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Dans l'ensemble des connaissances, qu'est-ce qui est science ?

Publié le 02/04/2015

Extrait du document

SCIENCE___________________________________

Chacun de nous possède de la science un concept normatif abstrait : est science la connaissance vraie, dont la vérité est établie selon certains critères (dont il a une conception plus ou moins vague) ; il en possède aussi un concept descriptif qui lui sert dans une conjoncture culturelle donnée à faire signe vers tel ou tel ensemble déterminé de connaissances que l'on peut désigner, apprendre ou rejeter. C'est toujours à partir d'un concept normatif que nous parlons de la science en général, visant par là non seulement l'ensemble de toutes les connaissances que nous pouvons décrire comme étant des sciences, mais surtout une forme commune à chacune d'entre elles, déter­minant les critères généraux de scientificité à partir de quoi on les reconnaît comme science.

Une simple question suffit alors à faire comprendre l'ambiguïté de tout jugement concernant la scientificité d'une connaissance : quand nous disons par exemple que la physique est une science, recon­naissons-nous un fait qui vaut par lui-même (d'où naît un concept descriptif), ou établissons-nous une évaluation à partir d'un concept normatif ?

Cette ambiguïté rejaillit sur la philosophie qui en tant au moins qu'elle est théorie de la connaissance, s'efforce de répondre à quatre questions :

1 — Dans l'ensemble des connaissances, qu'est-ce qui est science ?

2 — Pourquoi cela est-il science ?

3 — Pourquoi devons-nous croire qu'une science est vraie ?


4 — Comment pouvons-nous produire de la science (1) ? La réponse à ces questions est-elle susceptible de fournir une norme universelle, ou est-elle la simple élucidation d'un fait ?

1. De façon générale, la réflexion philosophique est caracté­risée par la bi-polarité du descriptif et du normatif. D'un côté on reconnaît que certaines connaissances sont des sciences (par exemple les mathématiques), on essaie de décrire ce qui les particularise, de l'autre on s'efforce dans l'élaboration des critères de scientificité d'établir une norme universelle qui non seulement justifierait cette reconnais­sance, mais fonderait la valeur de la science. Par là apparaît que la tentation de la philosophie est d'ériger le pôle normatif en un absolu, ce qu'elle fait en affirmant que la science est une connaissance rationnelle de l'homme et du monde, et en déterminant les normes de la connaissance rationnelle.

Les philosophes grecs (Platon, Aristote) pensaient que cette connaissance devait être universelle, c'est-à-dire valoir pour tout (il n'y a de science que du général) et pour tous (il n'y a pas de science privée), qu'elle devait respecter certaines procédures de production, notamment être la connaissance des essences (2), se déployer à partir de principes assurés en respectant l'ordre logique, et être à soi-même sa propre fin (la science est désintéressée, elle se contente de contempler le monde). A partir de là, il est possible de classer toutes les sciences par rapport à leurs objets respectifs, et de les subordonner les unes aux autres d'après l'ordre logique où on les déduit des premiers principes.

La physique qui s'élabore avec Galilée et Newton correspond à l'établissement d'un domaine scientifique dont la description ne saurait correspondre à ce concept normatif. Elle utilise les mathématiques qui deviennent non plus la connaissance d'essences abstraites, mais l'instrument de la connaissance du réel ; elle se réfère constamment à une manipulation du réel, qui prendra le nom d'expérimen­tation ; au fur et à mesure que se développe sa liaison avec la technique, puis l'industrie, elle n'apparaît plus seulement comme un projet de connaissanceemais un projet de domi­nation du réel.

La philosophie classique œuvre à mettre au jour un nouveau concept normatif, entendons par là une nouvelle définition de la scientificité et de son fondement. L'expérience fait partie intégrante de la rationalité scientifique, et face à une raison qui appartient au sujet de la connaissance, on se doit de poser un objet (3), le « scientifiquement — connais­sable — çn — général « qui détermine les limites de la science (4) (ainsi par exemple Dieu cesse d'être objet de science. on ne cherche plus les fins de l'univers mais


comment les phénomènes se produisent). Les normes de la scientificité se définissent non seulement dans une raison logico-mathématique donnée a priori, mais dans des principes généraux qui, comme le principe de causalité, sont autant de thèses sur la nature de l'objet scientifique.

2.    La tentative d'élaborer les normes absolues de la scienti­ficité correspond parfaitement au projet philosophique de fonder la connaissance dans l'activité d'un sujet rationnel, elle se heurte pourtant à de fortes objections. Tout concept normatif de science, loin d'être a priori, semble dépendre étroitement de l'état du savoir à l'époque où la philosophie le construit. La tentation philosophique de la normativité semble n'être que la tentative d'ériger en norme un concept descriptif. Outre que cette procédure paraît bien n'être qu'une pétition de principe, elle conduit à d'étranges inconséquences. C'est ainsi que le XIXe siècle érigeant en modèle les sciences expérimentales de la nature, on a pu refuser la scientificité aux sciences humaines, et que devant la soudaine mutation apportée à la forme du savoir par la relativité (5), la mécanique quantique, ou la théorie des ensembles et ses paradoxes, on a pu voir au tournant de ce siècle, une crise de la raison (6) et de la science, là où s'effectuait un changement historique. Ne serait-il pas préférable de s'en tenir à un concept de science purement descriptif, et par là relatif ?

3.    L'épistémologie contemporaine semble parfois se cantonner à ce projet, et partant renoncer aux questions traditionnelles exposées plus haut. On n'en rompt pas pour autant avec toute normativité, il suffit pour s'en apercevoir de poser la question : la chimie prélavoisienne est-elle une science ? (7). Personne (parmi ceux qui connaissent la chimie) ne soutiendra que la « chimie « de Marquez est vraie ; les philosophes classiques en conclueraient qu'elle n'est pas une science, et par conséquent ne doit pas corres­pondre aux critères de scientificité. Meyerson (1832-1915) qui, dans son ouvrage Identité et réalité, 1908, est le premier à se livrer à une étude descriptive de la science, répondrait qu'il paraît bizarre qu'une activité culturelle aussi importante n'ait pas été une science, et il montrerait que puisqu'y sont

à   l'ce uvre des procédés rationnels généraux (principes d'identité et de causalité), il ne se trouve aucune raison de ne pas lui accorder le nom de science au même titre qu'à notre chimie. Bachelard répondrait que véritablement rien ne peut être identique entre une vision anthropomorphique de l'univers et une connaissance mathématisée ouverte sur le progrès technique. Dans les trois cas il y a utilisation d'une norme, la première est celle de la vérité, la seconde d'une rationalité éternelle (qui n'est plus même garantie de vérité), la troisième que dégage une épistémologie historique (8) est plus complexe.


La scientificité est posée du point de vue d'une connaissance actuelle, et par récurrence seulement permet de déterminer la rupture qui sépare la science de ce qui n'est pas science, Cela suppose :

1 — que soit conçu comme science ce qui se présente actuel­lement comme tel ;

2 — que toute science soit autonome en ce qu'elle se donne à chaque instant sa norme ;

3 — que les formes de la rationalité soient conçues dans leur mutabilité historique, et par conséquent en rapport avec les objets dont elles expriment la connaissance. De tout cela on pourrait tirer les critères généraux de scientificité : une science sans histoire n'est pas une science ; ne l'est pas non plus une connaissance isolée ; est scientifique ce qui peut être repris dans la connaissance actuelle.

Ces critères ne permettent pas de sortir de la science, pour dire ce qui est scientifique, et indiquent simplement que pour produire de la science, il faut se mettre à l'école d'une science. Par là, on signifie qu'aucun critère absolu de scienti­ficité ne peut permettre de faire l'économie du processus réel par lequel la connaissance scientifique est produite ; la scientificité n'existant pas hors des sciences concrètes, elle n'est qu'une construction abstraite de l'esprit, parfois utile, parfois embarrassante, toujours relative.

·      La reconnaissance de l'autonomie de la science par rapport à toute normativité externe, et corollairement de l'autonomie de chaque science par rapport à une forme générale de scientificité peut s'apparenter au scientisme (seule la connaissance scientifique est vraie) ou au positi­visme (seul le développement des sciences et des techniques peut apporter le bonheur). C'est pourquoi on ne peut éluder la question des fins de la science ; l'autonomie de la science (9) est-elle indépendante, indifférente, par rapport à toute fin, ou s'accompagne-t-elle de la position d'une fin déterminée ? L'existence des sciences dans les pays techni­quement avancés est étroitement connectée à l'organisation du travail, voire à l'industrie de guerre ; dans la mesure où la recherche scientifique est organisée, planifiée, subven­tionnée, elle dépend de buts politiques. Une critique de ces fins peut-elle épargner la science ? Si elle le fait, il faut conclure à la neutralité morale de cette dernière ; sinon, il faut en rendre la valeur épistémologique relative au' type de société dans laquelle on la rencontre (10) : peut-on le faire sans nier la scientificité de notre science, ce quiparadoxa-lement n'est possible qu'en posant une autre scientificité, qui à défaut de se produire, comme science, ne sera jamais qu'une norme vide (11) ?

1.  Voir méthode.

2.  Voir ontologie.

3.  Voir objectivité.

4.  Voir Kant.


6. Les concepts principaux de la science (espace, temps, vitesse, infini) avaient été érigés en normes intangibles et étaient devenus des attributs de la raison : leur remise en cause par l'évolution des disciplines scientifiques devient alors remise en cause de la rationalité.

7. Nous choisissons cette question parce qu'elle a été prétexte pour Bachelard à critiquer les theories de Meyerson (voir Le Rationalisme appliqué, p. 9).

8. Voir Bachelard, Canguilhem.

9. Il ne faut pas confondre l'autonomie de la pensée scientifique avec la réalité sociologique qui, dans notre société, fait de la science la possession d'un petit nombre et non l'affaire de tous. Il y a là une véritable aliénation qui a sa source (et son remède) dans un système d'éducation. De cette aliénation, naît le mythe d'une science absolue au nom de laquelle certains pourraient parler et offrir à d'autres un savoir incontrôlable, susceptible d'être su sans être effectué, c'est-à-dire simplement reçu ; de là aussi la possibilité de faire fonctionner le mythe à justifier ce qui n'a aucun rapport à la science (les extra­terrestres, la parapsychologie, etc.).

10.  Voir idéologie.

 

11.  Le problème est alors de savoir quel sens accorder à des affirmations comme celle-ci : « S'il y avait un changement dans le sens du progrès qui briserait le lien entre la rationalité de la technique et celle de l'exploitation, il y aurait un changement dans la structure même de la science — dans le projet scienti­fique — les hypothèses de la science, sans perdre leur caractère rationnel, se développeraient dans un contexte expérimental essentiellement différent (celui d'un monde pacifié) et par conséquent la science aboutirait à des concepts de la nature essentiellement différents, elle établirait des faits essentiellement différents, une société vraiment rationnelle subvertirait l'idée de raison « (Marcuse, L'Homme unidimensionnel, trad. franç. p. 290).

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