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TECHNOLOGIE ET IDEOLOGIE

Publié le 22/02/2012

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Source: http://www.peiresc.org/DINER/Lexique.pdf

 

L'histoire des sciences et des technologies voit s'affronter deux conceptions. La conception internaliste, qui considère leur développement comme un processus autonome régi seulement par la logique de l'enchaînement des idées scientifiques et techniques. La conception externaliste, qui lie leur développement à l'ensemble des phénomènes sociaux, économiques, idéologiques et intellectuels. Un point de vue naïf pourrait laisser croire que le développement des techniques relève lui d'un internalisme caractérisé. L'enchaînement des savoir-faire et des pratiques productives rendraient compte de la technologie, qui serait alors, elle même, à l'origine des modes de vie et de pensée. Ainsi, la Révolution Néolithique, quelque huit mille ans avant J.C., résulterait du passage d'une économie de chasse et de cueillette, à une économie de l'élevage et de l'agriculture, rendue possible par la maîtrise de nouvelles technologies. En fait, il s'agit d'un saut qualitatif correspondant au passage d'une symbiose avec la nature à une action dirigiste sur celle-ci. On peut se demander si un tel saut n'est pas plutôt la marque d'une évolution idéologique plutôt que d'un développement technologique. C'est ce que suggère Jacques Cauvin, archéologue du Proche-Orient, lorsqu'il écrit: " La mutation néolithique qui a introduit vers 7800 avant J.C., au Proche-Orient plus tôt que partout ailleurs, la production de subsistance, c'est à dire une économie agricole et un peu plus tard agro-pastorale, a été immédiatement précédée autour de 8000, par un fort ébranlement d'ordre idéologique et symbolique. A l'art presque exclusivement animalier des chasseurs cueilleurs "natoufiens" des X et IX èmes millénaires, où l'on représentait surtout des gazelles et peut-être des cervidés-daims-, succèdent brusquement deux figures symboliques nouvelles, apparues totes deux dans la culture "khiamienne" des tout derniers siècles du IX ème millénaire. L'une est féminine...... L'autre figure symbolique est animale: c'est celle du taureau. Lorsqu'on retrouve un peu plus tard ces deux figures symboliques dans des contextes plus explicites et mieux conservés, par exemple dans le Néolithique d'Anatolie au VI ème millénaire- Catal Hüyük-, il apparaît évident qu'il s'agit alors des divinités mêmes, Déesse-Femme et Dieu- Taureau, qui se retrouvent dans tout l'Orient et la Méditerranée préclassiques. L'émergence en Syrie de ce couple divin à la veille immédiate de l'agriculture fait entrevoir que celle ci a dû refléter dans la pratique une nouvelle conception du monde, mettant fin à des centaines de millénaires de chasse-cueillete." L'ensemble de ces faits incite à réviser l'idée même d'une causalité purement technique de la néolithisation. Dix mille ans plus tard, notre époque apparaît sous un jour analogue à Martin Heidegger, qui dans :"Qu'appelle-t-on penser ?" écrit: "Notre époque n'est pas une époque technologique parce qu'elle est une époque de la machine, mais c'est une époque de la machine parce que c'est une époque technologique." Heiddeger envisage ainsi le primat de l'idéologie sur la technique. Et de fait l'utilisation de la technique ne répond pas nécessairement à un développement interne de celle-ci. De nombreuses civilisations ont disposé de techniques qu'elles n'utilisaient pas ou si peu, faute d'une volonté précise. L'exemple le plus connu est celui de la Chine, qui bien que connaissant la boussole et l'imprimerie, n'en a pas fait l'usage qu'en fera l'Europe de la fin du Moyen-Age. B. Gille parle de "système bloqué" pour la Chine, et passe en revue les raisons possibles de ce blocage. Beaucoup sont d'ordre idéologique. La lecture de J. Needham ( Science and Civilisation in China. Vol 2. History of Scientific Thought) suggère le rôle négatif de l'organicisme taoïste et de la féodalité bureaucratique à caractère rural. Le Yi-King, le fameux"Livre des Transformations" est une forme chinoise d'atomisme qui reflète la structure hiérarchisée de la société chinoise. Il en résulte une image de la Nature comme matrice stratifiée, où toute chose a sa place, liée à tout le reste par l'intermédiaire de canaux appropriés. En face de cette Chine continentale, le Monde Grec des états-cités et de l'expansion maritime, où domine l'idéal individualiste des marchands. Il lui correspond un Atomisme qui préfigure dans la conception de la Nature, l'atomisme économique de la marchandise dans la société capitaliste naissante. Dans un très beau livre "Atom and individual in the age of Newton" ( Kluwer. 1986), G Freudenthal développe longuement l'histoire sociale du concept bourgeois d'individu et compare ce concept aux propriétés essentielles de la particule dans la pensée de Newton, comparée à celle de Leibniz. Cette conception capitaliste de la marchandise sera au coeur de toutes les démarches de l'Occident, de la fin du Moyen-Age à nos jours. L'argent marchandise, les matières premières marchandise, les objets fabriqués marchandise, l'énergie marchandise (les sources d'énergie marchandise). Un seul grand problème technique: comment acquérir et transporter la marchandise, comment la stocker et la répartir. Le problème central de la société capitaliste n'est pas tant de produire la marchandise que de la transporter et de la distribuer. Le XXème siècle vit une transformation essentielle de cette problématique de par l'apparition d'une marchandise immatérielle et impalpable: l'information. Toutes les techniques se coalisent pour créer une Technologie de l'Information. Technologie de l'immatériel apparaissant de concert avec une Science où la Matière s'avère étrangement liée à des phénomènes sans Substance identifiable. L'époque dite moderne est caractérisée par une domination des conceptions atomistes et des doctrines de l'énergie qui s'y rattachent. Gassendi, l'Atomiste, inaugure une époque matérialiste, dont le destin est scellé dans l'oeuvre de Newton. L'arrivée en force de concepts difficiles à rattacher directement à la matière et à l'énergie, marque dès la fin du XIX ème siècle, le début d'une époque nouvelle, que d'aucuns qualifient de post-moderne. On y assiste à un changement fondamental de système technologique, où le transport des signaux remplace progressivement le transport de la matière (transport des hommes compris). Ce glissement d'intérêt de la matière vers le signal, s'accompagne d'abord, à la fin du XIX ème siècle et au début du XXème, d'une explosion baroque des conceptions matérialistes. Elle s'exprime dans l'Art en particulier. Vienne, l'Art Nouveau, Lalique, Fabergé, les Ballets Russes chantent la Matière et les Formes qui s'y incarnent. La Tour Eiffel projette cet état d'esprit vers le Ciel. Marx et Freud sont les chantres de ce matérialisme, enraciné dans une Science et une Technologie, dominées par la Mécanique et la Thermodynamique et fécondées par la Chimie Atomistique. Un Baroque de la Matière qui d'une certaine façon va lancer des feux durant tout le siècle en renouvelant les matériaux utilisés par la Technologie. Il y'eut l'Age de la Pierre, l'Age du Bronze, l' Age du Fer. Nous vivons l'Age des Polymères et du Silicium. Mais derrière tous ces matériaux, c'est le monde du Signal qui s'installe. Un univers du sans objet, où seuls les signes importent. Une culture dominée par l'information multiforme. Le célèbre tableau de Malevitch, "Quadrangle noir sur fond blanc" est comme un symbole de ce règne de l'information.

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