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Publié le 30/12/2017

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Diderot : Supplément au voyage de Bougainville, ou dialogue entre A et B sur l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas (1772). Résumé : Le Supplément au voyage de Bougainville de Denis Diderot présente une critique de la société européenne du XVIIIè siècle et du processus de civilisation par contraste d’avec la société tahitienne, tout entière naturelle, décrite par Bougainville. L’examen des normes de la sexualité est l’occasion de révéler l’obscurantisme des Lumières et les effets pervers d’une civilité régie par des codes contradictoires, le code moral, le code civil et le code religieux. A l’inverse, la libre sexualité tahitienne permet de définir ce que serait une société heureuse, régie par le seul code de la nature. Mais cette société naturelle est inéluctablement perdue. Quelle attitude politique peut-on alors adopter dans une société civilisée dont les normes mettent les humains en contradiction avec eux-mêmes ? On examine la manière dont Diderot met ce problème en scène et les conséquences politiques qu’il nous invite à en tirer. C’est d’un court dialogue rédigé en 1772 (mais qui ne fut publié qu’après sa mort, en 1796 – Diderot, né en 1713 étant mort en 1784), que nous allons parler ici : Le Supplément au voyage de Bougainville, sous titré : « De l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas ». Dans ces années-là, entre 1772 et 1774, Diderot écrit plusieurs textes courts qui composent un ensemble thématiquement cohérent : Ceci n’est pas un conte, Mme de la Carlière, le Supplément ou encore l’Entretien d’un père avec ses enfants ou l’Entretien avec la Maréchale de***. Tous ces textes examinent, sous des formes différentes — dialogues, récits, réflexions philosophiques — la question des moeurs, des relations physiques, morales et civiles entre les sexes, la critique des lois et de la religion. Le Supplément offre en quelque sorte une synthèse de ces interrogations dans un dialogue plein d’esprit, à l’allure désinvolte et primesautière, mais en réalité très profond et sérieux entre deux personnages, A et B. Remarquons tout de suite qu’il est inutile de chercher qui de A ou de B est Diderot. Diderot c’est toujours A et B, leur dialogue est le dialogue constant que Diderot ne cesse de mener avec lui-même (ou avec ses amis) et qu’il met en scène pour que nous le menions à notre tour entre nous et nous-mêmes ou avec nos amis. La pensée de Diderot comme son écriture présentent toujours deux caractères qui en rendent la lecture attractive et plaisante : - 1) Diderot pense en marchant et écrit en sautant. Son écriture est extravagante, au sens littéral, parce que sa pensée ne progresse pas déductivement, elle évolue par bonds, par échos, par circonvolutions, puis tout à coup … une fulgurance. Et il nous faut suivre, associer des observations faites ici à des thèses énoncées là mais aussitôt contredites, et pourtant reprises, etc… Tout cela suit cependant un chemin qui nous conduit, l’air de rien, inéluctablement de problèmes en problèmes vers la résolution des questions les plus difficiles auxquelles tout un chacun se trouve confronté s’il s’intéresse à la condition humaine et à la condition sociale. - 2) Mais, et c’est là la deuxième caractéristique de l’écriture de Diderot, elle met en scène les difficultés et les contradictions de la pensée, elle nous conduit au bord des solutions et, lorsqu’on croit les tenir, ces solutions, voilà que Diderot nous abandonne à nous-mêmes, nous laisse seul avec notre propre pensée et nos interrogations, comme s’il nous disait : « j’ai débroussaillé le chemin, je vous ai perdu mais je vous ai aussi ramené aux vraies questions, et maintenant … à vous de jouer. Je ne vous dirai pas ce qu’il faut penser, je vous laisse penser ce que vous pensez qu’il vous faut penser. C’est votre affaire. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela signifie que Diderot n’est pas un « Maître à penser », un maître de conscience, un dogmatique. C’est un pédagogue (celui qui conduit vers le jugement) mais pas un Maître (qui donne des leçons de vérité ou de sagesse, qui dispense des savoirs). Seul l’exercice libre de notre pensée, en première personne, peut nous libérer des tyrans et éclairer le public. Il y a un scepticisme de Diderot qui est sa manière d’être dans la critique sans jamais être dans l’autorité, sans jamais occuper la position du maître. A mes yeux, c’est cela, cette modestie de la pensée jointe à la radicalité de la critique, cet amour de la liberté grâce auquel il s’interdit d’asséner des vérités toutes faites, joint au désir d’émancipation, c’est cela dis-je, qui fait de Diderot un grand et sympathique écrivain autant qu’un grand et précieux philosophe. Alors, dans le Supplément au voyage de Bougainville, de quoi s’agit-il ? D’une critique radicale de la société civilisée – société européenne — du XVIII°, critique énoncée par confrontation de cette société policée, développée, sophistiquée, avec une société naturelle, simple, cohérente avec elle-même, celle de Tahiti qui, elle, suit les seules lois de la nature. Et pour entreprendre cette critique, Diderot va nous raconter une étrange histoire, il va nous rapporter les propos que tiennent deux promeneurs, A et B, à propos du compte rendu que Bougainville a fait de son voyage autour du monde. Le prétexte au dialogue est le suivant. Le 15 novembre 1766, deux vaisseaux quittent le port de Nantes pour un tour du monde, une frégate, La Boudeuse, et une flûte, l’Etoile. Louis Antoine de Bougainville commande l’expédition, il vogue sur La Boudeuse. Les deux navires traversent l’Atlantique, longent la côte orientale de l’Amérique du sud, passent le détroit de Magellan le 5 décembre 1767 et arrivent en vue de Tahiti le 1er avril 1768, où ils restent au mouillage une dizaine de jours. De là, ils font voile vers le cap de Bonne-Espérance qu’ils passent en janvier 1769 : la Boudeuse accoste à Saint-Malo le 16 mars, l’Etoile à Rochefort un peu plus tard, le 24 avril 1769. Deux ans plus tard, le récit de ce voyage est publié. Il connaît un grand retentissement entre autre parce que Bougainville avait ramené un Tahitien avec lui, Aotourou, que toute la bonne société métropolitaine voulait rencontrer. Et puis il avait évoqué l’île de Tahiti comme une île en grande partie dédiée au plaisir sexuel. Diderot a lu le récit de Bougainville, il en fit même un compte rendu pour la correspondance littéraire de Grimm que ce dernier ne publie pas. Il en profite pour l’augmenter et en faire une oeuvre à part entière dans laquelle il va se servir des propos de Bougainville. Il écrit un Supplément qui sera centré sur l’île de Tahiti que Bougainville avait décrite comme la nouvelle Cythère, cette île paradisiaque où les amours sont libres et la vie sexuelle tout entière naturelle, constamment sollicitée en public comme une marque de joie et de sérénité. Qu’est-ce qu’un supplément ? Un supplément n’est pas un complément — ni un complément anthropologique à l’enquête menée par les navigateurs, ni un complément philosophique aux théories de l’état de nature qui abondent au XVIII siècle et dont celle de Rousseau est la plus célèbre. Il ne s’agit pas pour Diderot de compléter les descriptions anthropologiques qu’offre le récit de Bougainville, il n’a jamais mis les pieds à Tahiti. Mais il ne s’agit pas non plus pour lui de fournir quelque spéculation philosophique sur l’état de nature, elle n’aurait aucun fondement anthropologique et serait sans valeur. Le Supplément ne complète rien : il ajoute. Il ajoute un autre texte à un récit — texte que Diderot fait passer pour un supplément non publié écrit par Bougainville lui-même —, et il le présente cet ajout sous la forme d’un dialogue à propos de ce récit et de ce texte. Cet ajout a valeur d’interprétation. Le Supplément est une double interprétation : c’est d’abord une interprétation de la nature (c’est le titre d’un ouvrage de Diderot : Pensées sur l’interprétation de la nature) ; c’est ensuite une interprétation de la société. Diderot va interpréter la société tahitienne qui est une société naturelle pour pouvoir interpréter la société européenne qui est une société policée, oeuvre supposée de la civilisation, de la culture, de l’intelligence, au regard de la première. En quoi consiste cette interprétation ? De quel problème s’agit-il ? Il ne faut pas se tromper de problème. Au cours du XVIII siècle et en liaison avec les voyages, les grandes explorations autour du monde, et la colonisation du nouveau continent américain, au nord comme au sud, se développe une véritable curiosité, un véritable intérêt pour les questions qu’on appellera plus tard anthropologiques : comment vivent les autres sociétés (les «autres», ce sont les non Européens) ? Mais la plupart du temps, cet intérêt prend la forme de ce qu’on appellera le « primitivisme », à savoir une approche des sociétés autres comme des sociétés « primitives » qu’on juge à un stade plus élémentaire du développement de l’humanité. Vous comprenez que selon cette perspective, on présuppose : - une histoire continue et progressive de l’humanité qui va du primitif au développé (théorie du développement qui fait qu’on parlait hier encore de sociétés « sous développées » ou aujourd’hui de sociétés « en voie de développement ») - une homogénéité des modes de développement qui permet de penser que les sociétés qu’on dit « primitives » sont dans l’état où étaient les nôtres (aujourd’hui avancées) à l’aube de l’histoire. Ce qui veut dire que le seul modèle de développement d’une société est celui de la société européenne qu’on connaissait au XVIII° siècle. Diderot, qui a beaucoup d’esprit, sait déjà que tout cela ce sont des fadaises. Et il va se server du Supplément pour l’établir. Comment ? En conséquence de ce modèle développementaliste lié au primitivisme, une question beaucoup discutée à cette époque est celle de savoir si la vie des « sauvages » n’est pas préférable à celle des « civilisés », ou encore si l’état de nature n’est pas un état de perfection dont le développement des sociétés nous aurait éloigné et qu’il nous faudrait retrouver. Diderot discutera de cela mille fois, comme tous ses contemporains. Mais sa réponse est tranchée par un argument qui est rappelé dans le Supplément et que je ne fais qu’évoquer : on vit plus longtemps dans les sociétés policées, donc cette vie est préférable à la vie sauvage. Si Diderot tranche une question, alors que je vous ai dit qu’il avait pour habitude de ne pas le faire, de laisser les réponses en suspens, c’est que c’est tout simplement une mauvaise question. Les questions pour lesquelles on a des réponses sont celles qu’il n’était pas intéressant de poser. Il faut donc prendre le problème autrement. L’histoire de l’humanité n’est pas celle d’une longue déchéance d’un état initial parfait — le paradis perdu d’une nature primitive. Mais ce n’est pas non plus celle d’un progrès continu des Lumières, d’une construction maîtrisée de la raison qui offrirait aux hommes un avenir radieux. Non. Et c’est ce que démontre Tahiti. La Tahiti de Diderot sert à montrer que cette histoire est à la fois celle d’un déclin et celle d’un progrès, celle d’une dénaturation de l’homme qui le fait évoluer mais aussi en même temps, celle d’une socialisation qui le dénature et lui fait perdre ses qualités. Au coeur des Lumières, dont il est un des plus fervents promoteurs, Diderot intente ainsi le procès des Lumières. L’île de Tahiti n’est ni une origine (perdue) ni une utopie (à édifier par la raison) : elle ne figure pas un autre monde, idéal, situé dans un avant originaire ou dans un horizon à venir à la fin de l’histoire. Non, cette île, existe bel et bien aujourd’hui, et elle appartient à notre monde dont on découvre chaque jour des contrées inconnues. Tahiti est notre contemporaine dans l’histoire ; et cependant, elle est l’envers de notre société pour ce qui concerne les moeurs, les lois, la sociabilité humaine, car elle était jusqu’à l’arrivée très récente des Européens, restée à l’écart du « développement » que les sociétés occidentales ont connues. Elle est donc, en quelque sorte, vierge de tous les défauts que les sociétés civilisées ont développés avec le développement du commerce, des lois civiles et morales, du pouvoir politique et des dogmes religieux. C’est une autre société que la nôtre mais dans notre monde commun. Tahiti indique donc qu’il existe aujourd’hui, dans notre monde, d’autres manières d’exister pour une société que celle qu’ont privilégiée les sociétés européennes. Et, comme on va le voir, qu’on y vit bien, très agréablement. Le problème du problème Mais l’affaire n’est pas si simple. Ce serait trop facile. On a repéré le problème, l’opposition de deux sociétés, l’une naturelle, l’autre artificielle ; mais voilà que ce problème pose lui-même un problème. Car il ne s’agit pas d’opposer tout simplement la merveilleuse île de Cythère qu’est Tahiti, tout entière naturelle, à l’horrible continent européen tout entier perverti. C’est vrai que les deux univers coexistent dans le même monde, on l’a dit, à distance l’un de l’autre. Mais c’est vrai aussi que tout cela est fini. Dès lors que les Européens découvrent Tahiti, posent le pied sur le sol de Tahiti, c’en est fini de Tahiti. Diderot a un coup de génie, un vrai coup de génie. Il a compris ce qu’est la « découverte » des nouveaux mondes, ce que cela signifie et implique. Et à vrai dire, il a compris, avant tout le monde, avec une clairvoyance inégalée, ce que signifie ce que nous appelons, nous aujourd’hui, la « mondialisation » ou plutôt la globalisation. Et cela, Diderot le met en évidence tout de suite. Comment ? Le dialogue est composé de cinq parties. La première, qui commente le récit de Bougainville, nous conduit, comme on l’a dit, à la présentation d’un supplément ignoré qui sera évoqué et discuté dans les quatre autres parties. La deuxième partie s’intitule « Les adieux du vieillard ». C’est par elle que commence véritablement la présentation du supposé supplément de Bougainville. Or, elle rend compte du discours qu’un des doyens de l’île adresse à ses compatriotes au moment du départ des Eur...

« Alors, dans le Supplément au voyage de Bougainville , de quoi s’agit-il ? D’une critique radicale de la société civilisée – société européenne — du XVIII°, critique énoncée par confrontation de cette société policée, développée, sophistiquée , avec une société naturelle, simple, cohérente avec elle-même, celle de Tahiti qui, elle, suit les seules lois de la nature.

Et pour entreprendre cette critique, Diderot va nous raconter une étrange histoire, il va nous rapporter les propos que tiennent deux promeneurs, A et B , à propos du compte rendu que Bougainville a fait de son voyage autour du monde. Le prétexte au dialogue est le suivant. Le 15 novembre 1766, deux vaisseaux quittent le port de Nantes pour un tour du monde, une frégate, La Boudeuse , et une flûte, l’Etoile .

Louis Antoine de Bougainville commande l’expédition, il vogue sur La Boudeuse .

Les deux navires traversent l’Atlantique, longent la côte orientale de l’Amérique du sud, passent le détroit de Magellan le 5 décembre 1767 et arrivent en vue de Tahiti le 1er avril 1768, où ils restent au mouillage une dizaine de jours.

De là, ils font voile vers le cap de Bonne-Espérance qu’ils passent en janvier 1769 : la Boudeuse accoste à Saint-Malo le 16 mars, l’Etoile à Rochefort un peu plus tard, le 24 avril 1769. Deux ans plus tard, le récit de ce voyage est publié.

Il connaît un grand retentissement entre autre parce que Bougainville avait ramené un Tahitien avec lui, Aotourou, que toute la bonne société métropolitaine voulait rencontrer.

Et puis il avait évoqué l’île de Tahiti comme une île en grande partie dédiée au plaisir sexuel. Diderot a lu le récit de Bougainville, il en fit même un compte rendu pour la correspondance littéraire de Grimm que ce dernier ne publie pas.

Il en profite pour l’augmenter et en faire une oeuvre à part entière dans laquelle il va se servir des propos de Bougainville.

Il écrit un Supplément qui sera centré sur l’île de Tahiti que Bougainville avait décrite comme la nouvelle Cythère, cette île paradisiaque où les amours sont libres et la vie sexuelle tout entière naturelle, constamment sollicitée en public comme une marque de joie et de sérénité. Qu’est-ce qu’un supplément ? Un supplément n’est pas un complément — ni un complément anthropologique à l’enquête menée par les navigateurs, ni un complément philosophique aux théories de l’état de nature qui abondent au XVIII siècle et dont celle de Rousseau est la plus célèbre.

Il ne s’agit pas pour Diderot de compléter les descriptions anthropologiques qu’offre le récit de Bougainville, il n’a jamais mis les pieds à Tahiti.

Mais il ne s’agit pas non plus pour lui de fournir quelque spéculation philosophique sur l’état de nature, elle n’aurait aucun fondement anthropologique et serait sans valeur.

Le Supplément ne complète rien : il ajoute .

Il ajoute un autre texte à un récit — texte que Diderot fait passer pour un supplément non publié écrit par Bougainville lui-même —, et il le présente cet ajout sous la forme d’un dialogue à propos de ce récit et de ce texte. Cet ajout a valeur d’interprétation.

Le Supplément est une double interprétation : c’est d’abord une interprétation de la nature (c’est le titre d’un ouvrage de Diderot : Pensées sur l’interprétation de la nature ) ; c’est ensuite une interprétation de la société. Diderot va interpréter la société tahitienne qui est une société naturelle pour pouvoir interpréter la société européenne qui est une société policée, oeuvre supposée de la civilisation, de la culture, de l’intelligence, au regard de la première. En quoi consiste cette interprétation ? De quel problème s’agit-il ? Il ne faut pas se tromper de problème. Au cours du XVIII siècle et en liaison avec les voyages, les grandes explorations autour du monde, et la colonisation du nouveau continent américain, au nord comme au sud, se développe une véritable curiosité, un véritable intérêt pour les questions qu’on appellera plus tard anthropologiques : comment vivent les autres sociétés (les «autres», ce sont les non Européens) ?. »

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