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Simone de Beauvoir (1908-1986) Tout compte fait

Publié le 03/03/2011

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Quand a paru mon essai, La Vieillesse1, quelques critiques, quelques lecteurs, m'ont reproché de n'avoir pas parlé davantage de ma vieillesse. Cette curiosité m'a semblé souvent relever d'une sorte de cannibalisme plutôt que d'un 5 véritable intérêt. Elle m'encourage néanmoins à compléter mon autobiographie. Plus je me rapproche du terme de mon existence, plus il me devient possible d'embrasser dans son ensemble cet étrange objet qu'est une vie : je tenterai de le faire au début de ce livre. D'autre part, dix années se sont 10 écoulées depuis le moment où j'ai arrêté mon récit : j'ai certaines choses à raconter. Dans les volumes précédents, j'ai adopté un ordre chronologique. J'en connais les inconvénients. Le lecteur a l'impression qu'on ne lui livre jamais que l'accessoire : des 15 préambules. Il semble que l'essentiel soit toujours en avant, plus loin. De page en page, on espère en vain l'atteindre; et puis le livre s'achève sans être parvenu à un aboutissement. En la contenant dans des phrases, mon récit fait de mon histoire une réalité finie, qu'elle n'est pas. Mais aussi il 20 l'éparpillé, la dissociant en un chapelet d'instants figés, alors qu'en chacun passé, présent et avenir étaient indissolublement liés. Je peux écrire : je me préparai à partir pour l'Amérique. Mais l'avenir de ce vieux projet a sombré derrière moi comme le projet même qu'aucun élan n'anime 25 plus. D'autre part, chaque époque étant hantée par d'autres, plus anciennes : mon âge adulte, par ma jeunesse et mon adolescence; la guerre, par l'avant-guerre. En suivant la ligne du temps, je m'interdisais de rendre ces emboîtements. J'ai donc échoué à donner aux heures révolues leur triple 30 dimension : elles défilent, inertes, réduites à la platitude d'un perpétuel présent, séparé de ce qui le précède et de ce qui le suit. Cependant, je ne pouvais pas procéder autrement. Vivre était pour moi une entreprise clairement orientée et pour en 35 rendre compte il me fallait en suivre le cheminement.

Aujourd'hui, les circonstances sont différentes. Certes, je ne suis pas vouée à la répétition ; depuis 1962, le monde a bougé, j'ai fait des expériences neuves. Mais aucun événement public ni privé n'a profondément modifié ma situation : je n'ai pas 40 changé. Et puis, des projets me tiennent encore à cœur, mais ils ne sont plus rassemblés dans l'unité d'un dessein nettement arrêté. Je n'ai plus l'impression de me diriger vers un but mais seulement de glisser inéluctablement vers ma tombe. Alors il ne m'est plus nécessaire de prendre pour fil 45 conducteur le déroulement du temps; dans une certaine mesure je tiendrai compte de la chronologie; mais c'est autour de certains thèmes que j'organiserai mes souvenirs. Tout compte fait. Prologue, Éd. Gallimard

1. Essai paru en 1970.   

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