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Sociologie du « yé-yé » : le regard d’Edgar Morin

Publié le 23/01/2013

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Sociologie du « yé-yé « : le regard d'Edgar Morin Si les débuts du rock'n'roll européen sont généralement fixés en Angleterre à 1956, le phénomène apparaît en France en 1958. Un an plus tard, le 19 octobre 1959, Franck Ténot et Daniel Filipacchi lancent sur les ondes de la jeune station périphérique Europe n° 1 la première émission explicitement destinée aux jeunes et à leur musique, Salut les Copains, suivie en 1962 par un magazine qui porte le même nom. La nouvelle génération issue du baby-boom fait de Salut les Copains une institution nationale, et le rock'n'roll s'installe durablement dans l'hexagone. Le premier 45-tours de Johnny Hallyday sort le 14 mars 1960. La future idole a dix-sept ans. Dans Le Monde du 21 septembre 1960, Claude Sarraute (née en 1927) éructe après un concert : « J'avoue avoir pris aux soubresauts, aux convulsions, aux extases de ce grand flandrin rose et blond le plaisir, fait d'intérêt et d'étonnement mêlés, que procure une visite aux chimpanzés du zoo de Vincennes[1]. « Partout où il passe, le jeune artiste déclenche l'hystérie. L'ambiance pendant ses concerts est explosive, bagarres et arrestations sont nombreuses. Plusieurs municipalités comme Bayonne, Strasbourg et Cannes déclarent Johnny interdit de séjour. Le phénomène Johnny Hallyday s'impose très rapidement sur le marché, d'autant que les milieux traditionnels des affaires et des medias s'aperçoivent bien vite que le rock'n'roll leur ouvre le marché des jeunes. Par ailleurs, après l'été 1961, la période « blouson noir « est déjà terminée. Pour son premier passage à l'Olympia au mois de septembre, Johnny se présente en smoking, ne se roule plus par terre et lance une nouvelle danse, le twist. Peu à peu, les blousons noirs deviennent un élément folklorique un peu daté ; à leur place apparaît un nouveau phénomène, le « yé-yé «, sentimental et édulcoré de tout élément subversif, de toute potentialité de révolte. Le 22 juin 1963, pour fêter le premier anniversaire du magazine Salut les Copains, Daniel Filipacchi organise sous l'égide d'Europe n° 1 un grand concert gratuit place de la Nation à Paris. Les organisateurs attendaient 30 000 amateurs, tout au plus ; ils ont vu surgir entre 150 000 et 200 000 personnes renversant les barrières et s'agglutinant autour du podium. Le lendemain de la Nuit de la Nation, la presse crie au scandale : « Salut les voyous ! « (Pierre Charpy dans Paris-Presse), voire au retour du nazisme : « Quelle différence, se demande sérieusement Philippe Bouvard, entre le twist de Vincennes et les discours d'Hitler au Reichstag si ce n'est un certain parti pris de musicalité ? « (Le Figaro, 24 juin 1963). L'ère du « yé-yé « est ouverte. Edgar Morin (né en 1921), quant à lui, ne s'emballe pas. Dans deux articles du Monde publiés deux semaines après le concert, les 6 et 7-8 juillet 1963, l'auteur des Stars (1956) et de L'Esprit du temps. Essai sur la culture de masse (1962), va tenter d'interpréter, en une démarche inusitée pour un sociologue, l'événement sur le vif[2]. Dans le premier volet intitulé « Une nouvelle classe d'âge «, il se concentre sur les nouveaux « décagénaires « - c'est-à-dire les teenagers - et leur musique, concluant que « la constitution de [cette] nouvelle classe d'âge est un aspect du développement de la culture de masse «[3]. Dans le deuxième article consacré au « yé-yé «, le sociologue se propose d'analyser la soi- disant « frénésie « des jeunes sans tomber dans la critique des adultes. C'est ce texte auquel nous allons nous intéresser en détail[4]. On sait qu'à l'origine, le mot frénésie désignait une maladie mentale. Nous sommes bien dans un contexte d'aliénation avec les termes de « possédées, hurlantes, pâmées, défaillantes «, qui évoquent des comportements de femmes envoûtées et jouissant sexuellement sans faire l'amour. Or les adultes, observe Morin, ne sont pas non plus à l'abri d'un tel comportement irrationnel : certains hommes frémissent au son d'une marche militaire (même s'ils ne jouissent pas, ou du moins rarement). Donc leur rejet est instinctif et irréfléchi. Morin leur concède qu'il y a une « frénésie à vide «, une « exaltation sans contenu « provoquée par la musique, mais cela n'a rien d'inquiétant. Il faut analyser. Premièrement, la « frénésie « stigmatisée par les bien-pensants doit être comprise comme la réaction naturelle, « élémentaire «, d'une civilisation hypersophistiquée et « abstraite « contre ses propres excès. Réactivant la vieille antinomie entre nature et culture, Morin oppose l'être « biologique « à l'être « artificiel «. En l'adolescent, l'être biologique réagit instinctivement contre la société des « temps modernes «, contre la réduction de sa vie à une existence purement machinale. Un quart de siècle plus tôt, Charlot réagissait par une dépression nerveuse à l'existence devenue invivable dans le monde industrialisé dominé par le fordisme. Deuxièmement, le twist, et plus généralement le phénomène yé-yé, réactive les anciens rites d'initiation, avec la différence qu'on n'entre plus dans un groupe après avoir accompli une action exemplaire : il suffit tout ...
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« Reichstag si ce n’est un certain parti pris de musicalité ? » ( Le Figaro , 24 juin 1963).

L’ère du « yé-yé » est ouverte. Edgar Morin (né en 1921), quant à lui, ne s’emballe pas.

Dans deux articles du Monde publiés deux semaines après le concert, les 6 et 7-8 juillet 1963, l’auteur des Stars (1956) et de L’Esprit du temps.

Essai sur la culture de masse (1962), va tenter d’interpréter, en une démarche inusitée pour un sociologue, l’événement sur le vif 2 .

Dans le premier volet intitulé « Une nouvelle classe d’âge », il se concentre sur les nouveaux « décagénaires » – c’est-à-dire les teenagers – et leur musique, concluant que « la constitution de [cette] nouvelle classe d’âge est un aspect du développement de la culture de masse » 3 .

Dans le deuxième article consacré au « yé-yé », le sociologue se propose d’analyser la soi-disant « frénésie » des jeunes sans tomber dans la critique des adultes.

C’est ce texte auquel nous allons nous intéresser en détail 4 . On sait qu’à l’origine, le mot frénésie désignait une maladie mentale.

Nous sommes bien dans un contexte d’ aliénation avec les termes de « possédées, hurlantes, pâmées, défaillantes », qui évoquent des comportements de femmes envoûtées et jouissant sexuellement sans faire l’amour.

Or les adultes, observe Morin, ne sont pas non plus à l’abri d’un tel comportement irrationnel : certains hommes frémissent au son d’une marche militaire (même s’ils ne jouissent pas, ou du moins rarement).

Donc leur rejet est instinctif et irréfléchi.

Morin leur concède qu’il y a une « frénésie à vide », une « exaltation sans contenu » provoquée par la musique, mais cela n’a rien d’inquiétant.

Il faut analyser. Premièrement, la « frénésie » stigmatisée par les bien-pensants doit être comprise comme la réaction naturelle , « élémentaire », d’une civilisation hypersophistiquée et « abstraite » contre ses propres excès.

Réactivant la vieille antinomie entre nature et culture, Morin oppose l’être « biologique » à l’être « artificiel ».

En l’adolescent, l’être biologique réagit instinctivement contre la société des « temps modernes », contre la réduction de sa vie à une existence purement machinale.

Un quart de siècle plus tôt, Charlot réagissait par une dépression nerveuse à l’existence devenue invivable dans le monde industrialisé dominé par le fordisme. Deuxièmement, le twist, et plus généralement le phénomène yé-yé, réactive les anciens rites d’initiation, avec la différence qu’on n’entre plus dans un groupe après avoir accompli une action exemplaire : il suffit tout simplement d’affirmer son adhésion.

Pour faire 2 Nous citons les deux articles d’après Morin, E., Sociologie .

Édition revue et augmentée par l’auteur, Paris, Fayard, 1994, p.

399-407. 3 Morin, E., ouvr.

cité , p.

401. 4 Voir l’annexe. 2. »

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