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Verbe réel, efficace et sacré. MAURICE LEENHARDT.

Publié le 22/02/2012

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Le technicien canaque considérait que toute son activité était un don des ancêtres déifiés ; on comprend qu'au moment de l'effondrement de ceux-ci, le don s'efface, et le technicien privé de cet influx, n'a plus de zèle ni de talent. Il n'y a plus de voix, il n'y a plus de don, et parce qu'il n'y a plus de mythe qui nourrisse la parole il n'y a plus de parole, c'est-à-dire de concordance assurée entre la pensée, le discours, l'action technique. Or, c'est de cette concordance qu'est faite la consistance humaine, et la dignité du Canaque. Elle marque l'homme agissant en communion avec les invisibles, et, sous leur action, s'actualisant en vivant le temps d'un aïeul.... Il est intéressant de voir le Mélanésien tenté de retenir ce moment, en répétant le geste ou la phrase qui ont été efficients. Incantation, rythme, formules vont suppléer à tout travail de fabrication conceptuelle.... C'est pourquoi les techniques aussi dégénèrent au fur et à mesure que la parole se vide et le cède au langage. Depuis que les Calédoniens, ces habiles décorateurs et sculpteurs, sont entrés en contact avec la colonisation, ils ne savent plus « la parole du clan », ils ne savent pas davantage manier le ciseau du sculpteur. Comme disait le chirurgien cité plus haut : « Ce n'est plus la même parole. » Mais il se peut que ce ne soit plus aucune parole, si rien ne remplace ce qu'ils perdent, en étant jetés d'emblée dans des écoles de français. Le mot reste profond de ce vieux de Goro, se plaignant, en son français, de l'ignorance de ces jeunes lettrés : — Depuis qu'on les a foutus à l'école, ils ne savent plus rien. Ils ont perdu ce jaillissement de force conceptuelle entretenu par leurs traditions et leur langage, et qui permettait à leurs ancêtres néolithiques, au nom de la parole qui dure, d'organiser une société et de cultiver avec goût un pays. Ainsi les termes ewekë, no, révèlent un sens profond attaché au mot parole. Leur signification explique pourquoi les Houailou devenus chrétiens, et à même de lire les Evangiles dans leur langue, retinrent avec un intérêt inattendu le Prologue de Jean : In principio verbum, au commencement la Parole. Et plus loin : la Parole faite chair. Ces indigènes ne voyaient point là seulement une manière de cosmogonie, de Weltanschauung, mais ils se sentaient situés, dirigés, et pénétrés, parce qu'en leur vie coutumière, ils n'ont de force et de comportement social que lorsqu'en eux se maintient la parole qui dure. Il y a loin de leur parole à celle de Jean, mais cet accueil spontané à ces textes réputés ardus, montre combien le terme no, parole, traduit pour le Canaque la manifestation même de l'être, et, en définitive, le témoignage de soi-même. MAURICE LEENHARDT.

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