Technique et outil conceptuel

« La technique, c'est une méthode ou, plus exactement, un ensemble de règles et de procédés qui ont été établis rationnellement à l'origine et qui ont été vérifiés expérimentalement en vue de réaliser un but. Par conséquent, la technique est bien un moyen en vue d'un but ; et vous pouvez dire que c'est un instrument efficace qui n'appartient pas à un individu, ni à un pays, qui ne devrait appartenir à aucune classe sociale et qui est la propriété collective de toute cette civilisation. C'est plus qu'une méthode, c'est un ensemble de procédés qui ont été expérimentés et que l'on peut apprendre, que l'on peut transmettre, que l'on peut enseigner [...]. « Une très grande erreur de la technique, dont j'ai souvent parlé avec les techniciens et les maîtres de l'enseignement technique, ce serait de croire que c'est en quelque sorte un tour de main, une habileté professionnelle. À la vérité, c'est un art fondé sur la connaissance des lois de la nature ; et si vous n'avez pas profondément cette connaissance, vous pouvez être un habile ouvrier, mais vous n'êtes pds ce qu'on a appelé, véritablement, un technicien. « Les sources de la technique sont donc beaucoup plus profondes. La technique dépend d'abord de la compétence professionnelle ; plus profondément, elle dépend de la connaissance elle-même et finalement, je crois qu'elle dépend des méthodes de raisonnement. C'est dire qu'il n'y a pas de technique collective sans ces différents facteurs et dans ces conditions, la technique est bien effectivement le résultat d'une civilisation. «

André SIEGFRIED, géographe et sociologue français (1875-1959), Technique et culture dans la civilisation du XXe siècle, conférence du 6 janvier 1953, Centre national de documentation pédagogique. « La civilisation des grands Empires léguait à la Grèce, avec le prodigieux matériel de ses acquisitions techniques, un amas de recettes, de règles d'actions, de connaissances confuses, mal séparées des buts pratiques qu'elles visaient à atteindre. Ces connaissances, parfois extrêmement étendues, comme le furent, par exemple, les formules des commerçants babyloniens, ou les règles des mesureurs de terre, orienteurs de temples et calculateurs d'Égypte, restaient toujours des collections de procédés empiriques, se bornant à noter les opérations à poursuivre, et les règles à appliquer pour résoudre tel ou tel problème pratique. C'est à ce mélange confus que les Grecs appliquèrent leur amour de l'oeuvre parfaite, leur goût de perfection, de précision, de pureté intellectuelle, leur sens du beau. A partir du VIe siècle av. J.-C., ils arrivent à isoler l'idée de quantité des expériences concrètes où elle restait enveloppée jusqu'alors. Étudiant pour elles-mêmes les vérités ainsi mises en évidence, les Grecs distinguèrent, du résultat pratique cherché par les techniques du nombre, la forme générale et démonstrative qui permet de l'obtenir. Ils découvrirent ainsi, peut-on dire, la technique générale de ces techniques, c'est-à-dire la mathématique pure, mère de toutes les sciences, et de toutes les applications [...]. «Ce qui les soutint, dans cet extraordinaire passage de l'empirisme à la science désintéressée, ce fut l'idée, religieuse et artistique à la fois, que ce qui nous libère et nous rapproche de la sagesse divine, c'est la pureté de la pensée. C'est en "tournant le dos" aux besoins pratiques que l'homme de science acquiert sur les choses et sur lui-même une puissance surhumaine. Les Grecs eurent un sentiment "aigu" de la dignité de la pensée pure, et de la valeur éminente de la contemplation. C'est ce sentiment qui leur permit de dépasser le niveau intellectuel des peuples voisins, encore asservis aux besoins matériels, aux rites et aux mécanismes de leurs traditions ; c'est lui en revanche qui les a retenus dans la pensée pure, et qui les eût empêchés d'appliquer à l'activité matérielle leurs admirables découvertes scientifiques même s'ils en avaient eu l'entière possibilité. «

Pierre DUCASSÉ, écrivain contemporain Histoire des techniques, Que sais-je, PUF.