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La sagesse consiste-t-elle à conquérir la nature ou à maîtriser ses désirs ?

Publié le 12/03/2004

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Il pense, au contraire, que la connaissance scientifique doit être au service de la société et que les recherches qui n'ont d'autres buts qu'elles-mêmes ne sont que perte de temps et luxe inutile. Le positivisme développe une conception pratique voire pragmatique de la connaissance scientifique. L'homme, en effet, est harcelé de besoins sans nombre : la faim et la soif, le chaud et le froid, la maladie et la crainte des accidents ou des cataclysmes l'aiguillonnent à faire effort pour s'assurer contre la souffrance et contre les aléas de la vie. Le travail lui-même est pénible ; aussi tâche-t-il de le réduire en captant et en mettant à son service les forces de la nature. Comme source d'énergie, le primitif ne connaissait que ses muscles. Une première conquête fut la domestication des animaux, dont la force musculaire fut utilisée pour les besognes les plus pénibles. Mais le grand progrès fut la découverte et l'exploitation rationnelle des immenses forces physiques qui se perdaient sur terre ou qui restaient enfouies dans le sous-sol. On eut d'abord recours à l'énergie du vent et à celle des rivières ; ensuite à la houille et au pétrole ; de nos jours, on aménage les chutes d'eau des montagnes, utilisant les réserves naturelles constituées par les glaciers et les lacs, en créant de nouvelles par de gigantesques barrages. Comment cette substitution des forces de la nature à celles de l'homme a-t-elle été possible, sinon grâce à la science des ingénieurs, qui ont conçu des machines nouvelles, organisé l'exploitation des ressources de notre planète, en particulier équipé le pays d'un réseau de distribution du courant électrique, qui se prête à tant d'usages. Ces progrès industriels, dus en définitive à un progrès du savoir, ont permis à l'homme de décupler son rendement tout en s'imposant moins de fatigues ; le bien-être a prodigieusement augmenté, et le modeste ouvrier du XXe siècle est mieux armé qu'un chef mérovingien pour lutter contre la nature.

« Mais pouvons-nous espérer que la science, en étendant notre pouvoir sur les énergies cosmiques, nous permettra jamais d'atteindre l'idéal que nous rêvonset sera capable de combler nos désirs ? Celui qui, confiant dans les progrès matériels qui résultent de l'extension du savoir, escompte pour l'humanité unavenir de bonheur ne poursuit-il pas une chimère ? La science peut-elle suffire, en organisant notre vie matérielle, à nous rendre heureux ? La réponse, c'esttrop évident, doit être négative.Supposons que l'équipement industriel du monde ait atteint le développement que nous rêvons aujourd'hui : on ignore la faim, le chaud et le froid ; le travailexigé pour la direction des machines qui assurent la production n'est plus qu'un jeu ; l'hygiène et la médecine ont fait de tels progrès qu'il n'y a plusd'épidémies et que la plupart des hommes deviennent centenaires.

Il restera toujours la mort, qui heurte la plus fondamentale de nos tendances.

Or, devantle désir de toujours vivre, la science est impuissante.Ensuite le bien-être matériel, s'il contribue au bonheur, ne suffit pas à le procurer.

Le bonheur dépend de conditions d'ordre moral plus encore que deconditions d'ordre physique : il nous faut une atmosphère de sympathie et de confiance, une âme soeur sur qui nous appuyer, enfin et surtout la paix de laconscience et la satisfaction d'avoir bien rempli notre vie.

Or, la science, qui peut nous assurer la maîtrise des forces naturelles, nous laisse à peu prèsdésarmés devant les forces morales.

Les psychologues prétendent bien nous apprendre à manier les hommes et à nous manier nous-mêmes.

Mais lesquelques recettes qu'ils nous donnent sont bien loin d'avoir la précision et l'infaillibilité des formules qu'applique l'ingénieur ; de plus et surtout, tandis quela connaissance de la physique peut nous dispenser d'effort, dans le domaine moral l'effort reste toujours nécessaire et la connaissance des loispsychologiques peut seulement nous aider à le mieux diriger.

L'estime et l'attention ne s'achètent pas ; si elles se méritent, c'est par la fidélité au devoir, ledévouement et l'oubli de soi, bref, par la renonciation à ses désirs ; la joie de la conscience n'est que la récompense de l'effort consenti pour faire face à sesobligations, la science est donc incapable d'assurer les conditions morales du bonheur.Il ne faudrait d'ailleurs pas l'estimer capable de combler les désirs de l'homme dans le domaine matériel lui-même.

Regardons autour de nous.

Celui qui aamassé une grosse fortune n'est pas rassasié pour autant : il lui faut assurer par de nouveaux gains le train de vie auquel il est habitué ; il aspire surtout àdévelopper ses affaires, à lancer de nouvelles entreprises, à absorber les firmes concurrentes dont l'existence même lui porte ombrage.

Lorsque les désirsnaturels sont satisfaits, apparaissent les désirs artificiels, qui grandissent sans fin et s'exaspèrent à mesure que se réalisent les événements qui devraientles combler.

Ainsi celui qui cherche la satisfaction de ses désirs, loin de se libérer de l'emprise des choses, se rend de plus en plus leur esclave.

LaFontaine l'a bien marqué dans sa fable « Le Savetier et le Financier : le souci augmente à mesure qu'on accumule les moyens de s'en affranchir.Aussi on peut se demander si la vraie sagesse ne serait pas de renoncer à la science, incapable de nous assurer un pouvoir susceptible de nous procurer lebonheur et de chercher à borner nos désirs, moyen indirect mais plus sûr d'être heureux.C'est la solution de certains moralistes de l'Antiquité.

Ainsi Épicure n'admettait que les désirs naturels et nécessaires qui peuvent être aisément satisfaits et qu'on ne réussirait pas à étouffer ; pour les autres, il demandait qu'on les restreigne et qu'on parvienne âl'insensibilité, condition de la paix de l'âme ; pour lui, avec du pain et de l'eau, le sage pouvait rivaliser de bonheur avecJupiter lui-même.

Mais ce sont surtout les stoïciens qui ont prêché la restriction des désirs.Parmi les choses, certaines dépendent de nous ; d'autres ne dépendent pas de nous ' , ainsi commence le célèbre «Manuel d'Épictète ; ce qui dépend de nous, ce sont l'opinion que nous faisons des choses, les désirs et les aversions ;parmi ce qui ne dépend pas de nous, il faut compter le corps, les richesses, la réputation.

Il n'y a qu'un moyen d'êtreheureux : maîtriser ses désirs et ne s'attacher à rien de ce qui ne dépend pas de nous : « Le bonheur et le désir nepeuvent se trouver ensemble ».

« Supporte et abstiens-toi », telle était leur maxime : supporte ce qui t'arrive de pénibleet abstiens-toi de chercher et même de désirer ce qui te serait agréable.Cette maxime ne manque pas de grandeur, et la fière attitude du stoïcien a de tout temps fait l'admiration des âmesnobles.

De plus, il faut le reconnaître, un certain stoïcisme est bienfaisant : il tonifie et immunise contre les mesquinesdéceptions de l'existence ; l'insensibilité voulue donne une délicatesse de sentiments qui manque à celui qui n'a pasappris à se raidir contre la première impression ; il est bien vrai qu'il n'y a de bonheur possible sur terre qu'à lacondition de freiner ses désirs et que la sagesse nous demande de nous abstenir de trop désirer.Mais la morale stoïcienne, et d'une façon générale toute morale prêchant la restriction des désirs, ne fournit qu'unprogramme négatif : elle se contente de porter des interdits et d'indiquer ce qu'il ne faut pas faire.

Un tel programmepeut-il suffire à encadrer la vie et est-il sage de s'y rallier ? Il ne le semble pas.En effet, désirer est naturel à l'homme, et la résolution d'étouffer tout désir est une prétention contre nature quiaboutirait à l'assoupissement de la vie de l'âme, si la nature elle-même, plus forte que la volonté, ne se ressaisissaitpas et ne prenait pas sa revanche, le plus souvent au détriment de la morale et de la sagesse.Ensuite, si un désir frustré est une source de peine, c'est au désir que nous devons les plus douces et les plusprofondes de nos joies : les événements ne nous font plaisir que dans la mesure où nous les désirons ; bien plus, avantqu'ils arrivent et même s'ils ne doivent jamais arriver, nous jouissons par avance de l'objet dont le désir escompte la possession ; les plus pures de nosjoies sont, sans doute, celles que nous avons éprouvées dans la perspective d'un avenir heureux illuminé par le désir.Enfin, rien de grand ne se faisant que sous l'impulsion d'un grand désir, se défendre de rien désirer de difficile, c'est se vouer à la médiocrité et à l'inertie.D'ailleurs, la maîtrise des désirs elle-même est une de ces grandes choses qui n'est possible que grâce à un puissant désir de dominer sa nature sensibleet de la soumettre à la raison ; par suite, celui qui prétend tuer tout désir en lui se contredit, car le ressort du désir est nécessaire pour réaliser cette grandeoeuvre de la régulation des désirs.Elle n'est donc pas sage, la résolution de restreindre systématiquement ses désirs, qui constituent un élément essentiel du bonheur et un important facteurde l'activité morale ; il manque de sagesse celui qui met son idéal dans un désintéressement inerte.

S'il est des désirs qui asservissent et préparent desdéceptions, il en est aussi qui libèrent et sont les précurseurs des grandes réalisations.

Par suite, ce n'est pas le désir de vivre, le désir d'accomplir unebelle oeuvre, ni même le désir d'être heureux que la sagesse nous demande de comprimer.

Le sage s'efforce d'étouffer les désirs bas et mesquins, mais poursusciter à leur place de nobles et généreux désirs, dont l'élan surmontera son inertie naturelle et dont !a flamme sera capable d'illuminer l'existence la plusprosaïque.Après avoir fait la critique des deux conceptions entre lesquelles nous avions à opter, la conclusion sera bien difficile.Le sage tend à vivre aussi large que possible une vie spécifiquement humaine, la vie de l'esprit.

S'il renonce pour cela à de nombreux plaisirs, cerenoncement, au lieu d'assombrir sa vie, conditionne le plein épanouissement de soi-même dans lequel on est illuminé des joies les plus pures.Mais pour que puissent germer et prendre racine dans les âmes les nobles désirs de la vie de l'esprit, il est nécessaire que le corps ne soit pas tiraillé pardes besoins trop vifs : il est difficile de méditer quand l'estomac crie famine, et celui qui grelotte n'est guère disposé à goûté une oeuvre d'art.C'est pourquoi la sagesse demande que nous nous efforcions d'augmenter notre pouvoir sur la nature, de manière à satisfaire les besoins essentiels del'humanité et à répandre partout le bien-être.

Mais ces progrès matériels que permettra la science ne sont qu'un moyen : le but est d'assurer aux hommesles conditions favorables à la vie de l'esprit.

L'aspiration aux valeurs spirituelles, voilà le dernier mot de la sagesse.

Aussi, si on nous acculait à choisirentre les deux conceptions proposées, nous prendrions le contre-pied de la seconde et nous dirions que la sagesse consiste à cultiver de grands désirs.. »

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