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cinq petits

Publié le 04/05/2014

Extrait du document

Agatha Christie Cinq petits cochons Traduction nouvelle de Jean-Michel Alamagny LIBRAIRIE DES CHAMPS-ELYSEES INTRODUCTION Carla Lemarchant Hercule Poirot jaugea d'un oeil intéressé la jeune femme qu'on faisait entrer dans son bureau. Elle lui fit une impression favorable. La lettre qu'elle lui avait envoyée était fort peu explicite : c'était une simple demande de rendez-vous, brève et fonctionnelle, sans aucune allusion à son objet. Seule la fermeté de l'écriture indiquait que Carla Lemarchant était une jeune personne. Et maintenant elle était là, en chair et en os, grande, mince, âgée d'une vingtaine d'années - le genre de jeune femme qui ne laissait pas indifférent. Elle portait des vêtements de qualité, un ensemble coordonné manteau et jupe bien coupé et coûteux, de luxueuses fourrures. Le port de tête altier, elle avait le front large, un nez délicatement dessiné et le menton volontaire. Ce qui primait en elle, plus que sa beauté, c'était qu'elle respirait la vie. Hercule Poirot, qui avant son arrivée se sentait vieux, se trouvait à présent rajeuni, plein de vie, régénéré ! Tandis qu'il s'avançait pour la saluer, il fut conscient d'être observé par son regard gris sombre. Un examen attentif. Sérieux. Elle s'assit et accepta la cigarette qu'il lui tendait. Après l'avoir allumée, elle resta une minute ou deux à fumer tout en continuant à l'étudier d'un air songeur, dubitatif. -- Cruel dilemme, n'est-ce pas ? Elle sursauta : -- Je vous demande pardon ? Une voix agréable, dont le léger voile ajoutait à la chaleur. -- Vous êtes en train de vous demander si je suis un charlatan ou bien l'homme qu'il vous faut. Elle sourit : -- Eh bien oui... en quelque sorte. C'est que vous... je ne vous voyais pas exactement comme ça, monsieur Poirot. -- Je suis plus âgé, n'est-ce pas ? Plus âgé que vous ne l'imaginiez ? -- Oui, il y a ça aussi. (Elle hésita.) Vous voyez que je suis franche. Je veux - il me faut - le meilleur détective. -- Alors soyez rassurée, dit-il. Je suis le meilleur ! -- Ce n'est pas la modestie qui vous étouffe, observa Carla. Et pourtant... je serais tentée de vous prendre au mot. -- Il n'y a pas que les muscles qui comptent, fit benoîtement Poirot. Je n'ai pas besoin de me mettre à quatre pattes pour examiner les traces de pas, moi. Ni de ramasser les mégots ou examiner les brins d'herbe. Il me suffit de m'installer dans mon fauteuil et de réfléchir. C'est ça (il tapota son crâne en forme d'oeuf) mon instrument de travail ! -- Je sais, répondit Carla Lemarchant. C'est pour ça que je suis venue vous trouver. Parce que j'ai une chose extraordinaire à vous demander. -- Ah, fit Poirot en l'encourageant du regard, voilà qui est prometteur ! Elle prit une profonde inspiration : -- Je ne m'appelle pas vraiment Carla, mais Caroline. Comme ma mère : on m'a donné son prénom. (Elle s'interrompit un instant.) Quant au nom de famille, je me suis habituée à celui de Lemarchant, alors qu'en fait, c'est Crale. Le front plissé, Hercule Poirot fouilla dans ses souvenirs. -- Crale, murmura-t-il après un moment, ça me dit quelque chose... -- Mon père était peintre - un peintre assez connu. Un grand peintre, même, d'après certains. Et moi, j'en suis intimement persuadée. -- Amyas Crale ? -- Oui. Après un moment, elle ajouta : -- Et ma mère, Caroline Crale, a été accusée de l'avoir assassiné ! -- Attendez, fit Poirot, je me souviens maintenant. Mais c'est assez vague. J'étais à l'étranger, à l'époque. Ça remonte à loin. -- Seize ans. Son visage était tout pâle, à présent, ses yeux deux charbons incandescents : -- Vous vous rendez compte ? On l'a envoyée aux assises et condamnée... Elle a échappé à la corde parce qu'on lui a trouvé des circonstances atténuantes, alors la sentence a été commuée en détention à vie. Mais elle est morte un an seulement après le procès. Tout est fait, tout est dit, tout est fini... -- Et ensuite ? demanda doucement Poirot. Carla Lemarchant pressa ses mains l'une contre l'autre. Elle parla avec lenteur, par phrases entrecoupées, mais avec une singulière intensité. -- Il est important que vous compreniez - que vous compreniez bien - comment j'interviens dans cette histoire. J'avais cinq ans à l'époque de... des événements. Trop jeune pour savoir ce qui s'est passé. Je me souviens de mon père et de ma mère, bien sûr, et aussi de quitter la maison tout d'un coup, d'être emmenée à la campagne. Je me rappelle les cochons, et la grosse fermière, une brave femme - tout le monde était aux petits soins pour moi - et puis surtout la drôle de façon qu'ils avaient de me regarder, les uns et les autres, leurs coups d'oeil furtifs. Je me doutais, comme un enfant peut se douter, qu'il se passait quelque chose de grave, mais je ne savais pas quoi. « Après, j'ai pris le bateau - c'était formidable, ça a duré des jours et des jours. Je me suis retrouvée au Canada, l'oncle Simon est venu me chercher, j'ai habité chez lui et la tante Louise à Montréal. Quand je demandais après papa et maman, on me répondait qu'ils allaient bientôt arriver. Et puis... et puis je crois que je les ai oubliés... je sentais confusément qu'ils étaient morts, sans que personne ne m'ait jamais rien dit, autant que je me souvienne. A ce moment-là, je ne pensais plus du tout à eux, voyez-vous. J'étais heureuse. L'oncle Simon et la tante Louise étaient très gentils avec moi, j'allais à l'école, j'avais un tas d'amis, je ne me rappelais même plus avoir jamais porté un autre nom que Lemarchant. Tante Louise m'avait expliqué que c'était mon nom canadien : j'ai trouvé ça logique, à l'époque. Je m'y suis faite au point d'oublier le premier. Elle releva la tête avec un air de défi : -- Regardez-moi. Si vous me rencontriez comme ça dans la rue, vous vous diriez : « Voilà une fille qui a vraiment une vie toute rose », n'est-ce pas ? J'ai de l'argent, une santé de fer, je ne suis pas désagréable à regarder, je peux profiter de l'existence. A vingt ans, il n'y avait pas une fille au monde avec qui j'aurais échangé ma place. « Seulement voilà, j'avais déjà commencé à poser des questions. Sur mon père et ma mère. Qui ils étaient, ce qu'ils faisaient. Et j'aurais fini par le découvrir... Mais je n'ai pas eu besoin. Quand j'ai eu vingt et un ans, ils m'ont tout expliqué. Ils étaient obligés, puisque j'entrais en possession de ma fortune. Et puis il y a eu la lettre. Une lettre que ma mère avait laissée pour moi quand elle est morte. Son expression changea, se rembrunit. Ses yeux n'étaient plus deux braises ardentes, mais deux cavités sombres : -- C'est là que j'ai appris la vérité. Que ma mère avait été condamnée pour meurtre... l'horreur, quoi. Elle s'interrompit. Puis reprit : -- Il y a autre chose que je dois vous dire. J'avais un fiancé, je voulais me marier. On me disait qu'il fallait attendre, que ce n'était pas possible avant mes vingt et un ans. Quand j'ai lu cette lettre, j'ai compris pourquoi. Pour la première fois depuis le début du récit, Poirot se manifesta et l'interrompit : -- Quelle a été la réaction de votre fiancé ? -- John ? Ça ne lui faisait ni chaud ni froid. Il disait que ça ne changeait rien, en ce qui le concernait du moins, que nous étions John et Carla, que le passé n'avait pas d'importance. Elle se pencha en avant : -- Nous sommes toujours fiancés. Seulement vous savez, ça en a quand même, de l'importance. Pour moi. Et pour John aussi... Pas tant le passé que le futur. (Elle serra les poings.) Nous voulons des enfants. Aussi bien lui que moi. Et nous ne voulons pas avoir peur de les voir grandir. -- Mais voyons, fit Poirot, la violence et le mal ont existé chez nos ancêtres à tous ! -- Oui, bien sûr, seulement en général, on ne les connaît pas. Nous, si. C'est très proche de nous. Et parfois, j'ai vu John me regarder... oh, rien que de petits coups d'oeil furtifs, en un éclair... Alors supposez que nous soyons mariés, que nous ayons une scène... que je le voie me regarder comme ça, et... et se demander... -- Comment votre père est-il mort ? s'enquit Poirot. La réponse fusa, claire et ferme : -- Empoisonné. -- Ah. Il y eut un silence. Puis la fille reprit, d'une voix calme, dénuée d'émotion : -- Dieu merci, vous me paraissez homme raisonnable. Vous mesurez l'importance et les conséquences du problème, vous n'essayez pas de me les masquer et de me débiter de belles paroles de consolation. -- Tout à fait, dit Poirot. Ce que je ne saisis pas, en revanche, c'est ce que vous attendez de moi. -- Je veux épouser John ! répondit simplement Carla. Et je l'épouserai ! Je veux au moins deux filles et deux garçons. Et c'est vous qui allez rendre ça possible ! -- Vous... vous voulez que je parle à votre fiancé ? Non, bien sûr, je dis des bêtises ! Vous attendez sans doute quelque chose de tout à fait différent. Je vous en prie, livrez-moi le fond de votre pensée. -- Ecoutez, monsieur Poirot, que les choses soient bien claires : je vous engage pour enquêter sur une affaire de meurtre. -- Vous voulez dire... ? -- Oui, je veux dire. Une affaire de meurtre est une affaire de meurtre, qu'elle soit vieille d'un jour ou de seize ans. -- Mais mademoiselle... -- Attendez, monsieur Poirot. Vous ne savez pas tout. Un détail très important. -- Oui ? -- Ma mère était innocente. Hercule Poirot se frotta le nez. -- Bien sûr, murmura-t-il. Il est naturel que vous... -- Ce n'est pas du sentiment. Il y a sa lettre. Elle l'a laissée pour moi avant de mourir. On devait me la remettre à ma majorité. Elle l'a écrite pour cette seule et unique raison : que je n'aie pas le moindre doute. C'est tout ce qu'elle disait, qu'elle n'avait rien fait, qu'elle était innocente, que je sois sûre de ça, à jamais. Poirot leva un regard pensif sur ce jeune visage énergique qui le considérait si gravement : -- Tout de même... Carla sourit : -- Non, maman n'était pas comme ça ! Vous pensez qu'elle aurait pu mentir... mentir par sentimentalité ? Elle se pencha en avant avec ferveur : -- Ecoutez, monsieur Poirot, il y a des choses qu'un fils ou une fille sait. Les souvenirs que j'ai de ma mère sont fragmentaires, bien sûr, mais je me rappelle très bien le genre de personne qu'elle était. Elle ne racontait pas d'histoires pour faire plaisir. Si quelque chose devait faire mal - aller chez le dentiste, ôter une épine de votre doigt -, elle ne le cachait jamais. La vérité était une seconde nature pour elle. Je ne lui étais pas particulièrement attachée, mais je lui faisais confiance. Et je lui fais toujours confiance ! Si elle dit qu'elle n'a pas tué mon père, c'est qu'elle ne l'a pas tué. Je ne la vois pas un seul instant écrire solennellement un mensonge alors qu'elle se savait sur le point de mourir. Lentement, comme à regret, Hercule Poirot eut un hochement de tête compréhensif. -- Plus rien ne s'oppose donc à ce que j'épouse John, poursuivit Carla. Mais si m oi j'ai cette certitude, lui il ne peut pas savoir. Il s'imagine que c'est par réflexe naturel que je la crois innocente. Il faut faire la lumière, monsieur Poirot. Et c'est vous qui allez la faire ! -- En admettant que ce que vous dites soit vrai, mademoiselle, seize ans ont passé ! -- Oh, bien sûr, fit Carla Lemarchant, ce ne sera pas facile ! Il n'y a que vous qui puissiez y arriver ! Les yeux de Poirot pétillèrent : -- Vous me passez la pommade, hein ? -- J'ai entendu parler de vous, fit Carla. De vos succès. De la façon dont vous les avez obtenus. C'est l'élément psychologique qui vous intéresse, n'est-ce pas ? Eh bien lui ne change pas avec le temps. Ce sont les éléments tangibles qui disparaissent : un mégot, des traces de pas, des brins d'herbe couchés. Eux sont définitivement perdus. Mais rien ne vous empêche de reprendre l'affaire de zéro, de vous entretenir éventuellement avec les gens qui étaient là à l'époque - ils sont encore tous vivants. Ensuite de quoi, comme vous avez dit tout à l'heure, vous vous installerez dans votre fauteuil pour réfléchir. Et vous découvrirez ce qui s'est très exactement passé... Hercule Poirot se leva. De la main, il se caressait la moustache : -- Mademoiselle, ce sera un grand honneur ! Je justifierai la foi que vous avez en moi. Je vais enquêter sur votre affaire, fouiller dans ces événements d'il y a seize ans et découvrir la vérité. Carla se leva à son tour, les yeux brillants. -- Bien, fit-elle simplement. Poirot brandit cependant un index de mise en garde : -- Un petit instant. J'ai dit que j'allais découvrir la vérité. Je pars, comprenez-le bien, sans idée préconçue. Votre certitude de l'innocence de votre mère n'est pour moi pas une preuve. Que se passera-t-il si je la découvrais coupable ? Elle rejeta fièrement la tête en arrière : -- Je suis sa fille. Je veux la vérité ! -- En avant, donc ! s'écria Hercule Poirot. Ou plutôt non, c'est le contraire : en arrière... LIVRE I 1 L'avocat de la défense -- Si je me souviens de l'affaire Crale ? demanda sir Montague Depleach. Bien sûr, que oui. Très bien, même. Une fort jolie femme. Manquant par contre d'équilibre, de maîtrise de soi. Il lança un regard oblique à Poirot : -- Pourquoi venez-vous me poser cette question ? -- Le cas m'intéresse. -- Quel manque de tact, très cher, fit Depleach en montrant soudain toutes ses dents avec son fameux « sourire de loup » qui était réputé glacer d'effroi les témoins. Car ça n'a pas été un de mes succès. Je n'ai pas pu la tirer d'affaire. -- Je sais. -- Certes, poursuivit sir Montague avec un haussement d'épaules, je n'étais pas aussi expérimenté qu'aujourd'hui. Mais je crois avoir fait tout ce qui était humainement possible. Sans un minimum de coopération de l'accusé, on est désarmé. Enfin, nous sommes quand même bel et bien parvenus à faire commuer la peine. En invoquant la provocation, évidemment. De nombreuses épouses et mères de famille respectables ont fait une pétition. Il y a eu tout un mouvement de sympathie pour elle. Il s'adossa au dossier de son fauteuil et étendit ses longues jambes : -- Si encore elle l'avait tué à coups de revolver, ou même de couteau, j'aurais joué à fond la carte de la non-préméditation. Mais avec le poison, on ne peut pas finasser. Délicat, le poison. Très délicat. -- Vous avez plaidé quoi, alors ? demanda Hercule Poirot. Il le savait déjà pour avoir lu les dossiers de presse, mais il n'eut aucun scrupule à jouer les parfaits ignorants devant sir Montague. -- Oh, la thèse du suicide. Qu'aurait-on bien pu plaider d'autre ? Mais ça n'a pas passé. Ça ne cadrait pas du tout avec le personnage du mari. Vous n'avez jamais rencontré Crale, je suppose ? Non ? Eh bien c'était un solide gaillard, fort en gueule. Redoutable coureur de jupons et grand buveur de bière devant l'Eternel. Jouisseur qui s'adonnait avec délices à tous les plaisirs de la chair. Difficile de persuader un jury qu'un énergumène de cet acabit puisse s'asseoir bien sagement dans un fauteuil et s'empoisonner. Inimaginable. Non, je savais depuis le début que l'affaire serait rude. Et elle qui ne voulait même pas jouer le jeu ! Quand elle est allée à la barre, j'ai compris tout de suite que nous avions perdu. Aucune volonté de se défendre. Seulement voilà, si vous n'appelez pas votre client à la barre, le jury en tire aussi ses conclusions. -- C'est ce que vous entendiez par coopération de l'accusé ? fit Poirot. -- Absolument, très cher. Nous ne sommes pas magiciens, vous savez. Le sort de la bataille dépend pour moitié de l'impression que l'accusé fait sur le jury. Des jurys, j'en ai vu rendre des verdicts diamétralement opposés aux conclusions du juge. « Y a pas à tortiller, c'est lui » - voilà le genre d'argument. Ou bien : « Allons donc, ce n'est jamais lui qui aurait fait une chose pareille ! » Or, Caroline Crale n'a même pas essayé de se défendre. -- Pourquoi ça ? Sir Montague haussa les épaules : -- Alors là, mystère. Elle aimait son mari, c'est sûr. Elle a été brisée quand elle a repris ses esprits et réalisé ce qu'elle avait fait. Je crois qu'elle ne s'est jamais remise de ce choc. -- Donc selon vous, elle était coupable ? Depleach eut l'air surpris : -- Mais, euh... j'étais persuadé que nous tenions vous et moi le fait pour acquis. -- Vous a-t-elle jamais avoué qu'elle était effectivement coupable ? Depleach parut offusqué : -- Bien sûr que non... bien sûr que non. Nous avons notre déontologie, vous savez. Nous, euh... présumons toujours l'innocence de notre client. Mais si cela vous intéresse tant, il est vraiment dommage que vous ne puissiez voir le vieux Mayhew. Les Mayhew étaient les avoués qui m'avaient confié l'affaire. Lui, il aurait pu vous en dire bien plus que moi. Seulement voilà, il n'est plus de ce monde. Reste bien le jeune George Mayhew, mais c'était encore un gosse, à l'époque. Ça remonte à si loin ! -- Oui, je sais. J'ai encore de la chance que vous vous en souveniez aussi bien. Vous avez une mémoire remarquable. Depleach se rengorgea : -- Vous savez, on se rappelle toujours les grandes lignes d'un procès, surtout quand il y a eu peine de mort à la clé. Et puis, bien sûr, l'affaire Crale a bénéficié d'une belle publicité de la part de la presse. Sexe et célébrité. La fille mouillée dans l'affaire était à tomber à la renverse. Et pas du genre à avoir froid aux yeux, si vous voulez mon avis. -- Pardonnez-moi d'insister, fit Poirot, mais encore une fois, la culpabilité de Caroline Crale ne faisait aucun doute pour vous ? De nouveau, Depleach eut un haussement d'épaules : -- Franchement, d'homme à homme, je ne crois pas qu'il y ait la moindre ambiguïté à ce sujet. Elle était coupable, ça ne fait pas de doute. -- Dans quel genre, les charges contre elle ? -- Dans le genre accablant. D'abord, le mobile. Depuis des années, son mari et elle se battaient comme des chiffonniers. Des scènes incessantes. Il la trompait à tour de bras. C'était plus fort que lui. Il y a des hommes comme ça. Dans l'ensemble, elle encaissait assez bien. Elle mettait ça sur le compte de son tempérament d'artiste - c'était un peintre de tout premier ordre, vous savez. Ses toiles ont pris énormément de valeur. Enormément. Moi, je ne cours pas après ce genre de peinture - c'est laid et violent -, mais ça a quelque chose, c'est indéniable. « Donc, comme je vous le disais, il y avait déjà eu des problèmes de femmes. Mrs Crale n'était pas du genre résigné qui souffre en silence. Ça se bagarrait ferme. Mais, en fin de compte, il lui revenait toujours. Ses aventures n'étaient que des passades. Sauf la dernière : cette fois-là, ç'a été une autre paire de manches. Il s'agissait d'une jeune fille - une toute jeune fille. Elle n'avait que vingt ans. « Elle s'appelait Elsa Greer. C'était la fille unique d'un industriel du Yorkshire. Elle avait de l'argent, elle avait du culot et elle savait ce qu'elle voulait. Or, ce qu'elle voulait, c'était Amyas Crale. Elle s'est mise en quatre pour qu'il fasse son portrait - lui qui ne sombrait jamais dans la représentation mondaine habituelle du genre « Mme Tartampion avec sa robe de satin et ses perles », mais donnait plutôt dans le genre silhouettes prises sur le vif. Peu de femmes auraient d'ailleurs supporté de poser pour lui : il ne ménageait pas ses modèles ! Il a pourtant accepté de peindre la petite Greer, et a fini par en tomber purement et simplement amoureux. Marié depuis des années, frisant la quarantaine, il était mûr pour faire une bêtise avec une gamine. Il est devenu fou d'elle et n'a plus eu qu'une idée en tête : divorcer pour épouser Elsa. « Caroline Crale ne l'entendait pas de cette oreille. Elle l'a menacé. Deux personnes l'ont surprise en train de décréter que s'il ne laissait pas tomber cette fille, elle le tuerait. Et elle ne plaisantait pas ! La veille du jour où c'est arrivé, ils étaient allés prendre le thé chez un voisin qui se piquait d'être herboriste et concoctait chez lui toutes sortes de potions. Parmi ses spécialités se trouvait une préparation à base de conicine - la ciguë tachetée. Il leur en a décrit les propriétés mortelles. « Le lendemain, il s'est aperçu que la moitié de la fiole avait disparu. Il a eu une frousse de tous les diables. Sur quoi on en a découvert un flacon presque vide dans la chambre de Mrs Crale, dissimulé au fond d'un tiroir. Hercule Poirot s'agita dans son fauteuil : -- N'importe qui d'autre aurait pu placer le poison là. -- Peut-être bien. Seulement elle a reconnu devant la police l'avoir pris elle-même. Pas malin de sa part, évidemment, mais elle n'avait pas d'avocat pour la conseiller à ce momentlà. Quand ils lui ont posé la question, elle a avoué très franchement l'avoir subtilisé. -- Dans quel but ? -- Soi-disant pour se supprimer, e lle. Elle n'a pu expliquer, en revanche, pourquoi le flacon était vide ni pourquoi il n'y avait que ses empreintes digitales à elle dessus. C'est surtout ça qui lui a fait du tort. Elle soutenait, voyez-vous, qu'Amyas Crale s'était suicidé. Mais s'il avait bu la conicine qu'elle avait cachée dans sa chambre, ses empreintes à lui auraient été trouvées sur le flacon en même temps que celles de sa femme. -- On la lui a versée dans de la bière, n'est-ce pas ? -- Oui. Elle est allée chercher la bouteille dans la glacière et l'a apportée en personne à l'endroit où il peignait dans le jardin. Elle lui en a servi un verre, le lui a tendu et l'a regardé le boire. Tout le monde est allé déjeuner sauf lui - il lui arrivait souvent de ne pas rentrer pour les repas. Plus tard, Caroline et la gouvernante l'ont retrouvé mort sur place. Elle a affirmé que la bière qu'elle lui avait donnée était tout ce qu'il y a de normale. Nous, notre système de défense a été de dire que c'était lui-même qui, tenaillé par le remords, s'était administré le poison. Mais ça ne tenait pas la route : ce n'était vraiment pas le genre du bonhomme ! Et puis l'histoire des empreintes a été bougrement embêtante. -- Elle avait laissé ses empreintes sur la bouteille de bière ? -- Non, justement... Sur la bouteille de bière, on n'a retrouvé que ses empreintes à lui - et elles étaient truquées ! Voyez-vous, pendant que la gouvernante allait appeler un médecin, elle est restée seule avec le corps. Ce qu'elle a dû faire, c'est essuyer la bouteille, puis le verre, et appuyer les doigts du mort dessus. Elle voulait faire croire qu'elle ne les avait jamais manipulés. Seulement ça n'a pas pris. Le vieux Rudolph, qui menait l'accusation, s'est régalé avec ça. Il a démontré par A plus B qu'un homme ne pouvait pas tenir une bouteille avec les doigts dans cette position ! Nous, bien sûr, nous avons fait de notre mieux pour prouver le contraire, que ses mains avaient pu se contorsionner au moment du spasme de la mort - mais je dois avouer que ça n'était pas très convaincant. -- La conicine devait avoir été mise dans la bouteille de bière avant qu'elle ne l'emporte au jardin, fit Poirot. -- Il n'y avait pas de conicine dans la bouteille. Seulement dans le verre. Il s'interrompit. Son large visage avenant prit soudain un air intrigué : -- Hé mais, dites, Poirot : où voulez-vous en venir ? -- Eh bien si Caroline Crale était innocente, comment cette conicine est-elle venue dans le verre ? La défense a dit à l'époque que c'était Amyas Crale lui-même qui l'y avait mise, mais vous venez de convenir que c'était hautement improbable - et là, je suis d'accord avec vous. Ce n'était pas le genre du personnage. Cependant, si Caroline Crale ne l'a pas fait, ça a bien dû être fait par quelqu'un d'autre. -- Mais enfin, sacrebleu, s'emporta Depleach qui en bafouilla presque, à quoi bon taper sur un cheval mort ? L'affaire est classée depuis des années. Elle était coupable, c'est évident. Vous n'en douteriez pas si vous l'aviez vue à l'audience. C'était écrit sur sa figure. J'ai même l'impression que le verdict a été un soulagement pour elle. Elle n'avait pas peur. Elle n'était pas sur les nerfs. Elle paraissait seulement impatiente que le procès se termine et d'en avoir fini. Une femme très courageuse, je dois reconnaître... -- Et pourtant, dit Hercule Poirot, elle a laissé juste avant de mourir une lettre pour sa fille, où elle jurait solennellement être innocente. -- Pardi ! fit sir Montague Depleach. Vous et moi, nous en aurions fait autant à sa place. -- Sa fille affirme qu'elle n'était pas femme à mentir. -- Sa fille affirme... peuh ! Qu'est-ce qu'elle en sait ? Mon cher Poirot, cette fille n'était qu'une enfant, à l'époque du procès. Elle pouvait avoir quoi : quatre ans ? Cinq ? On lui a changé son nom, on l'a expédiée quelque part à l'étranger chez des parents - que voulezvous qu'elle sache ou se rappelle ? -- Les enfants sentent fort bien les gens, parfois. -- Peut-être. Mais ça n'a rien à voir dans le cas qui nous occupe. Elle préfère croire sa mère innocente, c'est normal. Laissez-lui ses illusions. Ça ne fait de tort à personne. -- Le problème, c'est qu'elle en veut la preuve. -- La preuve que Caroline Crale n'a pas tué son mari ? -- Oui. -- Elle ne l'aura pas, affirma Depleach. -- Vous croyez ça ? Le célèbre avocat considéra son compagnon d'un air méditatif : -- Ecoutez, Poirot, je vous ai toujours pris pour un honnête homme. Alors qu'essayezvous de faire là ? De gagner de l'argent sur l'affection naturelle d'une fille pour sa mère ? -- Vous ne la connaissez pas. Ce n'est pas une fille ordinaire. Elle a une grande force de caractère. -- Sans doute. De la fille d'Amyas et de Caroline Crale, ça ne m'étonne pas. Que veutelle, exactement ? -- Connaître la vérité. -- Hum ! je crains fort qu'elle ne la trouve dure à avaler, la vérité. Honnêtement, Poirot, je ne pense pas qu'il subsiste le moindre doute. C'est elle qui l'a tué. -- Sans vous offenser, mon cher et bon ami, il n'y a que moi qui puisse m'en convaincre. -- Je ne vois pas ce que vous pourrez faire de plus. Lisez les comptes rendus des journaux sur le procès. C'est Humphrey Randolph qui a plaidé pour la Couronne. Il est mort, mais attendez : qui était son second ? Ah, le jeune Fogg, je crois. C'est ça, Fogg. Vous pouvez aller bavarder avec lui. Et puis il y a aussi les gens qui étaient là au moment du crime. Je ne pense pas qu'ils apprécieront beaucoup de vous voir fourrager dans toute cette affaire, mais je crois quand même que vous obtiendrez d'eux ce que vous voulez. Vous savez vous montrer tellement convaincant... -- Ah oui, les personnes en cause. Très important. Qui étaient-elles, vous vous en souvenez ? Depleach réfléchit : -- Voyons... tout ceci est si loin. Il n'y avait que cinq personnes directement concernées, si je puis dire. Sans compter les domestiques, un couple de petits vieux tout effarouchés qui ne savaient rien à rien. Impossible de les soupçonner, ceux-là. -- Cinq personnes, dites-vous ? Parlez-m'en un peu. -- Philip Blake, d'abord. C'était le meilleur ami de Crale, un ami de toujours. Il habitait avec eux, à l'époque. Lui, il est toujours en vie. Je le vois de temps en temps sur les terrains de golf. Il vit à St Georges Hill. Agent de change. Spécule sur les marchés et s'en sort toujours à son avantage. C'est un homme qui réussit. Et qui prend de l'embonpoint. -- D'accord. Et ensuite ? -- Ensuite, il y avait le frère aîné de Blake. Style hobereau pantouflard. Du genre à ne pas sortir de chez lui. Un petit couplet vint à l'esprit de Poirot. Il essaya de le chasser. Il en avait assez de ces comptines puériles qui ne cessaient de lui trotter par la tête. Une véritable obsession, depuis quelque temps. Mais le petit couplet persista. Premier petit cochon est allé au marché, Deuxième petit cochon n'est pas sorti de chez lui, Troisième petit cochon a mangé tout le pâté, Quatrième petit cochon n'a rien eu pour lui, Cinquième petit cochon a pleuré groui, groui, groui... -- Il ne sortait pas de chez lui, murmura-t-il, s'arrachant à sa rêverie. Vous disiez ? -- C'est le garçon dont je vous ai parlé - celui qui tripote les drogues et les herbes, qui est un peu pharmacien. C'est son hobby. Comment s'appelle-t-il, déjà ? Un nom de romancier... George Meredith ? non, bien sûr ! William Blake ? évidemment pas ! Ah, j'y suis : Meredith. Meredith Blake. J'ignore s'il est encore en vie. -- Bon, qui y a-t-il, ensuite ? -- Ensuite ? Eh bien celle par qui le malheur est arrivé. La fille. Elsa Greer. -- Troisième petit cochon a mangé tout le pâté, récita Poirot. Depleach écarquilla les yeux. -- Pour ça, des pâtés, elle en a mangé, fit-il. Rien ne l'arrête. Elle a eu trois maris, depuis. Elle passe par la salle des divorces avec une facilité déconcertante. A chaque mariage, elle grimpe d'un échelon. Lady Dittisham : voilà comment elle s'appelle actuellement. Ouvrez n'importe quel exemplaire du Tatler et vous êtes sûr de la trouver en bonne place. -- Et les deux autres ? -- La gouvernante. J'ai oublié son nom. Une femme sympathique et très capable. Thompson... Jones... quelque chose comme ça. Et puis il y avait la jeune fille. La demi-soeur de Caroline Crale. Elle devait avoir une quinzaine d'années. Elle a fait son chemin, par la suite, en effectuant des fouilles et des expéditions au diable Vauvert. Warren, c'est ça - Angela Warren. C'est devenu une jeune femme plutôt bizarre. Je l'ai aperçue l'autre jour. -- Elle n'est donc pas le cinquième petit cochon qui pleurait, groui, groui, groui... ? Sir Montague regarda Poirot d'un air étrange. -- Elle aurait pourtant de quoi pleurer groui, groui, groui, fit-il sans rire : elle est défigurée. Elle a une vilaine cicatrice sur tout un côté du visage. C'est... oh ! et puis on vous racontera, j'en suis sûr. Poirot se leva. -- Merci de votre amabilité, fit-il. Si jamais Mrs Crale n'a pas tué son mari... Depleach l'interrompit : -- Elle l'a tué, mon vieux, elle l'a tué. Vous pouvez m'en croire. Poirot poursuivit, imperturbable : -- ... alors il semblerait logique de supposer que c'est l'une de ces cinq personnes qui l'a fait. -- Pas impossible, bien entendu, répondit Depleach sur un ton dubitatif. Mais si une telle personne l'a p u , pourquoi l'aurait-elle v oulu ? Il n'y a aucune raison ! En fait, je suis intimement persuadé que non. Otez-vous cette idée du crâne, mon vieux ! Hercule Poirot se contenta de sourire et de secouer la tête. 2 L'accusation -- Coupable à cent pour cent, commenta Mr Fogg de façon laconique. Hercule Poirot regarda d'un air pensif le visage mince et bien dessiné de l'avocat. Quentin Fogg, avocat de la Couronne, était un homme très différent de Montague Depleach. Ce dernier possédait de la force, du magnétisme, une assurance qui confinait à l'arrogance. Il tirait ses effets de rapides et spectaculaires changements d'attitude : un moment gracieux, affable, charmeur, il devenait soudain comme par magie - lèvres retroussées, le sourire féroce - une bête assoiffée de sang. Quentin Fogg, lui, était mince, pâle et manquait singulièrement de ce qu'on appelle caractère. Il posait ses questions calmement, d'une voix neutre, mais avec une indéfectible ténacité. Si Depleach était tranchant comme une dague, Fogg taraudait comme une vrille. Imperturbablement. Il n'avait jamais atteint une notoriété extraordinaire mais c'était un juriste de premier ordre. Il gagnait généralement ses procès. Hercule Poirot le regarda d'un air pensif : -- Ainsi, c'est votre conviction ? Fogg hocha la tête : -- Vous auriez dû la voir, à la barre des témoins. Le vieux Humpie Rudolph - l'avocat général, vous le savez - l'a aplatie comme une crêpe. Littéralement ! Il s'interrompit puis ajouta, de façon inattendue : -- C'était même trop, dans un sens. -- Je ne suis pas certain de bien saisir ? fit Poirot. Fogg fronça ses sourcils délicatement dessinés. Sa main fine vint effleurer sa lèvre inférieure : -- Comment vous expliquer ? C'est un sentiment très anglais. On ne tire pas sur un oiseau en cage, si vous voyez ce que je veux dire. -- C'est peut-être très anglais, mais je pense voir quand même. Que ce soit à la cour d'assises de Londres, sur les terrains de sport d'Eton ou à la chasse, l'Anglais aime bien que la victime ait une chance de s'en tirer. -- Voilà, exactement. Eh bien dans cette affaire-ci, l'accusée n'avait aucune chance de s'en tirer. Humpie Rudolph l'a manoeuvrée comme il a voulu. Tout d'abord, c'est Depleach qui a posé ses questions. Elle, debout et docile comme une petite fille au milieu d'une assemblée d'adultes, donnait des réponses apprises par coeur. Une petite fille bien sage, qui savait sa leçon sur le bout du doigt - mais tellement peu convaincante ! On lui avait dit quoi dire, et elle le répétait. Ce n'est pas faute à Depleach d'avoir essayé. Il a joué son rôle à la perfection, ce vieux renard, seulement dans une scène à deux, il faut être deux. Elle ne l'a pas suivi. L'effet a été désastreux sur le jury. C'est alors que Humpie s'est levé. Vous le connaissiez, je suppose ? Ah, nous avons perdu avec lui un personnage. Je le vois encore ajuster sa robe, bien se camper sur ses pieds, et hop ! C'était parti ! « Comme je vous l'ai dit, il l'a aplatie comme une crêpe ! Elle est tombée dans tous ses pièges. Il l'a obligée à reconnaître l'absurdité de ce qu'elle venait de déclarer, il l'a amenée à se contredire, elle s'est embourbée de plus en plus. Alors il a irrésistiblement achevé le travail par une de ses envolées habituelles : « Et moi je dis, Mrs Crale, que cette histoire selon laquelle vous auriez volé la conicine pour vous suicider n'est qu'un tissu de mensonges. Je crois plutôt que vous avez prémédité de l'administrer à votre mari qui s'apprêtait à vous quitter pour une autre femme, et que vous avez accompli votre geste de sang-froid. » Sur quoi cette ravissante créature, gracieuse et délicate, a levé sur lui de grands yeux et s'est écriée : « Oh, non... non, ce n'est pas vrai. » Piètre défense, la moins convaincante qu'on puisse imaginer. Depleach était au supplice. Il savait que c'était cuit. Fogg s'arrêta un instant, puis reprit : -- Et pourtant, je ne sais pas. D'une certaine manière, cette attitude était peut-être la plus adroite. Elle faisait appel à un certain esprit chevaleresque - ce code étrange qui régit les sports de chasse et qui nous fait passer pour les pires hypocrites aux yeux de la plupart des étrangers ! Les jurés ont estimé - la cour tout entière a estimé - qu'elle n'avait pas eu sa chance. Qu'elle n'avait pas pu se défendre, qu'elle partait battue d'avance contre un loup de la trempe du vieux Humpie. Ce « Oh, non... non, ce n'est pas vrai », si faible, si peu crédible, avait quelque chose de poignant, de pathétique. Elle allait être mangée toute crue ! « Alors oui, dans un sens, c'était ce qu'elle pouvait faire de mieux. Les jurés n'ont délibéré qu'une demi-heure. Ils ont rendu un verdict de culpabilité assorti d'une recommandation de clémence. « En fait, voyez-vous, elle a bénéficié du contraste qu'elle offrait avec sa rivale. L'autre fille s'est tout de suite montrée antipathique aux jurés. Ça ne paraissait lui faire ni chaud ni froid. Très belle, dure, moderne. Aux femmes de la cour, elle est apparue comme le type même de la briseuse de ménages. Les couples courent de grands dangers avec des filles de ce genre dans leur entourage. Des filles à la sensualité explosive, dénuées de tout respect à l'égard des épouses et des mères de famille. Elle n'a pas essayé de se défiler, je dois dire. Elle a été franche. Remarquablement. Elle était tombée amoureuse d'Amyas Crale, lui d'elle, elle n'avait donc eu aucun scrupule à le séparer de sa femme et de sa fille. « Je l'ai admirée, dans un sens. Elle avait du cran. Depleach a vraiment abordé des points déplaisants dans son contre-interrogatoire, elle a encaissé sans broncher. Mais la cour n'a eu aucune sympathie pour elle. Et le juge ne l'aimait pas. C'était le vieil Avis. Pourtant pas un saint dans sa jeunesse, lui non plus, mais dès qu'il enfilait sa robe de magistrat, il ne transigeait plus sur la morale. Son résumé de l'affaire a été des plus modérés pour Caroline Crale. Les faits étaient là, certes, mais il a lourdement insisté sur les provocations du mari. -- Il n'a pas retenu la théorie du suicide avancée par la défense ? demanda Poirot. Fogg secoua la tête : -- Ça ne tenait pas debout. Remarquez, Depleach a vraiment fait tout son possible, je ne dis pas le contraire. Il a été superbe. Il a brossé le tableau touchant d'un homme au grand coeur, aimant le plaisir, fantasque, soudain pris de passion pour une jolie jeune fille, tenaillé par sa conscience et pourtant incapable de résister. Puis évoqué son dégoût, son écoeurement de lui-même, son remords pour la manière dont il traitait sa femme et sa fillette, et enfin sa décision soudaine d'en finir avec tout cela ! La solution de l'honneur. Une plaidoirie terriblement émouvante, je puis vous l'assurer. La voix de Depleach vous faisait venir les larmes aux yeux. On voyait le malheureux artiste déchiré par ses passions, puis son inéluctable et ultime sursaut. L'effet fut extraordinaire. Seulement lorsqu'il en eut terminé et que le charme fut rompu, on sentit bien que ce personnage mythique ne pouvait entièrement correspondre à Amyas Crale. On le connaissait trop. Chacun savait qu'il n'était pas comme ça. Et Depleach n'avait pas réussi à produire la moindre preuve de nature à démontrer le contraire. Je dirais que Crale ne possédait pas une once de conscience. C'était un viveur sans foi ni loi, égoïste et heureux de l'être. Il n'avait de sens moral que pour sa peinture : quelle que soit l'offre, il n'aurait jamais accepté de peindre une croûte, j'en suis certain. Mais quant au reste, c'était un sanguin, un amoureux de la vie qui la croquait avec appétit. Le suicide ? Pas lui ! -- Peut-être pas très heureux, comme tactique de défense ? Fogg haussa ses maigres épaules : -- Depleach avait-il le choix ? Il ne pouvait pas demander le non-lieu en invoquant le manque de preuves à charge : elles ne manquaient pas, les preuves. Elle avait manipulé le poison - et même avoué l'avoir dérobé, d'ailleurs. Le mobile, l'arme, les circonstances du crime : tout y était. -- On aurait pu essayer de montrer qu'il s'agissait d'un coup monté ? Fogg l'arrêta net : -- Mais elle avouait presque tout. Et puis même, c'est trop tiré par les cheveux. Vous voulez dire, je suppose, que quelqu'un d'autre aurait assassiné le mari et maquillé les choses de façon à lui faire porter le chapeau ? -- Vous trouvez cela vraiment inconcevable ? -- Je le crains, oui, répondit lentement Fogg. Ce mystérieux personnage, où irions-nous le chercher ? -- De toute évidence dans le cercle de ses proches. Il y avait cinq personnes, n'est-ce pas, qui auraient pu être mises en cause ? -- Cinq ? Attendez voir. Il y avait cette vieille noix qui faisait des décoctions de plantes. Plutôt dangereux, comme passe-temps, mais le bonhomme était inoffensif. Il planait complètement. Je ne le vois pas en monsieur X. Ensuite, il y avait la fille : elle aurait pu liquider Caroline, mais certainement pas Amyas. Et puis l'agent de change. Crale tué par son meilleur ami : ça se voit plutôt dans les romans policiers que dans la réalité. Il n'y a personne d'autre. Ah si, la demi-soeur, mais on ne peut pas sérieusement la compter, elle. Ça fait quatre, en tout. -- Vous oubliez la gouvernante, fit remarquer Poirot. -- C'est vrai. Elles n'ont pas de chance, les gouvernantes, on les oublie toujours. Mais je me la rappelle vaguement. Entre deux âges, un physique plutôt ingrat, travailleuse. C'est sûr qu'un psychologue aurait pu lui trouver une passion coupable pour Crale qui l'aurait amenée à le tuer. La vieille fille refoulée, quoi ! Mais ça ne tient pas debout. Je n'y crois absolument pas. Pour autant que je me souvienne, elle n'avait rien d'une psychopathe. -- Ça remonte à loin. -- Quinze ou seize ans, il me semble. Oui, facilement. Alors bien sûr, mes souvenirs ne peuvent pas être très frais sur cette affaire. -- Au contraire, fit Poirot, vous vous la rappelez étonnamment bien. Je n'en reviens pas : vous en parlez comme si la scène se déroulait sous vos yeux. -- C'est vrai, acquiesça lentement Fogg. Je la revois très bien. -- Ce que je serais curieux de savoir, mon cher, c'est pourquoi. -- Pourquoi ? répéta Fogg, dont le fin visage d'intellectuel s'anima à cette question. Tiens, c'est vrai, pourquoi ? -- Et d'abord, demanda Poirot, q ui est-ce que vous revoyez si bien ? Les témoins ? Le juge ? L'accusée debout dans son box ? -- Oui, voilà, vous avez mis le doigt dessus ! C'est elle que je reverrai toujours... Drôle de chose que l'amour. C'était un personnage de grande amoureuse. Je ne saurais vous dire si elle était vraiment belle... Elle n'était plus très jeune ; elle avait les yeux cernés et l'air infiniment las. Mais tout se déroulait en fonction d'elle. Elle était le point de mire, le centre d'intérêt, le noeud même du drame. Et pourtant, la moitié du temps, elle semblait ailleurs. Loin, très loin. Seule son enveloppe charnelle était là, calme, attentive, un petit sourire poli figé sur ses lèvres. Elle était toute en demi-teinte, voyez-vous, mi-ombre mi-lumière. Et pourtant, malgré ça, il émanait d'elle plus de vie que de l'autre - cette fille au corps parfait, au beau visage et qui possédait la force brute de la jeunesse. Autant j'ai admiré Elsa Greer parce qu'elle avait du cran, parce qu'elle se battait, parce qu'à aucun moment elle n'a baissé les bras devant l'adversité, autant j'ai admiré Caroline Crale pour sa retenue, pour sa faculté à se retirer dans sa pénombre. Elle n'a jamais perdu parce qu'elle n'a jamais livré bataille. Il s'interrompit un instant. -- Je suis sûr d'une chose, reprit-il. Elle aimait l'homme qu'elle a tué. Elle l'aimait tellement qu'une moitié d'elle-même est morte avec lui. L'avocat de la Couronne s'interrompit de nouveau et essuya ses lunettes. -- Mon Dieu, mes paroles doivent vous paraître bien surprenantes. Mais j'étais jeune, à l'époque, voyez-vous. Jeune et ambitieux. De telles choses vous marquent. Je suis sûr que Caroline était une femme extraordinaire. Je ne l'oublierai jamais. Non, jamais... 3 Le jeune avoué George Mayhew resta sur une prudente réserve. Il se souvenait de l'affaire, évidemment. Mais ça demeurait assez flou. C'est son père qui s'en était occupé. Lui, il n'avait que dix-neuf ans à l'époque. Oui, ça avait fait grand bruit. Crale était une célébrité, pas vrai ? Ses toiles, c'était bon - sacrement bon, même. Deux de ses tableaux avaient les honneurs de la Tate Gallery. Pour autant que ça signifie quelque chose. Que M. Poirot veuille bien l'excuser, mais il ne voyait pas quel intérêt... La fille ? Ça, par exemple ! Du Canada ? Il l'avait toujours crue en Nouvelle-Zélande. George Mayhew commença à se dégeler. A se détendre. Un sacré choc, dans la vie d'une fille. Il se mettait à sa place. En fait, il aurait mieux valu qu'elle n'apprenne jamais la vérité. Mais enfin, un peu tard pour regretter, maintenant. Elle voulait savoir ? Mais qu'est-ce qu'il y avait à savoir ? Il y avait les comptes rendus d'audience, ça va de soi. Parce que lui, il n'était pas tellement au courant. Non, manque de chance, la culpabilité de Mrs Crale ne faisait pas l'ombre d'un doute. Elle avait des excuses, c'est évident. Des gens pas faciles à vivre, ces artistes. Avec Crale, il y avait semble-t-il toujours eu des histoires de bonnes femmes. D'autant qu'elle-même avait probablement dû être du genre possessif. Incapable d'accepter les réalités de l'existence. Aujourd'hui, elle aurait tout simplement divorcé, vite fait bien fait. -- Ce qui me rappelle que... euh..., ajouta-t-il d'un ton circonspect. Que je crois bien que la fille impliquée dans l'affaire n'est autre que l'actuelle lady Dittisham. Ce que confirma Poirot. -- Les journaux en parlent de temps en temps, reprit Mayhew. Elle alimente régulièrement la rubrique des divorces. C'est une femme très riche, comme vous devez le savoir. Avant Dittisham, elle était mariée à un explorateur connu. Elle s'arrange toujours pour se trouver plus ou moins sous les feux de l'actualité. C'est le genre de femme qui a besoin de notoriété, j'imagine. -- Ou d'un héros à idolâtrer, suggéra Poirot. Idée qui sembla déconcerter George Mayhew. -- Oui, ça n'est pas impossible, fit-il d'un air dubitatif. Oui, si on veut. -- Votre étude s'occupait depuis longtemps des intérêts de Mrs Crale ? George Mayhew secoua la tête : -- Pas du tout. C'étaient Jonathan & Jonathan qui agissaient normalement pour les Crale. Etant donné les circonstances, cependant, Mr Jonathan ne se sentait pas en mesure de défendre les intérêts de Mrs Crale, aussi s'était-il entendu avec nous - avec mon père - pour que nous prenions l'affaire en main. Je crois, monsieur Poirot, que vous feriez bien d'aller voir le vieux Mr Jonathan. Il s'est retiré de la vie active - il a plus de soixante-dix ans -, mais il a connu la famille Crale de façon intime et il pourrait vous renseigner bien mieux que je ne saurais le faire. Car je ne vois pas ce que je pourrais vous dire de sérieux. Je n'étais qu'un gosse, à l'époque. Je ne crois même pas avoir mis les pieds dans la salle d'audience. Poirot se leva. George fit de même et ajouta : -- Peut-être aimeriez-vous échanger quelques mots avec Edmunds, notre premier clerc ? Il travaillait déjà pour nous, à l'époque, et il s'était beaucoup intéressé à l'affaire. Edmunds était tout sauf volubile. Ses yeux reflétaient la prudence de l'homme de loi. Il jaugea longuement Poirot avant de se commettre au moindre discours : -- L'affaire Crale ? Pour sûr, que je m'en souviens. Il prit un air sévère : -- C'a été une sale histoire. Ses petits yeux rusés posèrent sur Poirot un regard inquisiteur : -- Ça fait un peu longtemps, pour se remettre à remuer tout ça. -- Un verdict n'est pas toujours un point final. Edmunds inclina lentement son large visage carré : -- Là, je ne dirais pas que vous avez tort. -- Mrs Crale a laissé une fille, poursuivit Poirot. -- Vouais. Je me rappelle. On l'avait envoyée chez des parents à l'étranger, n'est-ce pas ? Poirot ignora la question : -- Or, cette fille croit fermement à l'innocence de sa mère. Les énormes sourcils broussailleux d'Edmunds se haussèrent : -- C'est donc ça ? -- Y a-t-il, à votre connaissance, le moindre élément pour étayer cette thèse ? Le premier clerc réfléchit. Puis, lentement, secoua la tête : -- En toute honnêteté, non, je ne vois pas. J'avais de l'admiration pour Mrs Crale. Quoi qu'elle ait pu faire, c'était une dame ! Pas comme l'autre. Une garce, celle-là, ni plus ni moins. Effrontée comme pas deux. Parvenue et arrogante ! Mrs Crale, par contre, c'était la classe. -- Mais meurtrière malgré tout ? Edmunds répondit plus spontanément cette fois : -- C'est la question que je me suis posée à longueur de journées en la voyant assise sur le banc des accusés, si calme, si douce. « Je ne peux pas y croire », que je me répétais. Seulement voilà, il n'y avait rien d'autre à croire, monsieur Poirot. Cette ciguë, elle n'est pas venue toute seule dans la bière de Mr Crale. Il a bien fallu que quelqu'un l'y mette. Et si ce n'est pas Mrs Crale, qui ? -- Exactement. Qui ? De nouveau, les yeux de vieux renard sondèrent le visage de Poirot : -- C'est donc par là que vous creusez ? -- Vous-même, qu'en pensez-vous ? Il y eut un silence avant que le clerc ne réponde : -- Il n'y a rien qui permette d'aller dans cette direction. Rien du tout. -- Vous avez assisté à l'audience ? -- Tous les jours. -- Vous avez entendu la déposition des témoins ? -- Oui. -- Avez-vous remarqué quoi que ce soit d'anormal, quelque chose qui sonnait faux ? -- S'il y en avait un qui mentait, vous voulez dire ? fit-il sans détour. Qui aurait eu des raisons de vouloir la mort de Mr Crale ? Excusez-moi, monsieur Poirot, mais nous sommes en plein mélodrame. -- Réfléchissez pourtant, insista Poirot. Dans le visage aigu les paupières se plissèrent, les petits yeux malins se firent pensifs. Puis lentement, l'air navré, Edmunds secoua la tête : -- Cette miss Greer, Dieu sait qu'elle s'est montrée fielleuse et vindicative ! Je trouve même qu'elle a souvent passé les bornes, mais c'est Mr Crale vivant qu'elle voulait. Mort, il ne lui servait à rien. Sûr qu'elle aurait aimé voir Mrs Crale balancer au bout d'une corde, mais parce que la mort lui avait arraché l'homme qu'elle aimait. On aurait dit une tigresse privée de son mâle ! Comme je l'ai dit, c'est Mr Crale vivant qu'elle voulait. Mr Philip Blake aussi était remonté contre Mrs Crale. Très partial. Il n'a pas raté une occasion de l'enfoncer. Ça se comprend, remarquez. Il était honnête avec lui-même, il avait été l'ami intime de Mr Crale. Son frère, Mr Meredith Blake, a fait piètre impression, lui : imprécis, hésitant, ne paraissant jamais sûr de ses réponses. J'ai vu beaucoup de témoins comme ça. On jurerait qu'ils mentent alors qu'ils n'arrêtent pas de dire la vérité. En tout cas, il fallait lui arracher les mots. Les avocats en ont profité : c'est un de ces hommes timides qui se laissent facilement désarçonner. Quant à la gouvernante, elle s'est bien débrouillée. Pas de paroles inutiles, des réponses immédiates et pertinentes. Impossible de dire, à l'écouter, de quel côté elle penchait. Elle n'a pas perdu la tête, elle. Un esprit vif. Elle en saurait plus long qu'elle n'a laissé paraître que ça ne m'étonnerait pas. -- Moi non plus, acquiesça Hercule Poirot. Il fixa de nouveau le visage parcheminé d'Alfred Edmunds. L'expression était neutre, impassible. Hercule Poirot se demanda pourtant s'il ne venait pas de lui envoyer un signal. 4 Le vieil avoué Caleb Jonathan vivait dans l'Essex. A l'issue d'un courtois échange de lettres, Poirot reçut une invitation presque royale dans sa formulation à venir dîner et passer la nuit. Un personnage, ce vieil homme. Après l'insipide George Mayhew, Mr Jonathan possédait la saveur d'un verre de son meilleur porto. On n'abordait pas un sujet de but en blanc, avec lui, et ce ne fut guère avant minuit, en dégustant un vieux brandy au fin bouquet, que Mr Jonathan parut vraiment se décontracter. A la manière orientale, il avait apprécié la délicatesse de Poirot de ne point le brusquer. Maintenant, à l'heure qu'il jugeait propice, il était tout disposé à disserter sur la famille Crale : -- C'est vrai que notre étude les connaît depuis des générations. Personnellement, j'ai connu Amyas, son père Richard, et je me souviens même d'Enoch Crale, le grand-père. Tous des gentilshommes campagnards, plus préoccupés des chevaux que des humains. Droits comme des i sur leur selle, trousseurs de cotillons, réfractaires aux idées nouvelles. Ils s'en méfiaient, des idées nouvelles. A la différence de la femme de Richard qui en avait la tête farcie davantage que de bon sens et qui se piquait de poésie et de musique - elle jouait de la harpe, vous voyez le genre. Elle donnait aussi dans la langueur maladive : perpétuellement alanguie sur son sofa, elle offrait un spectacle assez pittoresque. Grande admiratrice de Kingsley, elle avait appelé son fils Amyas. Richard trouvait ce nom ridicule, mais avait cédé. « Amyas était le reflet de cette double ascendance. De sa souffreteuse mère, il avait hérité la fibre artistique, et de son père son autoritarisme et son égoïsme forcené. Tous les Crale étaient égoïstes. Ils ne considéraient jamais d'autre intérêt que le leur. Tapotant délicatement du doigt l'accoudoir de son fauteuil, le vieil homme leva sur Poirot un regard aigu : -- Sauf erreur, monsieur Poirot, on dirait que vous vous intéressez, disons... au caractère des gens ? -- C'est même mon principal intérêt dans les affaires que je traite, répondit Poirot. -- Je comprends cela. Pour vous mettre dans la peau du meurtrier, en quelque sorte. Passionnant. Dans notre étude, voyez-vous, nous ne nous sommes jamais occupés d'affaires criminelles. Nous n'avions donc pas la compétence - même si nous l'avions souhaité - pour assister Mrs Crale dans son procès. Mayhew, en revanche, était une étude tout à fait qualifiée. Ils ont confié sa défense à Depleach. Peut-être pas le meilleur choix, d'ailleurs, car il était fort cher et a fait une plaidoirie tellement théâtrale ! Ce qu'ils n'ont pas compris, c'est que Caroline Crale ne suivrait pas sur ce registre. Le genre mélodramatique n'était pas son fort. -- C'était quoi, son genre ? C'est surtout ça que j'aimerais savoir. -- Oui, oui, bien sûr. Et comment elle en est arrivée à faire ce qu'elle a fait. La voilà, la vraie question. Car je la connaissais dès avant son mariage, voyez-vous, quand elle s'appelait encore Caroline Spalding. C'était une jeune personne turbulente, pas heureuse. Mais pleine de vie. Sa mère s'est retrouvée veuve très jeune et Caroline lui était très attachée. Puis la mère s'est remariée et a eu une autre fille. Ah ! triste histoire, vraiment. Douloureuse. Une de ces jalousies dévorantes de la jeunesse. -- Elle était jalouse ? -- A la folie. Un incident navrant est survenu, que la pauvre gosse s'est amèrement reproché, par la suite. Vous savez ce que c'est, monsieur Poirot, ces choses qui se produisent parce qu'on ne sait pas s'arrêter à temps. Ça ne vient qu'avec la maturité, ça. -- Que s'est-il passé ? -- Elle a lancé un presse-papiers à la tête de l'enfant - du bébé. La petite a perdu un oeil et s'est retrouvée défigurée à vie. Je vous laisse imaginer, enchaîna-t-il après un soupir, l'effet qu'un simple rappel de cet épisode a pu avoir sur le jury. Il secoua la tête : -- Ça a donné l'impression que Caroline Crale était une femme qui ne savait pas se contrôler. Or, c'est faux. Totalement faux. Il s'arrêta un moment avant de reprendre : -- Caroline Spalding venait souvent à Alderbury. Bonne cavalière, elle était passionnée de cheval. Richard Crale l'aimait bien. Mrs Crale aussi, qu'elle aidait avec beaucoup d'adresse et de gentillesse. Cette petite n'était pas heureuse chez elle. A Alderbury, si. Elle se lia d'amitié avec Diana Crale, la soeur d'Amyas. Philip et Meredith Blake, les garçons du domaine voisin, venaient souvent à Alderbury. A mes yeux, Philip n'a toujours été qu'un sale petit rapiat. Je ne l'ai jamais aimé, je dois dire. Mais il paraît qu'il a toujours une bonne blague à raconter, et il a la réputation d'être fidèle en amitié. Meredith serait plutôt du genre gniangnian, comme on disait à mon époque. Il aimait la botanique, les papillons, observer les oiseaux et les insectes : ce qu'on appelle les sciences naturelles, maintenant. Eh oui, tous ces jeunes ont fait le désespoir de leurs parents. Pas un qui respectât la trilogie traditionnelle : chevaux, chasse, pêche. Meredith préférait regarder les animaux plutôt que leur tirer dessus, Philip se sentait mieux à la ville qu'à la campagne et entra dans la finance. Diana épousa un homme du commun, un de ces officiers nommés à titre temporaire pendant la guerre. Jusqu'à Amyas, le fort, le beau, le viril Amyas, qui trouva le moyen de devenir peintre. C'est du reste ce qui a tué Richard Crale, à mon avis. « En fin de compte, Amyas épousa Caroline Spalding. Malgré leurs sempiternelles chamailleries, ce fut un mariage d'amour. Ils étaient fous l'un de l'autre et ce sentiment ne se démentit pas. Mais Amyas était comme tous les Crale, d'un égoïsme féroce. Il aimait Caroline mais ne lui accorda jamais la moindre considération. Il n'en faisait qu'à sa tête. Bien qu'il tînt à elle plus qu'à quiconque - je crois qu'on peut l'affirmer -, elle passait après ses tableaux. La peinture d'abord. Son art a toujours primé sur les femmes. Il a eu des aventures - ça le stimulait -, mais il laissait tomber net ses partenaires une fois qu'il en avait fini avec elles. Ce n'était ni un sentimental ni un romantique. Pas vraiment un sensuel non plus. La seule femme dont il ne se soit pas moqué comme de colin-tampon, c'était la sienne. Et c'est parce qu'elle le savait qu'elle lui passait tant de choses. Il était excellent peintre, vous devez le savoir. Elle en était consciente et le respectait pour cela. Il courait le guilledou, mais il lui revenait toujours - généralement avec une toile en souvenir. « Les choses auraient pu continuer ainsi longtemps s'il n'y avait pas eu Elsa Greer. Elsa Greer... Mr Jonathan s'interrompit en secouant la tête. -- Que dire sur Elsa Greer ? demanda Poirot. Le vieil homme eut alors cette réponse étonnante : -- Pauvre enfant. Pauvre enfant. -- Vous la plaignez ? fit Poirot. -- C'est peut-être parce que je suis vieux, monsieur Poirot, mais il y a dans la fragilité des jeunes gens quelque chose qui m'émeut. Ils sont tellement vulnérables ! Tellement impitoyables, aussi, tellement sûrs d'eux ! Tellement généreux et exigeants ! Il se leva, se dirigea vers la bibliothèque et prit un livre qu'il ouvrit. Après avoir tourné quelques pages, il lut à voix haute : « Si les intentions de ton amour sont honorables Et le mariage ton but ultime, indique demain A celui que je manderai vers toi Le lieu et l'heure où tu accompliras la cérémonie. Alors ma destinée à tes pieds je déposerai, Et toi, mon seigneur, au bout du monde je te suivrai. » -- Ainsi s'exprime l'amour allié à la jeunesse dans la bouche de Juliette, faisant fi de cette réserve, de cette retenue, de cette pudeur qu'on prête aux jeunes filles. Il montre l'intrépidité, la véhémence, la force impétueuse de la jeunesse. Shakespeare la connaissait, la jeunesse. Juliette choisit Roméo. Desdémone veut Othello. Sans se poser de questions, sans crainte et sans orgueil. -- Ainsi, fit pensivement Poirot, vous retrouvez Elsa Greer dans les paroles de Juliette ? -- Oui. C'était une enfant gâtée par la fortune : jeune, jolie et riche. Elle a trouvé son compagnon - pas un jeune Roméo, certes, mais un homme mûr, marié, artiste peintre - et elle le veut. Aucun code moral ne pouvait retenir Elsa Greer, elle n'avait pour principe que celui des temps modernes : Ce que tu veux, prends-le. On ne vit qu'une fois ! Avec un soupir, il se réadossa à son fauteuil. Ses doigts se remirent à tapoter doucement sur l'accoudoir : -- Une Juliette prédatrice. Jeune, féroce, mais affreusement vulnérable ! Misant tout sur un seul coup d'audace. Elle semblait avoir gagné... jusqu'à ce que - au dernier moment - la mort ne fasse son entrée. Alors la vivante, l'ardente, la joyeuse Elsa est morte aussi pour ne laisser qu'une femme avide de vengeance, froide, dure, haïssant de toutes ses forces celle dont la main avait commis l'acte. Sa voix changea de ton : -- Mon Dieu, excusez-moi, je me laisse aller au mélodrame. C'était une femme fruste, qui avait une vision fruste de la vie. Un personnage peu intéressant, à mon avis. Jeunesse au teint délicat, ardente et langoureuse... Si vous ôtez cela, que reste-t-il ? Une jeune fille médiocre qui cherche un nouveau héros en chair et en os pour garnir un piédestal vide. -- Si Amyas Crale n'avait pas été un peintre connu..., fit Poirot. -- Exactement, acquiesça immédiatement Mr Jonathan. Vous avez parfaitement saisi. Toutes les Elsa de ce monde ont le culte du héros : un homme doit avoir fait quelque chose, doit être quelqu'un... Caroline Crale, en revanche, aurait aussi bien pu trouver des qualités chez un employé de banque ou un agent d'assurances ! C'est l'homme que Caroline aimait en Amyas Crale, pas le peintre. Elle n'était pas fruste. Elsa Greer, si. « Mais tellement jeune et belle, ajouta-t-il, qu'à mes yeux elle en devenait pathétique. » C'est tout songeur que Poirot alla se coucher. Pour Edmunds, le premier clerc, Elsa était une garce, ni plus ni moins. Pour le vieux Mr Jonathan, c'était la Juliette éternelle. Et Caroline Crale ? Chacun l'avait perçue différemment. Montague Depleach l'avait méprisée pour son défaitisme, pour avoir capitulé. Le jeune Fogg avait vu en elle l'amour personnifié. Edmunds l'avait définie comme une « dame ». Mr Jonathan l'avait décrite turbulente et impétueuse. Et lui, Hercule Poirot, comment l'aurait-il vue ? De la réponse à cette question dépendait, il le sentait bien, le succès de son entreprise. Jusqu'à présent, en tout cas, tout le monde se rejoignait sur un point : quoi qu'elle ait pu être par ailleurs, Caroline Crale était aussi une criminelle. 5 Le superintendant de police Perplexe, l'ancien superintendant Haie tira une bouffée de sa pipe. -- Drôle d'idée que vous avez là, monsieur Poirot, marmonna-t-il. -- C'est peut-être un peu inhabituel, concéda prudemment Poirot. -- Il y a tellement longtemps, dit Haie. Hercule Poirot n'allait pas tarder à se lasser de cette phrase. -- Ça ne va pas simplifier les choses, c'est sûr, fit-il en se contenant. -- Remuer ainsi le passé, murmura l'autre, songeur. Si encore il y avait une raison... -- Il y en a une. -- Laquelle ? -- Le souci de la vérité serait déjà en soi un assez noble motif. Mais n'oubliez pas non plus la jeune personne... Haie acquiesça de la tête : -- De son point de vue à e lle , je comprends. Mais - pardonnez-moi, monsieur Poirot - vous êtes suffisamment astucieux pour pouvoir lui inventer une petite histoire. -- Vous ne la connaissez pas, répondit Poirot. -- Allons donc, un homme de votre expérience ! Poirot se redressa sur son siège : -- Sachez, mon tout bon, qu'en dépit des talents que vous semblez me prêter pour le mensonge, cela heurterait mon sens de l'éthique. J'ai mes principes. -- Excusez-moi, monsieur Poirot, je ne voulais pas vous offenser. Mais ce serait pour son bien. -- Croyez-vous ? Je me demande. -- Imaginez le drame, répondit lentement Haie, pour une jeune fille innocente et heureuse, d'apprendre juste au moment de se marier que sa mère était une criminelle. Non, à votre place, je lui expliquerais qu'il s'agissait finalement d'un suicide. Que l'affaire a été mal plaidée par Depleach. Assurez-la qu'il ne fait aucun doute, dans votre esprit à vous, que Crale s'est empoisonné ! -- Mais les doutes, je les ai tous, au contraire ! Je ne crois pas un seul instant à cette théorie. Sérieusement, vous la trouvez envisageable, vous ? Comme à regret, Haie secoua la tête. -- Ah, vous voyez ! Non, c'est la vérité que je dois trouver, pas un mensonge plus ou moins bien ficelé. Haie lança à Poirot un regard vif. Son visage carré et rougeaud s'empourpra encore davantage. Tout juste s'il ne devint pas aussi plus carré : -- La v érité, dites-vous ? Permettez-moi de vous faire remarquer que nous pensons l'avoir bel et bien trouvée, la vérité, dans l'affaire Crale. -- Je connais suffisamment votre honnêteté et votre compétence pour n'en pas douter, se hâta de glisser Poirot. Pourtant dites-moi : n'avez-vous jamais éprouvé d'incertitude quant à la culpabilité de Caroline Crale ? La réponse du superintendant fut immédiate : -- Pas la moindre, monsieur Poirot. Dès les premières constatations, elle nous est apparue suspecte, et le reste de l'enquête n'a fait que nous conforter dans cette opinion. -- Vous pourriez me donner une idée des preuves qui l'incriminaient ? -- Certainement. Au reçu de votre lettre, j'ai ressorti le dossier (il prit un petit carnet) et noté les faits saillants. -- Merci, mon bon ami. Je suis tout ouïe. Haie se racla la gorge. Sa voix retrouva un peu de son ancien ton d'officier de police : -- Le 18 septembre, à 14 h 45, l'inspecteur Conway reçoit un appel téléphonique du Dr Andrew Faussett. Ce dernier l'informe du décès subit de Mr Amyas Crale, d'Alderbury. Vu les circonstances de la mort et les déclarations que lui avait faites un certain Mr Blake, hôte de la maison, il estimait cette affaire du ressort de la police. « L'inspecteur Conway, accompagné d'un sergent et du médecin légiste, se rend immédiatement sur les lieux. Le Dr Faussett le conduit auprès du corps, qui n'avait pas été touché. « Mr Crale s'était installé pour peindre dans un jardinet clos appelé jardin de la Batterie, en raison de sa position dominante au-dessus de la mer et d'un canon miniature placé sur un petit rempart. Il se trouvait à environ quatre minutes à pied de la maison. Mr Crale n'était pas rentré déjeuner parce qu'il désirait profiter de certains effets de lumière sur la pierre et que, plus tard, le soleil aurait été trop bas. Il est donc resté seul dans le jardin de la Batterie, devant son chevalet. Cela n'avait, paraît-il, rien d'inhabituel. Mr Crale ne se préoccupait guère des heures des repas. On lui faisait parfois porter un sandwich, mais il préférait la plupart du temps qu'on ne le dérange pas. Les dernières personnes à l'avoir vu vivant furent miss Elsa Greer, qui séjournait sur place, et Mr Meredith Blake, un proche voisin. Tous deux rentrèrent ensemble déjeuner avec le reste de la maisonnée. A la fin du repas, le café fut servi sur la terrasse. Après avoir bu le sien, Mrs Crale dit qu'elle « descendait voir si tout allait bien du côté d'Amyas ». Miss Cecilia Williams, la gouvernante, se leva pour l'accompagner : elle voulait retrouver un pull que la demi-soeur de Caroline, la petite Angela Warren dont elle avait la charge, avait égaré et aurait pu laisser en bas à la plage. « Les voilà toutes deux parties. Le sentier descendait, traversait un petit bois et débouchait directement sur la porte de la Batterie. On pouvait soit entrer dans le jardin soit continuer jusqu'à la plage. « Miss Williams poursuit son chemin tandis que Mrs Crale entre dans la Batterie. Presque aussitôt, cependant, elle entend Mrs Crale crier. Elle fait demi-tour, se précipite. Mr Crale était affaissé sur son siège, mort. « A la demande pressante de Mrs Crale, miss Williams remonte au pas de course vers la maison pour appeler un médecin. Mais en chemin, elle rencontre Mr Meredith Blake et lui confie sa mission tandis qu'elle-même retourne auprès de Mrs Crale qui pouvait avoir besoin d'assistance. Le Dr Faussett arrive sur les lieux un quart d'heure plus tard. Il constate tout de suite que Mr Crale était décédé depuis un moment déjà : d'après lui, la mort serait survenue entre 13 et 14 heures. Rien n'en indique la cause. Aucune blessure apparente. La position du corps est tout à fait naturelle. Le Dr Faussett, cependant, qui connaissait bien l'état de santé de Mr Crale et savait pertinemment qu'il ne souffrait d'aucune maladie ou faiblesse, entrevoit des causes plus dramatiques. C'est alors que Mr Philip Blake vient lui faire une déclaration. L'inspecteur Haie s'interrompit, prit une profonde inspiration et passa, pour ainsi dire, au chapitre deux : -- Déclaration que Mr Blake devait par la suite confirmer devant l'inspecteur Conway. Voilà ce dont il s'agissait. Il avait le jour même reçu un coup de téléphone de son frère Meredith, qui habitait Handcross Manor, à quelque trois kilomètres de là. Mr Meredith Blake était chimiste amateur - herboriste serait peut-être un terme plus exact. Quand il est entré dans son laboratoire ce matin-là, quelle ne fut pas sa surprise de constater qu'une fiole contenant une préparation de ciguë, pratiquement pleine la veille, était presque vide. Affolé, ne sachant quoi faire, il avait appelé son frère Philip pour lui demander conseil. Ce dernier lui avait alors dit de venir en discuter tout de suite à Alderbury. Philip alla d'ailleurs même jusqu'à faire une partie du chemin à sa rencontre et tous deux regagnèrent la maison ensemble. N'arrivant pas à se décider sur la conduite à tenir, ils résolurent d'en reparler après déjeuner. « Après enquête ultérieure, l'inspecteur Conway devait établir les points suivants : la veille, dans l'après-midi, cinq personnes avaient quitté Alderbury pour aller prendre le thé à Handcross Manor : Mr et Mrs Crale, miss Angela Warren, miss Elsa Greer et Mr Philip Blake. Mr Meredith Blake avait profité de l'occasion pour leur faire tout un exposé sur son violon d'Ingres et avait emmené le petit groupe « jeter un coup d'oeil » sur son laboratoire. Au cours de la visite, il avait mentionné certaines substances bien particulières - parmi lesquelles la conicine, principe actif de la ciguë tachetée. Il avait expliqué ses propriétés, déploré son bannissement de la pharmacopée et vanté ses mérites, à petites doses, dans le traitement de la coqueluche et l'asthme. Il avait en outre souligné son caractère mortel et lu à ses invités un passage d'un auteur grec qui en décrivait les effets. Le superintendant marqua une pause, bourra sa pipe et passa au chapitre trois : -- Le colonel Frère, chef de la police du comté, m'a confié le dossier. Le résultat de l'autopsie balaya tous les doutes. La conicine ne laisse, paraît-il, pas de traces très nettes dans l'organisme, mais les médecins savaient ce qu'ils cherchaient et une importante quantité de poison fut décelée. Ils estimèrent qu'il avait dû être administré deux ou trois heures avant la mort. On analysa les gouttes de bière qui restaient dans le verre et la bouteille de bière vide qu'on avait retrouvés sur la table, devant Mr Crale : pas de conicine dans la bouteille, mais dans le verre, si. Mon enquête m'apprit que bien qu'il y eût toujours une caisse de bière dans un petit pavillon d'été de la Batterie pour le cas où Mr Crale aurait soif pendant qu'il peignait, ce matin-là sa femme en avait descendu de la maison une canette toute fraîche. Il était occupé à peindre à ce moment-là, et miss Greer posait pour lui, assise sur un des créneaux. « Mrs Crale ouvrit la bouteille, versa la bière et mit le verre dans la main de son mari qui se tenait debout devant le chevalet. Il la but d'un trait - habitude qu'il avait, m'a-t-on dit. Puis il reposa le verre sur la table avec une grimace : « Décidément, tout a un goût infect, aujourd'hui ! » Ce qui fit rire miss Greer : « C'est le foie ! » s'esclaffa-t-elle. « Enfin au moins, elle était fraîche » rétorqua Mr Crale. Le superintendant s'interrompit. -- A quelle heure cela s'est-il passé ? demanda Poirot. -- Environ 11 heures et quart. Mr Crale s'est remis à sa peinture. D'après miss Greer, il a plus tard commencé à ronchonner, à se plaindre d'une raideur dans les membres en disant qu'il devait s'agir d'une petite crise de rhumatismes. Mais comme il n'était pas homme à avouer une faiblesse quelconque, il a certainement masqué son malaise. Son insistance pour rester seul, son irritation jusqu'à ce que les autres s'en aillent déjeuner me semblent tout à fait cadrer avec son caractère. Poirot acquiesça de la tête. Haie poursuivit : -- Crale s'est donc retrouvé seul dans le jardin de la Batterie. Aucun doute sur ce qui s'est passé : il s'est aussitôt laissé choir sur un siège pour se reposer. La paralysie musculaire s'est installée. Et comme il n'avait personne pour le secourir, la mort est intervenue. De nouveau, Poirot acquiesça. -- J'ai mené mon enquête selon la procédure habituelle, enchaîna Haie. Les faits n'ont guère été difficiles à établir. La veille, il y avait eu prise de bec entre Mrs Crale et miss Greer, qui s'était montrée très insolente à propos d'une histoire de disposition de meubles. « Quand je vivrai ici... », a-t-elle lancé. Mrs Crale a bien sûr relevé : « Comment ça, quand vous vivrez ici ? » Miss Greer a répondu : « Ne faites pas semblant de ne pas comprendre, Caroline. Ne jouez pas à l'autruche qui se cache la tête dans le sable. Vous savez très bien que nous nous aimons, Amyas et moi, et que nous allons nous marier. - Première nouvelle », a fait Mrs Crale. « Eh bien vous voilà au courant, maintenant », a rétorqué miss Greer. Alors Mrs Crale a apostrophé son mari qui venait d'entrer dans la pièce : « Dis donc, Amyas, c'est vrai que tu vas épouser Elsa ? » -- Et qu'a répondu Mr Crale ? demanda Poirot, captivé. -- Apparemment, il se serait tourné vers miss Greer, furieux : « Tu avais bien besoin de la ramener, sacré nom ! Tu n'as pas assez de jugeote pour tenir ta langue ? -- J'estime que Caroline doit voir la vérité en face », a-t-elle répondu. « Est-ce que c'est vrai, Amyas ? » a demandé Mrs Crale. Il aurait détourné le regard en grommelant quelque chose. « Allons, parle, a-t-elle insisté. J'ai besoin de savoir. -- Bon, oui, c'est vrai. Mais je n'ai pas envie d'en discuter maintenant. » Sur quoi il a quitté la pièce en claquant la porte. « Ah, vous voyez ! » a jubilé miss Greer, qui a continué en disant qu'il ne servirait à rien à Mrs Crale de faire de l'obstruction. Mieux valait que chacun soit raisonnable. Elle-même souhaitait que Caroline et Amyas restent toujours bons amis. -- Et qu'a répondu Mrs Crale à cela ? demanda Poirot, curieux. -- D'après les témoignages, elle se serait mise à rire : « Plutôt crever, Elsa. » Elle se dirigeait déjà vers la porte quand miss Greer l'a rappelée : « Qu'est-ce que vous voulez dire ? » Mrs Crale s'est retournée et a répondu : « Que je tuerai Amyas plutôt que vous le laisser à vous. » Haie observa un silence. Puis : -- Accablant, non ? -- Peut-être bien, fit Poirot qui semblait pensif. Dites-moi, qui a rapporté cette scène ? -- Miss Williams se trouvait dans la pièce, ainsi que Philip Blake. Ils ne savaient plus où se mettre. -- Et leurs témoignages concordent ? -- A peu de chose près. Il n'y a jamais deux témoins qui se rappellent quoi que ce soit de manière rigoureusement identique. Ce n'est pas à vous que j'apprendrai ça, monsieur Poirot. Lequel acquiesça de la tête, l'air toujours songeur : -- Oui, ce sera intéressant de vérifier... Il laissa sa phrase inachevée. -- J'ai fait fouiller la maison, reprit Haie. Dans la chambre de Mrs Crale, j'ai trouvé, tout au fond d'un tiroir, sous une pile de bas, un petit flacon étiqueté « parfum au jasmin ». Il était vide. J'ai relevé les empreintes : il n'y avait que celles de Mrs Crale. A l'analyse, on a trouvé à l'intérieur de faibles traces d'huile de jasmin et une forte solution d'hydrobromure de conicine. « J'ai informé Mrs Crale de ses droits et lui ai montré le flacon. Elle m'a expliqué sans se troubler qu'elle était très déprimée. Après avoir entendu Mr Meredith Blake décrire les propriétés de cette substance, elle était revenue en douce dans le laboratoire, avait vidé un flacon de parfum au jasmin qu'elle avait dans son sac et l'avait rempli avec de la solution à la conicine. Je lui ai demandé les raisons de ce geste : « Il y a certaines choses sur lesquelles je préfère ne pas m'étendre, a-t-elle répondu, mais je venais de subir un choc émotionnel important. Mon mari voulait me quitter pour une autre. En le perdant, je perdais ma raison de vivre. Voilà pourquoi j'ai pris ce poison ». -- Après tout... c'est plausible, commenta Poirot. -- Peut-être, monsieur Poirot. Mais ça ne correspondait pas à ce qu'on lui avait entendu dire. D'ailleurs, il y a eu une autre scène, le lendemain matin. Mr Philip Blake en a surpris une partie, miss Greer une autre. Elle s'est déroulée entre Mr et Mrs Crale, dans la bibliothèque. Une ou deux répliques sont parvenues aux oreilles de Mr Blake qui traversait le hall à ce moment-là. Miss Greer, assise dans le jardin à proximité de la fenêtre ouverte de la bibliothèque, a pu en recueillir beaucoup plus. -- Et qu'ont-ils entendu ? -- Mr Blake, que Mrs Crale disait : « Toi et tes coucheries ! Il y a des fois où j'ai envie de te tuer. D'ailleurs, un de ces quatre, je le ferai. » -- Elle n'a pas parlé de suicide ? -- Absolument pas. Pas un mot du genre : « Si tu fais ça, je me tue. » Le témoignage de miss Greer va dans le même sens. Selon elle, Mr Crale aurait dit : « Essaie d'être raisonnable, Caroline. Je t'aime profondément et je veillerai toujours sur vous deux - toi et la petite. Mais je vais épouser Elsa. Nous avons toujours été d'accord que chacun de nous restait libre. » Ce à quoi Mrs Crale a répondu : « Très bien. Je t'aurai prévenu. -- Que veux-tu dire ? -- Tout simplement que je t'aime et que je ne veux pas te perdre. Je préférerais te tuer plutôt que te laisser à cette fille. » Poirot esquissa un petit geste. -- Je trouve cette miss Greer pas très futée de soulever la question du mariage, fit-il doucement remarquer. Car enfin, Mrs Crale pouvait très bien refuser le divorce à son mari. -- Nous avons un témoignage sur ce point aussi, dit Haie. Apparemment, Mrs Crale se serait en partie confiée à Mr Meredith Blake, un intime de la famille. Bouleversé, ce dernier serait parvenu à en toucher un mot à Mr Crale. La veille dans l'après-midi, je crois. Mr Blake aurait fait, avec délicatesse, des remontrances à son ami, lui expliquant combien il serait navré de voir le couple se briser de façon aussi désastreuse. Il aurait souligné la responsabilité qu'il prenait en risquant de faire traîner une fille aussi jeune que miss Greer dans une salle de divorce. A quoi Mr Crale a répondu en rigolant - une brute au coeur de pierre, celui-là - qu'Elsa n'avait aucune intention de paraître à l'audience et que tout ça se réglerait selon la procédure habituelle. -- La réflexion de miss Greer était donc d'autant plus imprudente, observa Poirot. -- Bah, vous connaissez les femmes ! s'écria le superintendant Haie. Toujours prêtes à se voler dans les plumes. Il faut dire qu'elles se trouvaient mises dans une situation impossible. Je n'arrive pas à comprendre que Mr Crale n'y ait pas songé avant d'inviter cette fille à séjourner au domicile conjugal. D'après Mr Meredith Blake, il voulait finir son tableau. Vous comprenez ça, vous ? -- Peut-être bien. -- Eh bien pas moi. Il cherchait les problèmes, ce type ! -- Il devait surtout être furieux contre sa jeune Dulcinée de s'être laissée aller comme elle l'avait fait. -- Ça oui, par exemple ! Mr Meredith Blake l'a confirmé. Mais s'il tenait tant à terminer son tableau, il aurait pu aussi bien prendre des photos d'elle et travailler dessus. Je connais un gars qui fait des paysages à l'aquarelle - eh bien c'est comme ça qu'il procède, lui. Poirot secoua la tête : -- Non, moi, je peux comprendre Crale en tant qu'artiste. Il faut bien vous rendre compte, mon bon ami, qu'à ce moment-là, sa toile était probablement ce qui comptait le plus pour lui. Même s'il avait très envie d'épouser cette fille, le tableau passait avant tout. C'est pourquoi il espérait pouvoir installer Elsa sous son toit sans provoquer d'esclandre. Elle, bien sûr, ne l'a pas pris comme ça. Avec les femmes, c'est toujours l'amour qui est la préoccupation première. -- Ça, j'en sais quelque chose ! s'émut le superintendant. -- Les hommes - surtout les artistes - sont différents, poursuivit Poirot. -- L'art ! jeta le superintendant avec une moue de mépris. Les gens n'ont que ce mot-là à la bouche ! Je n'y ai jamais rien compris et je n'y comprendrai jamais rien ! Vous auriez dû voir ce tableau de Crale. Complètement de guingois. La fille avait l'air d'avoir mal aux dents, les remparts étaient tout de traviole. Une vraie mocheté, ce truc - vraiment pas le genre de chose qu'on a envie de regarder. Il m'a fallu un bon bout de temps pour me l'ôter de l'esprit. J'en ai même rêvé. En plus, ça m'a donné des visions : je voyais des murailles, des remparts, des machins - des femmes, aussi ! -- de guingois partout. Poirot sourit : -- Sans le savoir, vous rendez là un bel hommage à l'art d'Amyas Crale. -- Jamais de la vie. Ils ne pourraient pas nous faire des choses jolies et agréables à regarder, ces peintres, au lieu de nous imposer des horreurs ? -- Certains d'entre nous, très cher, voient la beauté là où d'autres ne la soupçonnent même pas. -- La fille était du tonnerre, je dois dire. Plus de maquillage que de vêtements. C'est indécent, la façon dont s'accoutrent ces jeunesses. En plus, c'était il y a seize ans, souvenezvous. Maintenant ça n'étonne plus personne. Mais à ce moment-là, moi - eh bien ça m'a choqué : un pantalon, une de ces chemises en toile ouverte au cou... et rien d'autre en dessous, je parierais ! -- Vous semblez vous rappeler particulièrement bien tous ces détails, glissa sournoisement Poirot. Le rouge monta aux joues du superintendant. -- Je ne faisais qu'exprimer des impressions, se récria-t-il en se drapant dans sa dignité. -- Bien sûr, bien sûr. Poirot s'ingénia à l'apaiser avant de poursuivre : -- Il semblerait donc que les principaux témoins à charge contre Mrs Crale aient été Philip Blake et Elsa Greer ? -- Oui, et virulents au possible. Mais la gouvernante a été citée par l'accusation, elle aussi, et ce qu'elle a dit a eu encore plus de poids. Car elle était entièrement du côté de Mrs Crale, voyez-vous. Tout acquise à sa cause. Mais c'était une femme honnête, et elle a donné un témoignage exact, sans essayer de minimiser quoi que ce soit. -- Et Meredith Blake ? -- Il a été complètement anéanti par cette histoire, le pauvre. Il y avait de quoi ! Il s'en voulait d'avoir préparé le poison. Le coroner le lui a reproché aussi, d'ailleurs : la conicine et les alcaloïdes sont inscrits au tableau A de la loi sur les substances toxiques. Il en a pris pour son grade. En plus, il était ami des deux parties, et ça l'a beaucoup affecté, d'autant qu'il est du genre hobereau qui a toujours peur d'apparaître en public et d'être montré du doigt. -- La jeune soeur de Mrs Crale n'est pas venue déposer ? -- Non. Ce n'était pas n&eac...

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