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Extrait : La Condition humaine (7e partie) © Gallimard

Publié le 27/03/2015

Extrait du document

Gisors avait fumé sa pipe d'un trait. Il rouvrit les yeux :

- On peut tromper la vie longtemps, mais elle finit toujours par faire de nous ce pour quoi nous sommes faits. Tout vieillard est un aveu, allez, et si tant de vieillesses sont vides, c'est que tant d'hommes l'étaient et le cachaient. Mois cela même est sans importance. Il faudrait que les hommes pussent savoir qu'il n'y a pas de réel, qu'il est des mondes de contemplation - avec ou sans opium - où tout est vain...

- Où l'on contemple quoi ?

- Peut-être pas autre chose que cette vanité... C'est beaucoup.

Kyo avait dit à May : « L'opium joue un grand rôle dans la vie de mon père, mais je me demande parfois s'il la déterminé ou s'il justifie certaines forces qui l'inquiètent lui-même... «

- Si Tchen, reprit Gisors, avait vécu hors de la Révolution, songez qu'il eût sans doute oublié ses meurtres. Oublié...

- Les autres ne les ont pas oubliés ; il y a eu deux attentats terroristes depuis sa mort. Je ne l'ai pas connu : il ne supportait pas les femmes ; mais je crois qu'il n'aurait pas vécu hors de la Révolution même un an. Il n'y a pas de dignité qui ne se fonde sur la douleur.

À peine l'avait-il écoutée.

- Oublié... reprit-il. Depuis que Kyo est mort, j'ai découvert la musique. La musique seule peut parler de la mort. J'écoute Kama, maintenant, dès qu'il joue. Et pourtant, sans effort de ma part (il parlait pour lui-même autant qu'à May), de quoi me souviens-je encore ? Mes désirs et mon angoisse, le poids même de ma destinée, ma vie, n'est-ce pas...

(Mais pendant que vous vous délivrez de votre vie, pensait-elle, d'autres Katow brûlent dans les chaudières, d'autres Kyo...)

Le regard de Gisors, comme s'il eût suivi son geste d'oubli, se perdit au dehors : au delà de la route, les mille bruits de travail du port semblaient repartir avec les vagues vers la mer radieuse. Ils répondaient à l'éblouissement du printemps japonais pour tout l'effort des hommes, par les navires, les élévateurs, les autos, la foule active. May pensait à la lettre de Peï : c'était dans le travail à poigne de guerre déchaîné sur toute la terre russe, dans la volonté d'une multitude pour qui ce travail s'était fait vie, qu'étaient réfugiés ses morts. Le ciel rayonnait dans les trous des pins comme le soleil ; le vent qui inclinait mollement les branches glissa sur leurs corps étendus. Il sembla à Gisors que ce vent passait à travers lui comme un fleuve, comme le Temps même, et, pour la première fois, l'idée que s'écoulait en lui le temps qui le rapprochait de la mort ne le sépara pas du monde mais l'y relia dans un accord serein. Il regardait l'enchevêtrement des grues au bord de la ville, les paquebots et les barques sur la mer, les taches humaines sur la route. « Tous souffrent, songea-t-il, et chacun souffre parce qu'il pense. Tout au fond, l'esprit ne pense l'homme que dans l'éternel, et la conscience de la vie ne peut être qu'angoisse. Il ne faut pas penser la vie avec l'esprit, mais avec l'opium. Que de souffrances éparses dans cette lumière disparaîtraient, si disparaissait la pensée... «

Le passage est bâti sur l'alternance des points de vue. Dans un premier temps, les deux interlocuteurs tentent de dialoguer, mais ils s'opposent trop radicalement pour y parvenir. Dans un second temps, Gisors seul continue à parler sans écouter les objections de May. Les pensées de celle-ci sont données sous forme d'une réplique informulée. Pour finir, les deux personnages poursuivent séparément leur méditation, le paysage, interprété différemment par chacun d'eux, servant de lien symbolique. Le dialogue glisse insensiblement vers deux monologues intérieurs.

« L E C T U R E S MÉTHODIQUES Réfugié à Kobé, au Japon, après l'écrasement de l'insurrection, Gisors, le père de Kyo reçoit la visite de May.

Cette ultime entrevue entre deux per­ sonnalités dissemblables offre une vision contrastée de l'avenir.

1 -UN DÉCOR SYMBOLIQUE Un univers de lumière La scène se déroule devant un vaste panorama baigné de lumière.

Alors qu'une atmosphère nocturne et brumeuse a prévalu pendant tout le livre, la scène finale se déroule dans« l'éblouissement du printemps japonais».

Malgré la fin tragique des révolutionnaires, le roman se termine sur une vision lumineuse.

Mais, alors que pour May, elle symbolise l'avenir de l'action révolutionnaire, pour Gisors elle n'est que l'intemporelle beauté de la nature, indifférente aux hommes qui s'agitent.

La nature et les hommes Le décor est double.

D'un côté les éléments naturels : le ciel, les arbres, le vent que Gisors perçoit jusqu'à se sentir pénétré par eux et à en oublier sa propre iden­ tité, aidé par l'opium.

De l'autre, le port où s'affairent les hommes et qui, seul, retient l'attention de May.

Chacun greffe ainsi sa méditation sur l'élément de décor qui correspond à son état d'esprit.

Un décor intégré au dialogue Malraux ne décrit pas le paysage comme un cadre où se meuvent les person­ nages.

Il intègre les éléments qui le composent dans la méditation des personnages, créant ainsi une continuité où se mêlent intimement récit, dialogue et description.

Le décor se trouve réfracté par un point de vue subjectif qui lui confère sa tonalité particulière, différente pour chacun.

Il -UN DIALOGUE IMPOSSIBLE Un dialogue en trompe-l'œil ''' ~, Le passage est bâti sur l'alternance des points de vue.

Dans un premier temps, les deux interlocuteurs tentent de dialoguer, mais ils s'opposent trop radicalement pour y parvenir.

Dans un second temps, Gisors seul continue à parler sans écouter les objections de May.

Les pensées de celle-ci sont données sous forme d'une réplique informulée.

Pour finir, les deux personnages poursuivent séparément leur méditation, le paysage, interprété différemment par chacun d'eux, servant de lien symbolique.

Le dialogue glisse insensiblement vers deux monologues intérieurs.

L'oubli et la mémoire Gisors, homme vieilli, sous l'empire de l'opium, se détache du monde vivant.

Il appelle de ses vœux l'oubli.

Les bruits du port lui semblent « repartir avec les vagues », ne subsiste pour lui que la dimension cosmique avec laquelle il se sent enfin accordé.

À l'inverse, May, jeune encore, ne cesse d'appeler à elles les souve­ nirs des actes de Tchen, des paroles de Kyo.

Les bruits du port lui rappellent la lettre de Peï qui parle de l'immense effort auquel se prépare l'URSS.

Au renoncement de Gisors s'oppose la volonté de lutte de May.

1200 LES ROMANS DE MALRAUX. »

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