Le problème de la révision était, on en conviendra, on ne peut plus clairement posé. Une majorité simple dans une Assemblée précédente avait interdit à la majorité de l'Assemblée suivante de défaire ce qu'elle avait fait... Au nom de quelle légitimité supérieure, de quelle transcendance singulière? Nul ne le savait. Le peuple souverain se serait-il exprimé directement et solennellement? En aucune manière. En fait, es constituants, même si leurs arrière-pensées n'étaient pas les mêmes, s'étaient accordés pour figer la situation. Chaque faction y avait contribué, espérant bien tirer bénéfice d'un dispositif conçu non pour avantager l'un ou l'autre groupe mais pour n'en défavoriser aucun. A présent, chacun sent bien que le blocage des issues peut déboucher sur un drame. Les constituants ont pris a France au piège. En voulant gagner du temps pour leurs causes respectives, ils ont tranformé le pays en oudrière. e n'est un secret pour personne que la droite conservatrice, toutes tendances confondues, ne peut accepter la erspective de la défaite électorale que laissent présager les résultats des élections partielles. Il est non moins vident que la gauche n'admettra pas qu'on la prive d'une victoire à laquelle elle croit de plus en plus. Bien des ndices donnent à penser qu'elle est prête à l'affrontement. Ici et là, se forment des sociétés secrètes. Le oindre village a son meneur, souvent entré dans une semi-clandestinité, qui prépare « la revanche «. abilement les montagnards essaient de gagner à leur cause une paysannerie plongée dans un profond arasme. arallèlement, de nombreuses pétitions, qui affluent de tous les côtés, sont venues appuyer les voeux déjà mis par les conseils généraux. Le sentiment dominant du pays est clair, et sans aucune équivoque: il faut éviser, donc permettre la réélection. e débat s'engage bientôt à l'Assemblée. Le 8 juillet 1851, Tocqueville, rapporteur de la commission de évision -- commission dont la création résulte d'une proposition signée par de Broglie au nom de deux cent trente-trois représentants -- dépose ses conclusions: elles sont favorables. L'auteur de la Démocratie en Amérique n'en dissimule pas les véritables motifs : il faut à tout prix éviter une réélection illégale en 1852. C'est reconnaître -- et voilà un avis autorisé -- que dans l'hypothèse d'une candidature de Louis Napoléon, la réélection du prince ne serait qu'une formalité. Berryer, tout légitimiste qu'il est, ne fait que renchérir: « Seule, la révision pourrait, avoue-t-il, empêcher Louis Napoléon de se maintenir au pouvoir de manière inconstitutionnelle. « t pourtant, si incontournables que soient les données du problème, la révision va échouer. Elle n'obtient à l'Assemblée que 446 voix contre 278. La majorité constitutionnelle étant de 543 voix, le projet est donc epoussé. es limites de l'absurde sont ainsi franchies, sous le regard des citoyens ; comment faire admettre à ceux-ci u'il faut, pour réviser la Constitution, une majorité plus forte que pour la voter! Une erreur peut toujours être commise par une majorité parlementaire ; il n'y a rien là de dramatique lorsqu'une autre majorité peut la orriger. Or, cela n'est pas possible dans le cas d'espèce. Tout bien considéré, il s'agit ni plus ni moins d'une disposition scélérate empêchant la libre expression du suffrage universel. Cette turpitude est d'autant plus sensible à l'opinion que l'échéance de 1852 prend peu à peu la dimension d'un ythe. Un mythe empoisonnant, dévastateur, source de grande peur pour les uns, de folles espérances pour es autres. a chanson de Pierre Dupont : Viens en déployant ta lumière, mil huit cent cinquante-deux illustre bien ce climat de psychose, fait d'espoir et d'appréhension. On prévoyait que les exclus du suffrage universel iraient voter quand même, au besoin par la force, ajoutant ainsi à la confusion et au désordre. Et dans ce contexte général d'incertitude et d'instabilité, les fermetures d'usines, les conflits sociaux, les disettes, l'épidémie de choléra ajoutaient encore au malaise des esprits. Car la crise économique allait de pair avec la crise politique: les quelques signes de reprise enregistrés en 1849 et 1850 n'avaient pas été confirmés... Comment s'étonner, dès lors, que pour tant de citoyens des deux camps antagonistes, il n'y ait qu'un arbitre possible, qu'un sauveur désigné: Louis Napoléon. Marx l'a parfaitement expliqué : « Quel effet devaient produire [...] la lutte entre le Parlement et le pouvoir exécutif, la fronde des orléanistes et des légitimistes, les conspirations communistes du midi de la France, les espèces de jacqueries dans les départements de la Nièvre et du Cher, les réclames des différents candidats à la présidence, les recettes charlatanesques des journaux, les menaces des républicains de défendre la Constitution et le suffrage universel les armes à la main, les évangiles des héros in partibus émigrés à l'étranger qui prophétisaient la fin du monde pour le 2 mai 1852 ? « On comprend que dans cette bruyante et incroyable confusion de fusion, révision, prorogation, constitution, conspiration, coalition, émigration, usurpation et révolution, le bourgeois affolé se soit mis de rage à crier à sa république parlementaire : "plutôt une fin effroyable qu'un effroi sans fin". « Mais, si Louis Napoléon peut, sans coup férir, à l'occasion d'une élection présidentielle ou d'un plébiscite, réunir ur son nom une large majorité, les choses sont ainsi faites que, faute du soutien d'un véritable parti, il ne peut empêcher, lors d'élections législatives, la dispersion de ses partisans potentiels entre des formations irréductiblement hostiles. La synthèse que le pays attend, il n'a donc pas d'autre solution que de l'imposer, puisqu'on lui refuse toute autre voie. Et l'on n'a aucune raison de douter que, s'il envisage cette solution, c'est en vue d'une conciliation, d'une réconciliation, que nul autre ne peut obtenir. Pourtant, Louis Napoléon hésite à franchir le Rubicon, pour employer la référence dont il fera lui-même usage. Il est pris entre son entourage qui le presse, l'analyse politique d'une situation bloquée dont on ne sait comment sortir, et le pressentiment des difficultés qu'il aura à justifier la faute qu'on ne va pas manquer de porter à son débit. D'où sa volonté, éperdue, de trouver en dernière minute une solution qui pourrait tout sauver. Cela tient de l'acharnement thérapeutique. On a cru, une fois de plus, à de l'indécision. En fait, il tente désespérément d'éloigner de ses lèvres un calice dont il voudrait tant ne pas goûter le breuvage... Mais le temps presse. L'urgence se confirme. Il va bien falloir que, d'une manière ou d'une autre, une solution intervienne et que soit tranché le noeud gordien. Ne peut-il tout redouter de l'Assemblée? Les rumeurs d'un complot orléaniste ne se font-elles pas toujours plus insistantes? La reine Victoria, à la suite de Palmerston, s'en fera plus tard l'écho. Elle écrira ainsi au roi Léopold: « Je crains que le pauvre Joinville eût quelque idée, quelque idée folle d'aller en France... La candidature de Joinville fut, à tout point de vue, très déraisonnable et amena Louis-Napoléon à suivre un cours si désespéré... « En tout cas, le président est décidé à saisir la plus proche occasion pour frapper un grand coup. Ce pourra être une ultime tentative de conciliation ou, à défaut, l'annonce qui prépare le dénouement. Ainsi, s'il passe à l'acte, c'est qu'il aura définitivement constaté qu'il n'est pas d'autre façon « d'épargner à [la] Patrie et à l'Europe, peutêtre, des années de trouble et de malheur... « *** Cette occasion, la dernière, est donnée par la rentrée parlementaire et le traditionnel message du président sur l'état de la France. Il la saisit, le 4 novembre 1851. ans un texte qui est un véritable chef-d'oeuvre politique, et qu'il faut lire ou relire avant de porter sur la suite quelque jugement que ce soit, il propose un ultime moyen d'éviter le coup d'État et en rejette par avance, s'il devait s'accomplir, la responsabilité sur l'Assemblée. En fait, il met à celle-ci le marché en main : ou bien elle rétablit, comme il le suggère, le suffrage universel, ce qui peut ouvrir une nouvelle voie à la révision ; ou bien c'est elle qui sera entrée dans l'illégitimité. Sa description de la situation du pays est à la fois précise et saisissante. Personne ne peut contester que le ableau qu'il brosse correspond à la triste réalité : « L'état de malaise général tend chaque jour à s'accroître. artout, le travail se ralentit, la misère augmente, les intérêts s'effrayent et les espérances anti-sociales 'exaltent à mesure que les pouvoirs publics affaiblis approchent de leur terme... « n deux phrases, tout est dit! Il n'existe qu'un moyen d'en sortir, affirme-t-il: rétablir le suffrage universel, c'est-à-dire « le seul principe qu'au milieu du chaos général la providence ait maintenu debout pour nous rallier «. Il annonce donc un projet de loi pour abroger la loi du 31 mai. Habilement, Louis Napoléon prend l'Assemblée à on propre jeu : J'appelle votre attention particulière sur une [...] raison, décisive peut-être. Le rétablissement du suffrage niversel sur sa base principale donne une chance de plus d'obtenir la révision de la Constitution. Vous n'avez as oublié pourquoi, dans la session dernière, les adversaires de cette révision se refusaient à la voter. Ils 'appuyaient sur cet argument qu'ils savaient rendre spécieux: la Constitution, disaient-ils, oeuvre d'une ssemblée issue du suffrage universel, ne peut pas être modifiée par une Assemblée issue du suffrage restreint. Que ce soit là un motif réel ou un prétexte, il est bon de l'écarter et de pouvoir dire à ceux qui veulent lier le pays à une Constitution immuable : voilà le suffrage universel rétabli; la majorité de l'Assemblée soutenue par deux millions de pétitionnaires, par le plus grand nombre des conseils d'arrondissement, par la presque unanimité des conseils généraux, demande la révision du pacte fondamental: avez-vous moins confiance que nous dans l'expression de la volonté populaire? « La question se résume donc ainsi pour tous ceux qui souhaitent le dénouement pacifique des difficultés du jour. « C'est de belle facture. Ce n'est pas forcément le chef-d'oeuvre d'hypocrisie que certains ont voulu y voir, sous le prétexte qu'à cette date presque tous les participants au coup d'État sont en place. Pourquoi, plus simplement, ne pas admettre que Louis Napoléon a voulu faire face à toute éventualité? Des preuves existent qu'il a attendu, en vain, un geste de l'Assemblée, et qu'il le souhaitait. Au demeurant, sa foi dans le suffrage universel ne saurait être suspectée. Non seulement il en a fait la base de toute sa doctrine politique mais il sait, bien sûr, qu'il n'a rien à en craindre et tout à en espérer. Et pourquoi donc mettre en doute sa sincérité quand il dénonce le contenu de la loi du 31 mai, et ce qu'elle a modifié dans l'élection présidentielle ? Car il est vrai que « demander le tiers [des suffrages] au lieu du cinquième, [c'est] dans une certaine éventualité ôter l'élection au peuple pour la donner à l'Assemblée. C'est donc changer positivement les conditions d'élection du Président de la République «. On pourra objecter que Louis Napoléon ne s'est pas opposé, à l'époque, à la loi du 31 mai. Chacun sait cependant qu'il hésita, son attitude étant mise au compte de l'espoir qu'il nourrissait de s'attirer les bonnes grâces des parlementaires dans le processus de révision. Espoir d'ailleurs déçu. De toute façon, Louis Napoléon, admet à présent que les intentions du législateur n'étaient peut-être pas mauvaises, mais que leurs effets sont allés bien au-delà de ce qui était prévu. Et, ajoute-t-il, « en se rappelant les circonstances dans lesquelles elle fut présentée, on avouera que c'était un acte politique bien plus qu'une loi électorale, une véritable mesure de salut public [...]. Mais les mesures de salut public n'ont qu'un temps limité «. On peut évidemment entretenir un dernier doute sur la réalité de l'intention de Louis Napoléon « de proposer tous les moyens de conciliation et de faire tous [ses] efforts pour amener une solution pacifique, régulière, légale «. Se serait-il réellement satisfait du simple rétablissement du suffrage universel, ou aurait-il exigé, de surcroît, une révision constitutionnelle que cette Assemblée, il en avait conscience, ne voulait décidément pas voter? Dans cette question réside toute l'incertitude sur le jugement moral à porter sur Louis Napoléon. Un passage de son discours -- reprenant explicitement ses propos de l'année précédente -- donne à penser que sa sincérité est entière. Cette citation, ce rappel, il eût pu s'en passer sans affaiblir son argumentation. Et pourtant, il semble y tenir: « Déjà, dit-il, dans mon dernier message, mes paroles à ce sujet, je m'en souviens avec orgueil, furent favorablement accueillies par l'Assemblée. Je vous disais: « "L'incertitude de l'avenir fait naître bien des appréhensions en réveillant bien des espérances. Sachons tous faire à la Patrie le sacrifice de ces espérances et ne nous occupons que de ses intérêts. Si dans cette session, vous votez la révision de la Constitution, une constituante viendra refaire nos lois fondamentales et régler le sort du pouvoir exécutif. Si vous ne la votez pas, le peuple en 1852 manifestera solennellement l'expression de sa volonté nouvelle. Mais quelles que puissent être les solutions de l'avenir, entendons-nous afin que ce ne soit jamais la passion, la surprise ou la violence qui décident du sort d'une grande Nation". « Le message est donc très clair: Louis Napoléon propose à l'Assemblée le moyen d'éviter le coup d'État, mais il lui signifie aussi qu'elle en porterait en tout état de cause la responsabilité. Pourtant l'Assemblée ne va pas saisir la perche qui lui est ainsi tendue. La proposition de Louis Napoléon est débattue et rejetée. De peu : il s'en fallut de sept voix, le 12 novembre. Les républicains avaient joint leurs voix aux hommes du parti de l'Élysée. En vain. Avec le parti de l'Ordre, au moins dans sa fraction la plus extrême, le divorce est désormais total. Depuis le 27 octobre, un nouveau gouvernement est en place, d'où émerge la personnalité de Thorigny, ministre de l'Intérieur. *** L'affaire des questeurs va porter la tension à son paroxysme, les deux clans donnant le sentiment qu'ils mettent leurs forces en place pour l'affrontement final. Il s'agit pour les questeurs, responsables du fonctionnement de l'institution parlementaire, de permettre à l'Assemblée d'organiser sa propre protection militaire, en dehors de l'exécutif et du commandement. On peut, certes, interpréter leur proposition comme la recherche d'un moyen de défense autonome de l'Assemblée ; elle peut se présenter aussi comme la préparation d'un mauvais coup contre le président luimême. Le scénario probable en est connu de tous: mise en accusation du président, intervention de l'armée suivie d'une arrestation. Chacun retient son souffle : si la proposition passe, tout devient possible. L'enjeu n'est donc pas seulement symbolique: il est bel et bien concret.