VIGNY : Stello

« « A voir toujours présentes à la pensée les images, choisies entre mille, de Gilbert, de Chatterton et d'André Chénier.

» Parce que, ces trois jeunes ombres étant sans cesse devant vous, chacune d'elles gardera l'une des routes politiques où vous pourriez égarer vos pieds.

L'un des trois fantômes adorabies vous montrera sa clef, l'autre sa fiole de poison, et l'autre sa guillo­ tine.

Irs vous crieront ceci: Le Poète a une malédiction sur sa vie et une bénédiction sur son nom.

Le Poète, apôtre de la vérité toujours jeune, cause un éternel ombrage à l'homme du Pouvoir, apôtre d'une vieille fic­ tion, parce que l'un a l'inspiration, l'autre seulement l'attention ou l'aptitude d'esprit; parce que le Poète laissera une œuvre où sera écrit Je jugement des actions publiques et de leurs acteurs; parce qu'au moment même où ces acteurs disparaissent pour toujours à la mort, l'autre commence une longue vie.

Suivez votre vocation.

Votre royaume n'est pas de ce monde, sur lequel vos yeux sont ouverts,· mais de celui qui sera quand vos yeux seront fermés.

L'ESPÉRANCE EST LA PLUS GRANDE DE NOS FOLIES.

Eh! qu'attendre d'un monde où l'on vient avec l'assurance de voir mourir son père et sa mère? D'un monde où de deux êtres qui s'aiment et se donnent leur vie il est certain que l'un perdra l'autre et le verra mourir? Puis ces fantômes douloureux cesseront de parler et uniront leurs voix en chœur comme en un hymne sacré! car la Raison parle, mais l'amour chante.

L'ensemble.

- Alfred de Vigny n'a pas été seulement le grand poète des Destinées.

Il a écrit des pièces de théâtre, des romans : Servitude et grandeur militaire, Cinq-Mars, Stella.

C'est de ce dernier que nous extrayons le fragment ci-contre.

Il est important à plusieurs titres : on en dégage d'abord le caractère autobiographique.

Stella représente Vigny lui-même qui, déçu par la politique après ses insuccès électoraux, maudit le pouvoir et montre son incompatibilité avec le génie poétique.

Le docteur' Noir, qui symbolise la froide raison, a fait passer sous les yeux du jeune homme les trois images douloureuses des poètes méconnus par l'autorité sociale : Gilbert, Chatterton, André Chénier, et il conclut que le poète ne doit rien avoir de commun avec l'homme politique, car leurs voies sont diffé­ rentes et même opposées.

Ce passage met aussi en valeur les idées romantiques sur la gran­ deur et la supériorité infinie du poète, qui a une sorte de rôle divin et devrait tenir le premier rang dans la société et dans la cité.

Enfin, le pessimisme profond et général de Vigny se manifeste dans les dernières lignes, où, s'inspirant du philosophe allemand Shopenhauer, il rejette, dans leur essence, le monde et l'humanité.

Le style.

- Vigny prosateur ne présente pas les mêmes carac­ tères que Vigny poète; il se rattache davantage ici à la forme des ~ (. »