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LES SCIENCES DE LA MATIÈRE ET LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE

Publié le 29/08/2014

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Les sciences mathématiques sont hypothético-déductives. Le mathématicien se donne un système de définitions et d'axiomes et de ces « hypothèses «, il déduit toute une série de consé¬quences. Il lui suffit que les axiomes de départ soient indépen¬dants et compatibles, et que les théorèmes qui en découlent soient correctement déduits. En tout ceci le mathématicien n'a affaire qu'à des conventions qu'il a lui-même posées, et qu'aux enchaînements logiques de sa propre pensée. Il semble ainsi constituer un monde mathématique indépendant, entièrement transparent à l'esprit qui l'a créé.

Tout au contraire, les sciences de la matière se présentent comme un effort pour connaître le monde réel, comme une exploration de la nature. Ce sont, dit-on souvent, des «sciences d'observation «, elles portent sur des «faits «. Les philosophes qu'on nomme empiristes ont beaucoup insisté sur ce caractère. Dans les sciences expérimentales le savant doit se soumettre au

 

verdict de l'expérience et toutes ses démarches aboutiraient en définitive à constater passivement ce qui est.

Mais nous savons déjà que cette opposition entre les mathémati¬ques et les sciences de la nature est une caricature. 3achelard dénonce judicieusement le double mythe d'une «rationa¬lité vide« et d'un «empirisme décousu « I. Les axiomes mathé¬matiques sont des schémas opératoires issus, en leurs origines lointaines, d'opérations concrètes effectuées dans l'espace. D'autre part, les sciences de la matière ne sont pas une accumu¬lation de constatations empiriques. Il n'y s'agit point de collec¬tionner des faits mais de les coordonner, de les expliquer. Nous avons vu quelle importance a pris le langage mathématique dans l'expression des phénomènes matériels. Nous allons nous effor¬cer de montrer que la méthode expérimentale, bien loin d'abou¬tir à une capitulation de l'esprit devant les données brutes de l'expérience, cherche au contraire à « com-prendre « les faits, à les intégrer à un système de conceptions théoriques à la fois plei¬nement intelligibles et expérimentalement vérifiables.

I LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE

Elle se présente comme une méthode à trois temps. Il s'agit d'abord d'observer des faits, puis d'en proposer une explica¬tion conjecturale, l'hypothèse, enfin de retourner à l'expé¬rience pour vérifier l'hypothèse. En tout ceci l'esprit n'est nullement passif comme les empiristes ont parfois paru le croire. Et nous trouverons l'activité de la raison engagée dans les trois moments de la méthode expérimentale :

1° L'OBSERVATION DES FAITS

Il n'est pas tout à fait exact de dire que la science part des faits. Car même aux époques les plus primitives on trouve déjà autour des faits des explications, des pseudo-explications,

1. BACHELARD, Le rationalisme appliqué, page 4.

 

d'ordre mythologique et anthropomorphique. De telles inter¬prétations, alors même qu'elles n'ont rien de scientifique, révè¬lent cependant les ambitions de l'esprit humain, la vocation qu'il a de dépasser le donné empirique brut. Lorsque de nou¬veaux faits sont découverts, l'esprit tend naturellement à les intégrer au système de croyances et d'interprétations qu'il avait précédemment adopté. Mais il arrive que les faits nouvelle¬ment découverts soient en contradiction avec le système du monde précédemment admis. Ce sont ces faits, que Bache¬lard nomme «polémiques «, qui contraignent le savant à se poser un problème. Le point de départ de la recherche n'est donc pas le fait empirique considéré à part, mais le problème posé par le fait, la contradiction entre le fait découvert et les conceptions théoriques antérieures.

En 1643, les fontainiers de Florence, tirant l'eau d'une citerne avec une pompe aspirante, constatent qu'au-delà de «18 brasses« (10,33 m) l'eau ne monte plus dans la pompe vide. Voilà un fait typiquement «polémique« car il contredit la théo¬rie admise à l'époque : la nature a horreur du vide. Ce fait constitue un problème que Galilée, Torricelli, Pascal vont s'attacher à résoudre.

En octobre 1772, Lavoisier soumet un morceau de plomb à la chaleur du soleil, concentrée par une lentille, et fait brûler le plomb. Il constate que le résidu, le plomb calciné — que l'on nommait à l'époque la chaux de plomb — a augmenté de poids. Ce fait retient son attention parce qu'il est en contradic¬tion avec la théorie du «phlogistique « acceptée par les chi¬mistes du XVIIIe siècle. Depuis l'Antiquité on pensait que lorsqu'un corps brûle une certaine substance s'échappe de lui sous forme de flamme. Le chimiste Stahl (1660-1734) avait nommé cette substance «phlogistique «. Pour Stahl un métal est composé d'une chaux et de phlogistique ; la combustion serait une décomposition chimique : un métal qui se consume libère son phlogistique et il reste une chaux. Mais alors com¬ment se fait-il que cette chaux résiduelle soit plus lourde que le morceau de plomb initial ? Les chimistes de l'époque tentaient de se dissimuler la valeur polémique du fait en imagi¬nant que le phlogistique avait une pesanteur négative ! (Idée explicitement énoncée par Gabriel Venel qui était professeur de

 

médecine à Montpellier.) On reconnaît là des conceptions aris¬totéliciennes (la distinction des graves et des légers). Mais cette notion de «poids négatif« ou de « légèreté positive« était elle-même puissamment contredite et largement dépassée dans les secteurs de la physique et de la mécanique du XVIIIe siècle, héritières des travaux de Galilée et de Newton.

Lavoisier ne pouvait accepter le mythe de la pesanteur néga¬tive. Tandis que la plupart des chimistes partisans du phlogis-tique étaient des médecins et des pharmaciens peu familiarisés avec la culture mathématique, Lavoisier avait étudié les mathé¬matiques et la mécanique, était lié d'amitié avec les grands mathématiciens de son temps, Laplace et Monge, échangeait souvent des idées avec eux'. C'est parce que Lavoisier, au cou¬rant de la mathématique et de la mécanique la plus avancée de son époque, était définitivement libéré de toute mythologie aristotélicienne que le fait de l'augmentation de poids du métal calciné prenait pour lui sa pleine valeur de problème. Sa culture mathématique le sensibilisait à cette contradiction, tant il est vrai, selon une formule célèbre, qu'on «n'est curieux qu'autant qu'on est instruit«. Ajoutons que Lavoisier est le premier à constituer réellement le «fait chimique« en s'imposant des mesures précises, en pesant soigneusement les substances et leurs résidus, avant et après chaque opération.

Plus les techniques scientifiques progressent, plus les mesures deviennent rigoureuses et fines et mieux les «faits polémiques« se révèlent, posant ainsi des problèmes qu'une observation empirique et grossière n'eût jamais soupçonnés. C'est ainsi que l'orbite décrite par la planète Uranus constitue pour Le Verrier en 1846 un fait-problème. Car cette orbite dif¬fère de l'orbite théorique calculée d'après les lois de Newton en tenant compte de l'attraction exercée par les planètes voisines connues, Jupiter et Saturne. Le fait n'est pas ici, on le voit, l'objet d'une observation naïve. Le fait c'est proprement la dif¬férence, la contradiction entre des calculs et une observation savante. «Il faut, disait Alain, être bien savant pour saisir un fait.«

1. Maurice DAUMAS, Lavoisier théoricien et expérimentateur (P.U.F.) page 13.

 

2° L'EXPLICATION DU FAIT

ET L'HYPOTHÈSE

a) Pour les empiristes, l'hypothèse est directement suggérée par les faits ou plutôt il ne faut pas faire d'hypothèse, il suffit de voir comment les faits s'enchaînent les uns aux autres. Il suffit, dit Brunschvicg (résumant les positions de l'empirisme avant de le critiquer), de «laisser l'expérience se déposer elle-même dans notre esprit, la nature s'inscrire elle-même dans la science«'. L'idéal empiriste est simplement de décomposer fil à fil le réseau enchevêtré des phénomènes, de déchiffrer patiemment les relations simples inscrites dans la complexité du donné perçu sans passer par le détour des hypothèses. «Des faits bien observés, disait Magendi, valent mieux que toutes les hypothèses du monde.« D'après J. Stuart Mill il suffit au savant d'observer que dans un enchevêtrement de faits le phé¬nomène a est toujours suivi du phénomène b pour conclure que a est la cause de b (méthode de concordance); ou encore de noter que le phénomène b se produit toujours quand le phéno¬mène a est apparu et ne se produit jamais quand le phénomène a ne se montre pas (méthode des différences). Ou bien quand dans un ensemble de phénomènes on a pu rattacher toute une série de conséquents sauf un, b, à toute une série d'antécédents sauf un, a, on peut conclure que le « résidu « a est la cause du « résidu « b (méthode des résidus). Ou encore les relations entre deux phénomènes se révéleront quand on observera que l'un variant, l'autre varie corrélativement (méthode des varia¬tions concomitantes).

b) Mais le point de vue empiriste repose sur l'illusion naïve que la nature offre spontanément à l'observateur tous ses phéno¬mènes, qu'elle les «présente étiquetés d'eux-mêmes «, que la cause d'un phénomène est donnée dans l'expérience comme le phénomène lui-même qu'on cherche à expliquer. En réalité la cause est d'abord cachée et il faut commencer par la suppo¬ser, par l'imaginer. Tel est précisément le rôle de l'hypothèse. Considérons l'expérience des fontainiers de Florence : ils ont

1. BRUNSCHVICG, L'expérience humaine et la causalité physique, édition,

page 64.

 

découvert que l'eau ne monte plus dans les pompes vides au-delà de 10,33 m. On sait que Torricelli expliquera ce fait — si décon¬certant à l'époque — par la pression atmosphérique. Mais la découverte de Torricelli ne consiste pas à constater passivement la « concordance « entre deux faits donnés, à savoir l'eau qui ne monte pas au-delà de 10,33 m et la pression atmosphérique. Il n'y a qu'un fait, la hauteur de l'eau. Car la pression atmosphé¬rique n'est pas d'abord donnée comme un fait. Avant d'être une expérience, elle est une exigence. C'est une hypothèse risquée par l'esprit pour rendre intelligible le fait que l'eau ne monte pas au-delà de 10,33 m. Brunschvicg écrit : «En quoi donc a consisté la découverte de Torricelli ? Il faut comprendre qu'elle a été une invention. Torricelli a introduit dans la suite des phénomènes l'antécédent que l'expérience n'avait pas fourni ; il a supposé que l'atmosphère forme au-dessus de la surface terrestre une colonne d'un poids déterminé dont la pression sur les corps pla¬cés à cette surface s'exerçait exactement comme celle des corps solides ou liquides. Cette invention est un acte rationnel I.«

Lorsque Le Verrier n'arrive pas à rendre compte des mouve¬ments d'Uranus par l'attraction des planètes connues, il y a ce que J. Stuart Mill eût appelé un «résidu «. Mais la méthode de Stuart Mill ne peut servir à rien pour rendre compte de ce résidu puisque, précisément, la cause des perturbations d'Uranus n'est pas donnée dans l'expérience de cette époque. Ici encore il faut dépasser le donné, faire une hypothèse, situer le fait donné dans un contexte de relations intelligibles où le savant introduit, à titre d'hypothèse, des faits possibles. Le Verrier fait l'hypothèse d'une planète encore inconnue dont la force d'attraction expli¬querait précisément le « résidu « énigmatique des perturbations d'Uranus. Il calcule ce que devraient être la masse, la distance de cette planète supposée qu'il appelle Neptune pour que — dans le cadre des lois de Newton — les mouvements d'Uranus devien¬nent intelligibles. On voit que dans son effort pour expliquer les faits le savant, loin de « simplifier « le donné empirique, l'enri¬chit au contraire de faits supposés. Brunschvicg dit très bien : «Avant de faire oeuvre de science, que trouvaient les hommes en face d'eux ? Ce n'était nullement un enchevêtrement complexe qu'ils devaient patiemment ramener à un schéma simple, car

1. BRUNSCHVICG, L'expérience humaine et la causalité physique, page 71.

 

l'univers de l'expérience immédiate contient non pas plus que ce qui est requis par la science, mais moins : car c'est un monde superficiel et mutilé, c'est, comme dit Spinoza, le monde des conséquences sans prémisses I.«

c) Nous saisissons maintenant quelle est la nature et la fonction de l'hypothèse. L'hypothèse, c'est ce qui est «sous la thèse «, c'est le fondement d'une proposition : autrement dit pas une simple conjecture, mais une explication intelligible. Elle relève de l'imagination, mais de l'imagination rationnelle. Claude Ber¬nard (qui a si bien montré l'importance de l'hypothèse dans les sciences expérimentales) la définissait comme « une interpréta¬tion anticipée et rationnelle des phénomènes de la nature «. Le savant ne répond pas directement et définitivement à la ques¬tion : pourquoi ? par une proposition affirmative. Mais il procède par le détour d'une question nouvelle. Il demande (pour reprendre l'expression de Bachelard) «Pourquoi pas ?«. C'est le savant qui va au-devant de la nature, qui risque une explication audacieuse, qui propose une hypothèse imprévue et qui demande à la nature : «Pourquoi pas ? « L'hypothèse est donc un effort de l'intelligence pour résoudre la contradiction posée par le fait-problème. L'hypothèse est un effort pour com-prendre, autre¬ment dit pour prendre ensemble tous les faits, pour les systé¬matiser (sun-istemi en grec signifie je pose ensemble). L'hypo¬thèse de la pression atmosphérique permet de com-prendre que l'eau monte dans les pompes vides jusqu'à une hauteur de 10,33 m et qu'elle ne monte plus au-delà. De même l'augmentation de poids du métal calciné devient intelligible dans l'hypothèse de Lavoisier (brûler ce n'est plus perdre du phlogistique mais tout au contraire fixer de l'oxygène, la « chaux « résiduelle d'un métal calciné sera, désormais, un oxyde).

« verdict de l'expérience et toutes ses démarches aboutiraient en définitive à constater passivement ce qui est.

Mais nous savons déjà que cette opposition entre les mathémati­ ques et les sciences de la nature est une caricature.

~achelard dénonce judicieusement le double mythe d'une « rationa­ lité vide» et d'un «empirisme décousu)) 1 • Les axiomes mathé­ matiques sont des schémas opératoires issus, en leurs origines lointaines, d'opérations concrètes effectuées dans l'espace.

D'autre part, les sciences de la matière ne sont pas une accumu­ lation de constatations empiriques.

Il n'y s'agit point de collec­ tionner des faits mais de les coordonner, de les expliquer.

Nous avons vu quelle importance a pris le langage mathématique dans l'expression des phénomènes matériels.

Nous allons nous effor­ cer de montrer que la méthode expérimentale, bien loin d'abou­ tir à une capitulation de l'esprit devant les données brutes de l'expérience, cherche au contraire à «com-prendre» les faits, à les intégrer à un système de conceptions théoriques à la fois plei­ nement intelligibles et expérimentalement vérifiables.

1 -LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE Elle se présente comme une méthode à trois temps.

Il s'agit d'abord d'observer des faits, puis d'en proposer une explica­ tion conjecturale, l'hypothèse, enfin de retourner à l'expé­ rience pour vérifier l'hypothèse.

En tout ceci l'esprit n'est nullement passif comme les empiristes ont parfois paru le croire.

Et nous trouverons l'activité de la raison engagée dans les trois moments de la méthode expérimentale : 1° L'OBSERVATION DES FAITS Il n'est pas tout à fait exact de dire que la science part des faits.

Car même aux époques les plus primitives on trouve déjà autour des faits des explications, des pseudo-explications, 1.

BACHELARD, Le rationalisme appliqué, page 4.. »

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