne savait pas qu'il y eût un monde extérieur, réel, et un monde Intérieur, imaginaire. Age d'or des époques primitives, où l'homme jouissait de pouvoirs perdus depuis, captivant par sa parole les objets qui l'entouraient. Age d'or plus ancien encore, dont parlent les fables des peuples, âge où Orphée séduisait les bêtes et les rochers. La réminiscence remonte la chaîne infinie des souvenirs. Et celui qui est doué de cette mémoire se prend à espérer : car il devine en lui, dormants mais peut-être capables de s'éveiller, les germes laissés par ces époques enfantines. Ce que l'homme a perdu est là encore, étouffé mais vivant. Un long effort sera nécessaire, une descente aux enfers intérieurs, si la créature, désagrégée par l'oeuvre de séparation et mal assurée de posséder encore un centre, veut retrouver son intégrité. Mais, pour peu qu'elle y parvienne, l'âge d'or ne serait plus en arrière : il serait la terre promise vers laquelle nous orienterait tout notre progrès.

C'est ainsi que naquirent les grands mythes, découverts ou renouvelés, par lesquels le romantisme répondit à l'extrême analyse du siècle précédent. (p. 397).

L'idée de l'universelle analogie, à laquelle se réfère la conception romantique et moderne de la poésie, est la réponse de l'esprit humain à l'interrogation qu'il se pose, et l'expression de son voeu le plus profond. Il a souhaité d'échapper au temps et au monde des apparences multiples, pour saisir enfin l'absolu et l'unité. La chaîne des analogies lui apparaît, par instants, comme le lien qui, rattachant toute chose à toute autre chose, parcourt l'infini et établit l'indissoluble cohésion de l'Etre. (p. 401).

A. BEGUIN - L'âme romantique et le rêve (1939) - Lib. José. Corti.

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