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Convaincre, persuader, délibérer

Publié le 29/08/2014

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Convaincre, persuader,

délibérer

 

Corpus 1 La Barbe bleue

Texte - Charles Perrault, La Barbe bleue, in Les Contes, 1697

Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la Ville et à la Campagne, de la vais¬selle d'or et d'argent, des meubles en broderie, et des carrosses tout dorés, mais par malheur cet homme avait la Barbe bleue : cela le rendait si laid et si terrible, qu'il n'était ni femme ni fille qui ne s'enfuît de devant lui. Une de ses Voisines, Dame de qualité, avait deux filles parfaite 

5 ment belles. Il lui en demanda une en Mariage, et lui laissa le choix de celle qu'elle voudrait lui donner. Elles n'en voulaient point toutes deux, et se le renvoyaient l'une à l'autre, ne pouvant se résoudre à prendre un homme qui eût la barbe bleue. Ce qui les dégoûtait encore, c'est qu'il avait déjà épousé plusieurs femmes, et qu'on ne savait ce que ces femmes étaient devenues. La Barbe bleue, pour faire connaissance, les mena avec leur Mère, et trois ou quatre de leurs

to meilleures amies, et quelques jeunes gens du voisinage, à une de ses maisons de Campagne, où l'on demeura huit jours entiers. Ce n'était que promenades, que parties de chasse et de pêche, que danses et festins, que collations : on ne dormait point, et on passait toute la nuit à se faire des malices les uns aux autres ; enfin tout alla si bien, que la Cadette commença à trouver que le Maître du logis n'avait plus la barbe si bleue, et que c'était un fort honnête homme. Dès qu'on

15 fut de retour à la Ville, le Mariage se conclut. Au bout d'un mois la Barbe bleue dit à sa femme qu'il était obligé de faire un voyage en Province, de six semaines au moins, pour une affaire de conséquence ; qu'il la priait de se bien divertir pendant son absence, qu'elle fit venir ses bonnes amies, qu'elle les menât à la Campagne si elle voulait, que partout elle fit bonne chère. « Voilà, lui dit-il, les clefs des deux grands garde-meubles, voilà celles de la vaisselle d'or et d'argent qui

20 ne sert pas tous les jours, voilà celles de mes coffres-forts, où est mon or et mon argent, celles des cassettes où sont mes pierreries, et voilà le passe-partout de tous les appartements. Pour cette petite clef-ci, c'est la clef du cabinet au bout de la grande galerie de l'appartement bas : ouvrez tout, allez partout, mais pour ce petit cabinet, je vous défends d'y entrer, et je vous le défends de telle sorte, que s'il vous arrive de l'ouvrir, il n'y a rien que vous ne deviez attendre de ma

25 colère. « Elle promit d'observer exactement tout ce qui lui venait d'être ordonné ; et lui, après l'avoir embrassée, il monte dans son carrosse, et part pour son voyage. Les voisines et les bonnes amies n'attendirent pas qu'on les envoyât quérir pour aller chez la jeune Mariée, tant elles avaient d'impatience de voir toutes les richesses de sa Maison, n'ayant osé y venir pendant que le Mari y était, à cause de sa Barbe bleue qui leur faisait peur. Les voilà aussitôt à parcourir les

30 chambres, les cabinets, les garde-robes, toutes plus belles et plus riches les unes que les autres. Elles montèrent ensuite aux garde-meubles, où elles ne pouvaient assez admirer le nombre et la beauté des tapisseries, des lits, des sofas, des cabinets, des guéridons, des tables et des miroirs, où l'on se voyait depuis les pieds jusqu'à la tête, et dont les bordures, les unes de glace, les autres d'argent et de vermeil doré, étaient les plus belles et les plus magnifiques qu'on eût jamais vues.

35 Elles ne cessaient d'exagérer et d'envier le bonheur de leur amie, qui cependant ne se divertis¬sait point à voir toutes ces richesses, à cause de l'impatience qu'elle avait d'aller ouvrir le cabi 

 

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net de l'appartement bas. Elle fut si pressée de sa curiosité, que sans considérer qu'il était mal¬honnête de quitter sa compagnie, elle y descendit par un petit escalier dérobé, et avec tant de précipitation, qu'elle pensa se rompre le cou deux ou trois fois. Étant arrivée à la porte du cabi 

ao net, elle s'y arrêta quelque temps, songeant à la défense que son Mari lui avait faite, et consi¬dérant qu'il pourrait lui arriver malheur d'avoir été désobéissante ; mais la tentation était si forte qu'elle ne put la surmonter : elle prit donc la petite clef, et ouvrit en tremblant la porte du cabi¬net. D'abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étaient fermées ; après quelques moments elle commença à voir que le plancher était tout couvert de sang caillé, et que dans ce sang se

45 miraient les corps de plusieurs femmes mortes et attachées le long des murs (c'était toutes les femmes que la Barbe bleue avait épousées et qu'il avait égorgées l'une après l'autre). Elle pensa mourir de peur, et la clef du cabinet qu'elle venait de retirer de la serrure lui tomba de la main. Après avoir un peu repris ses esprits, elle ramassa la clef, referma la porte, et monta à sa cham¬bre pour se remettre un peu ; mais elle n'en pouvait venir à bout, tant elle était émue. Ayant

50 remarqué que la clef du cabinet était tachée de sang, elle l'essuya deux ou trois fois, mais le sang ne s'en allait point ; elle eut beau la laver, et même la frotter avec du sablon et avec du grès, il y demeura toujours du sang, car la clef était Fée, et il n'y avait pas moyen de la nettoyer tout à fait : quand on ôtait le sang d'un côté, il revenait de l'autre. La Barbe bleue revint de son voyage dès le soir même, et dit qu'il avait reçu des Lettres dans le chemin, qui lui avaient appris que

55 l'affaire pour laquelle il était parti venait d'être terminée à son avantage. Sa femme fit tout ce qu'elle put pour lui témoigner qu'elle était ravie de son prompt retour. Le lendemain il lui rede¬manda les clefs, et elle les lui donna, mais d'une main si tremblante, qu'il devina sans peine tout ce qui s'était passé. « D'où vient, lui dit-il, que la clef du cabinet n'est point avec les autres ? —Il faut, dit-elle, que je l'aie laissée là-haut sur ma table. — Ne manquez pas, dit la Barbe bleue,

60 de me la donner tantôt. « Après plusieurs remises, il fallut apporter la clef. La Barbe bleue, l'ayant considérée, dit à sa femme : « Pourquoi y a-t-il du sang sur cette clef ? — Je n'en sais rien, répondit la pauvre femme, plus pâle que la mort. — Vous n'en savez rien, reprit la Barbe bleue, je le sais bien, moi, vous avez voulu entrer dans le cabinet ! Hé bien, Madame, vous y entrerez, et irez prendre votre place auprès des Dames que vous y avez vues. « Elle se jeta aux pieds de

65 son Mari, en pleurant et en lui demandant pardon, avec toutes les marques d'un vrai repentir de n'avoir pas été obéissante. Elle aurait attendri un rocher, belle et affligée comme elle était ; mais la Barbe bleue avait le coeur plus dur qu'un rocher. « Il faut mourir, Madame, lui dit-il, et tout à l'heure. — Puisqu'il faut mourir, répondit-elle, en le regardant les yeux baignés de larmes, donnez-moi un peu de temps pour prier Dieu. — Je vous donne un demi-quart d'heure, reprit la

70 Barbe bleue, mais pas un moment davantage. « Lorsqu'elle fut seule, elle appela sa soeur, et lui dit : « Ma soeur Anne (car elle s'appelait ainsi), monte, je te prie, sur le haut de la Tour, pour voir si mes frères ne viennent point ; ils m'ont promis qu'ils me viendraient voir aujourd'hui, et si tu les vois, fais-leur signe de se hâter. « La soeur Anne monta sur le haut de la Tour, et la pau¬vre affligée lui criait de temps en temps : « Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir ? « Et la

75 soeur Anne lui répondait : «Je ne vois rien que le Soleil qui poudroie, et l'herbe qui verdoie. « Cependant la Barbe bleue, tenant un grand coutelas à sa main, criait de toute sa force à sa femme : « Descends vite, ou je monterai là-haut. — Encore un moment, s'il vous plaît «, lui répon¬dait sa femme ; et aussitôt elle criait tout bas : « Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir ? « Et la soeur Anne répondait : «Je ne vois rien que le Soleil qui poudroie, et l'herbe qui verdoie. «

80 « Descends donc vite, criait la Barbe bleue, ou je monterai là-haut. —Je m'en vais « répondait sa femme, et puis elle criait : « Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir ? — Je vois, répondit la soeur Anne, une grosse poussière qui vient de ce côté-ci. — Sont-ce mes frères ? — Hélas ! non ma soeur, c'est un Troupeau de Moutons. — Ne veux-tu pas descendre ? criait la Barbe bleue. —

 

I -e Cor us

Encore un moment «, icpoiulan sa femme, et puis elle criait : «Anne, ma soeur Anne, ne vois 

85 tu rien venir ? — Je vois, répondit-elle, deux Cavaliers qui viennent de ce côté-ci, mais ils sont bien loin encore... Dieu soit loué, s'écria-t-elle un moment après, ce sont mes frères, je leur fais signe tant que je puis de se hâter. « La Barbe bleue se mit à crier si fort que toute la maison en trembla. La pauvre femme descendit, et alla se jeter à ses pieds toute épleurée et toute échevelée. « Cela ne sert de rien, dit la Barbe bleue, il faut mourir. « Puis la prenant d'une main

90 par les cheveux, et de l'autre levant le coutelas en l'air, il allait lui abattre la tête. La pauvre femme se tournant vers lui, et le regardant avec des yeux mourants, le pria de lui donner un petit moment pour se recueillir. « Non, non, dit-il, recommande-toi bien à Dieu «, et levant son bras... Dans ce moment on heurta si fort à la porte, que la Barbe bleue s'arrêta tout court : on ouvrit, et aussitôt on vit entrer deux Cavaliers, qui mettant l'épée à la main, coururent droit à

95 la Barbe bleue. Il reconnut que c'était les frères de sa femme, l'un Dragon et l'autre Mousque¬taire, de sorte qu'il s'enfuit aussitôt pour se sauver ; mais les deux frères le poursuivirent de si près, qu'ils l'attrapèrent avant qu'il pût gagner le perron. Ils lui passèrent leur épée au travers du corps, et le laissèrent mort. La pauvre femme était presque aussi morte que son Mari, et n'avait pas la force de se lever pour embrasser ses Frères. Il se trouva que la Barbe bleue n'avait

loo point d'héritiers, et qu'ainsi sa femme demeura maîtresse de tous ses biens. Elle en employa une partie à marier sa soeur Anne avec un jeune Gentilhomme, dont elle était aimée depuis long¬temps ; une autre partie à acheter des Charges de Capitaine à ses deux frères ; et le reste à se marier elle-même à un fort honnête homme, qui lui fit oublier le mauvais temps qu'elle avait passé avec la Barbe bleue.

MORALITÉ

La curiosité malgré tous ses attraits,

Coûte souvent bien des regrets ;

On en voit tous lesjours mille exemples paraître.

C'est, n'en déplaise au sexe, un plaisir bien léger ;

s Dès qu'on le prend il cesse d'être,

Et toujours il coûte trop cher.

AUTRE MORALITÉ

Pour peu qu'on ait l'esprit sensé,

Et que du Monde on sache le grimoire,

On voit bientôt que cette histoire

Est un conte du temps passé ;

5 Il n'est plus d'Époux si terrible,

Ni qui demande l'impossible,

Fût-il malcontent et jaloux.

Près de sa femme on le voit filer doux ;

Et de quelque couleur que sa barbe puisse être,

to On a peine à juger qui des deux est le maître.

 

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Cor 'u L'amour propre

Texte 1 - Blaise Pascal, L'Amour-propre, fragment 743, in Pensées, 1670

Texte 2 - Jean de La Fontaine, La Fille, in Fables, vu, 4, 1678

Texte 3 - François de La Rochefoucauld, Maximes, 1664

Texte 4 - Honoré de Balzac, Le Bal de Sceaux, 1829

Texte 1 - Blaise Pascal, L'Amour-propre, fragment 743, in Pensées, 1670

La nature de l'amour-propre' et de ce moi humain est de n'aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu'il aime ne soit plein de défauts et de misères : il veut être grand, et il se voit petit ; il veut être heureux, et il se voit mis¬érable ; il veut être parfait, et il se voit plein d'imperfections ; il veut être l'objet de l'amour et de

5 l'estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion2 et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu'il soit possible de s'imaginer, car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l'anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même, il la détruit, autant qu'il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres ; c'est-à-dire qu'il met

to tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et qu'il ne peut souffrir qu'on

les lui fasse voir, ni qu'on les voie.

[

L'homme n'est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l'égard

des autres. Il ne veut pas qu'on lui dise la vérité, il évite de la dire aux autres, et toutes ces dis 

15 positions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son coeur.

1. Orgueil.

2. Haine.

n Texte 2 - Jean de La Fontaine, La Fille, in Fables, vii, 4, 1678

Certaine fille un peu trop fière

Prétendait trouver un mari

Jeune, bien fait, beau, d'agréable manière,

Point froid et point jaloux : notez ces deux points-ci.

s Cette fille voulait aussi

Qu'il eût du bien, de la naissance',

De l'esprit, enfin tout. Mais qui peut tout avoir ?

Le destin se montra soigneux de la pourvoir2 :

Il vint des partis d'importance.

10 La belle les trouva trop chétifs de moitié.

« Quoi, moi ? quoi, ces gens-là ? l'on radote, je pense.

À moi les proposer ! hélas, ils font pitié :

Voyez un peu la belle espèce ! «

L'un n'avait en l'esprit nulle délicatesse ;

15 L'un n'avait le nez fait de cette façon-là ;

C'était ceci, c'était cela,

C'était tout ; car les précieuses3

Font dessus tout les dédaigneuses,

1. Qu'il fût noble. — 2. Veilla à lui donner satisfaction.

3. La Préciosité est un courant intellectuel et mondain du xvite siècle réunissant des femmes à la recherche de raf¬finement tant dans la pensée que dans leurs rapports aux autres, tout spécialement dans le domaine de l'amour. Les excès de certaines ont souvent été tournés en dérision, en particulier par Molière dans Les Précieuses ridicules.

 

;Ï: Corpus

 

 

 

Après les bons partis, les médiocres gens

20 Vinrent se mettre sur les rangs.

Elle de se moquer. « Ah ! vraiment, je suis bonne

De leur ouvrir les portes ! ils pensent que je suis

Fort en peine de ma personne.

Grâce à Dieu, je passe les nuits

25 Sans chagrin, quoiqu'en solitude. «

La belle se sut gré4 de tous ces sentiments.

L'âge la fit déchoir : adieu tous les amants.

Un an se passe et deux avec inquiétude.

Le chagrins vint ensuite : elle sent chaque jour

30 Déloger quelques Ris6, quelques Jeux, puis l'Amour ;

Puis ses traits7 choquer et déplaire ;

Puis cent sortes de fards. Ses soins ne purent faire

Qu'elle échappât au Temps, cet insigne larron :

Les ruines d'une maison

35 Se peuvent réparer ; que n'est cet avantage Pour les ruines du visage !

Sa préciosité changea lors de langage.

Son miroir lui disait : Prenez vite un mari.

Je ne sais quel désir le lui disait aussi ;

ao Le désir peut loger chez une précieuse.

Celle-ci fit un choix qu'on n'aurait jamais cru,

Se trouvant à la fin tout aise et tout heureuse

De rencontrer un malotru.

4. Se glorifia. 5. Eennui.

6. Rires. 7. Les traits de son visage, comme ses traits d'esprit.

n Texte 3 - François de la Rochefoucauld, Maximes, 1664

Lamour-propre est l'amour de soi-même, et de toutes choses pour soi ; il rend les hommes ido¬lâtres d'eux-mêmes, et les rendrait les tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens ; il ne se repose jamais hors de soi, et ne s'arrête dans les sujets étrangers que comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce qui lui est propre. Rien n'est si impétueux que ses

s désirs, rien de si caché que ses desseins, rien de si habile que ses conduites ; ses souplesses ne se peuvent représenter, ses transformations passent celles des métamorphoses, et ses raffine¬ments ceux de la chimie. On ne peut sonder la profondeur, ni percer les ténèbres de ses abimes. Là il est à couvert des yeux les plus pénétrants ; il y fait mille insensibles tours et retours. Là il est souvent invisible à lui-même, il y conçoit, il y nourrit, et il y élève, sans le savoir, un grand

to nombre d'affections et de haines ; il en forme de si monstrueuses que, lorsqu'il les a mises au jour, il les méconnaît, ou il ne peut se résoudre à les avouer. De cette nuit qui le couvre nais¬sent les ridicules persuasions qu'il a de lui-même ; de là viennent ses erreurs, ses ignorances, ses grossièretés et ses niaiseries sur son sujet ; de là vient qu'il croit que ses sentiments sont morts lorsqu'ils ne sont qu'endormis, qu'il s'imagine n'avoir plus envie de courir dès qu'il se repose,

15 et qu'il pense avoir perdu tous les goûts qu'il a rassasiés. Mais cette obscurité épaisse, qui le cache à lui-même, n'empêche pas qu'il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui, en quoi il est semblable à nos yeux, qui découvrent tout, et sont aveugles seulement pour eux-mêmes.

n Texte 4 - Honoré de Balzac, Le Bal de Sceaux, 1829

On eût dit que, semblable à l'une de ces princesses des Mille et un Jours', Émilie fût assez riche, assez belle pour avoir le droit de choisir parmi tous les princes du monde ; ses objections étaient plus bouffones les unes que les autres : l'un avait les jambes trop grosses ou les genoux cagneux,

1. Recueil de contes persans imités des Milles et une Nuits, parus au début du xvIle siècle.

 

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l'autre était myope, celui-ci s'appelait Durand, celui-la boitait, presque tous lui semblaient trop

5 gras. Plus vive, plus charmante, plus gaie que jamais après avoir rejeté deux ou trois prétendus, elle s'élançait dans les fêtes de l'hiver et courait aux bals où ses yeux perçants examinaient les célébrités du jour, où elle se plaisait à exciter des demandes qu'elle rejetait toujours. La nature lui avait donné en profusion les avantages nécessaires à ce rôle de Célimène2. Grande et svelte, Émilie de Fontaine possédait une démarche imposante ou folâtre, à son gré. Son cola un peu

10 long lui permettait de prendre de charmantes attitudes de dédain et d'impertinence. Elle s'était fait un fécond répertoire de ces airs de tête et de ces gestes féminins qui expliquent si cruelle¬ment ou si heureusement les demi-mots et les sourires. De beaux cheveux noirs, des sourcils très fournis et fortement arqués prêtaient à sa physionomie une expression de fierté que la coquetterie autant que son miroir lui apprirent à rendre terrible ou à tempérer par la fixité ou

15 par la douceur de son regard, par l'immobilité ou par les légères inflexions de ses lèvres, par la froideur ou la grâce de son sourire. Quand Émilie voulait s'emparer d'un coeur, sa voix pure ne manquait pas de mélodie ; mais elle pouvait aussi lui imprimer une sorte de clarté brève quand elle entreprenait de paralyser la langue indiscrète d'un cavalier. Sa figure. blanche et son front d'albâtre étaient semblables à la surface limpide d'un lac qui tour à tour se ride sous l'effort

20 d'une brise ou reprend sa sérénité joyeuse quand l'air se calme. Plus d'un jeune homme en proie à ses dédains l'accusa de jouer la comédie ; mais elle se justifiait en inspirant aux médisants le désir de lui plaire et les soumettant aux dédains de sa coquetterie. Parmi les jeunes filles à la mode, nulle mieux qu'elle ne savait prendre un air de hauteur en recevant le salut d'un homme de talent, ou déployer cette politesse insultante qui fait de nos égaux des inférieurs, et déverser

25 son impertinence sur tous ceux qui essayaient de marcher de pair avec elle. Elle semblait, partout où elle se trouvait, recevoir plutôt des hommages que des compliments, et même chez une princesse, sa tournure et ses airs eussent converti le fauteuil sur lequel elle se serait assise en un trône impérial.

2. Célimène est le personnage principal du Misanthrope de Molière.

3. Cou.

 

Corpus 'I Les fables

 

Texte 1 - Jean de La Fontaine, À mon seigneur le Dauphin, in Fables, 1668

Texte 2 - Jean de La Fontaine, La Jeune veuve, in Fables, vi, 21, 1668

Texte 3 - Jean de La Fontaine, Les Deux coqs, in Fables, vu, 12, 1668

Texte 4 - Victor Hugo, L'Ogre et la fée, in Toute la lyre, 1861

Texte 1 - Jean de La Fontaine, A mon seigneur le Dauphin, in Fables, 1668

Je chante les Héros dont Ésope est le Père :

Troupe de qui l'Histoire, encor que mensongère,

Contient des vérités qui servent de leçons.

Tout parle en mon Ouvrage, et même les Poissons :

5 Ce qu'ils disent s'adresse à tous tant que nous sommes.

Je me sers d'Animaux pour instruire les Hommes.

ILLUSTRE REJETON D'UN PRINCE aimé des Cieux',

Sur qui le Monde entier a maintenant les yeux,

Et qui, faisant fléchir les plus superbes Têtes,

lo Comptera désormais ses jours par ses conquêtes,

Quelque autre te dira d'une plus forte voix

Les faits de tes Aieux et les vertus des Rois.

Je vais t'entretenir de moindres Aventures,

Te tracer en ces vers de légères peintures :

15 Et si de t'agréer je n'emporte le prix,

J'aurai du moins l'honneur de l'avoir entrepris.

1. La Fontaine adresse son recueil au Dauphin, fils du roi.

 

Corpus 

 

 

 

III Texte 2 - Jean de La Fontaine, La Jeune veuve, in Fables, vi, 21, 1668

La perte d'un Époux ne va point sans soupirs. On fait beaucoup de bruit, et puis on se console. Sut les ailes du Temps la Tristesse s'envole; Le Temps ramène les plaisirs.

5 Entre la Veuve d'une année

Et la Veuve d'une journée

La différence est grande : on ne croirait jamais

Que ce fût la même personne.

Lune fait fuir les Gens, et l'autre a mille attraits.

10 Aux soupirs vrais ou faux celle-là s'abandonne ; C'est toujours même note, et pareil entretien : On dit qu'on est inconsolable ; On le dit, mais il n'en est rien; Comme on verra par cette Fable,

15 Ou plutôt par la vérité.

L'Époux d'une jeune Beauté

Partait pour l'autre monde. À ses côtés sa Femme

Lui criait : « Attends-moi, je te suis; et mon âme

Aussi bien que la tienne, est prête à s'envoler. «

20 Le Mari fit seul le voyage.

La Belle avait un Père, homme prudent et sage :

Il laissa le torrent couler. À la fin, pour la consoler, « Ma fille, lui dit-il, c'est trop verser de larmes :

25 Qu'a besoin le Défunt que vous noyiez vos charmes ?

Puisqu'il est des Vivants, ne songez plus aux Morts.

Je ne dis pas que tout à l'heure

Une condition meilleure

Change en des noces ces transports ;

30 Mais après certain temps souffrez qu'on vous propose

Un Époux beau, bien fait, jeune, et tout autre chose

Que le Défunt. — Ah ! dit-elle aussitôt,

Un Cloître' est l'Époux qu'il me faut. «

Le Père lui laissa digérer sa disgrâce.

35 Un mois de la sorte se passe.

Lautre mois, on l'emploie à changer tous les jours

Quelque chose à l'habit, au linge, à la coiffure.

Le deuil enfin sert de parure,

En attendant d'autres atours.

40 Toute la bande des Amours

Revient au Colombier : les Jeux, les Risi, la Danse,

Ont aussi leur tour à la fin.

On se plonge soir et matin

Dans la Fontaine de jouvence3.

45 Le Père ne craint plus ce Défunt tant chéri ; Mais comme il ne parlait de rien à notre Belle : « Où donc est le jeune Mari

Que vous m'avez promis ? « dit-elle.

1. Couvent de religieuses.

2. Rires.

3. Jeunesse.

n Texte 3 - Jean de La Fontaine, Les Deux coqs, in Fables, vu, 12, 1668

Deux Coqs vivaient en paix ; une Poule survint, Et voilà la guerre allumée.

Amour, tu perdis Troie' et c'est de toi que vint Cette querelle envenimée,

1. La guerre de Troie commença par l'enlèvement de la belle Hélène par Pâris.

 

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5 OÙ du sang des Dieux même on vit le Xanthe2 teint.

Longtemps entre nos Coqs le combat se maintint.

Le bruit s'en répandit par tout le voisinage.

La gent qui porte crête au spectacle accourut.

Plus d'une Hélène au beau plumage

Io Fut le prix du vainqueur ; le vaincu disparut.

Il alla se cacher au fond de sa retraite,

Pleura sa gloire et ses amours,

Ses amours qu'un rival tout fier de sa défaite

Possédait à ses yeux. Il voyait tous les jours

15 Cet objet rallumer sa haine et son courage.

Il aiguisait son bec, battait l'air et ses flancs,

Et s'exerçant contre les vents

S'armait d'une jalouse rage.

Il n'en eut pas besoin. Son vainqueur sur les toits

20 S'alla percher, et chanter sa victoire.

Un Vautour entendit sa voix :

Adieu les amours et la gloire.

Tout cet orgueil périt sous l'ongle du Vautour.

Enfin, par un fatal retour,

25 Son rival autour de la Poule

S'en revint faire le coquet :

Je laisse à penser quel caqueta.

Car il eut des femmes en foule ;

La Fortune se plaît à faire de ces coups.

30 Tout vainqueur insolent à sa perte travaille.

Défions-nous du sort, et prenons garde à nous,

Après le gain d'une bataille.

2. Fleuve des enfers dans la mythologie grecque.

3. Bruit que font les poules (employé négativement pour un bavardage).

n Texte 4 - Victor Hugo, L'Ogre et la fée, in Toute la lyre, 1861

Un brave ogre des bois, natif de Moscovie,

Était fort amoureux d'une fée, et l'envie

Qu'il avait d'épouser cette dame s'accrut

Au point de rendre fou ce pauvre coeur tout brut ;

5 L'ogre, un beau jour d'hiver, peigne sa peau velue,

Se présente au palais de la fée, et salue,

Et s'annonce à l'huissier comme prince Ogrousky.

La fée avait un fils, on ne sait pas de qui.

Elle était, ce jour-là, sortie, et quant au mioche,

n) Bel enfant blond, nourri de crème et de brioche.

Don fait par quelque Ulysse à cette Calypso

Il était sous la porte et jouait au cerceau.

On laissa l'ogre et lui tout seuls dans l'antichambre.

Comment passer le temps quand il neige, en décembe

15 Et quand on n'a personne avec qui dire un mot ?

L'ogre se mit alors à croquer le marmot'

C'est très simple. Pourtant c'est aller un peu vite,

Même lorsqu'on est ogre et qu'on est Moscovite,

Que de gober ainsi les mioches du prochain.

20 Le bâillement d'un ogre est frère de la faim.

Quand la dame rentra, plus d'enfant ; on s'informe.

La fée avise l'ogre avec sa bouche énorme :

« As-tu vu, cria-t-elle, un bel enfant que j'ai ? «

Le bon ogre naïf lui dit « je l'ai mangé. «

1. Enfant. L'expression «croquer le mannot « s'utilise habituellement au sens figuré pour signifier « patienter en s'ennuyant «.

 

Cor us

 

 

 

25 Or c'était maladroit. Vous qui cherchez à plaire,

Jugez ce que devint l'ogre devant la mère

Furieuse qu'il eût soupé de son dauphin'.

Que l'exemple vous serve ; aimez, mais soyez fin ;

Adorez votre belle et soyez plein d'astuce ;

30 N'allez pas lui manger, comme cet ogre russe,

Son enfant, ou marcher sur la patte à son chien...

2. Héritier royal, désigne ici l'enfant de la fée.

 

Corpu La critique de la guerre

 

Texte 1 - Jean de La Bruyère, Les Caractères ou les moeurs de ce siècle, 1696

Texte 2 - Voltaire, Candide, 1759

Texte 3 -Oamilaville, article «Paix«, in Encyclopédie, 1761

Texte 4 - Jean Giraudoux, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, acte i, scène 6, 1935

Texte 1 - Jean de La Bruyère, Les Caractères ou les moeurs de ce siècle, 1696

Que si l'on vous disait que tous les chats d'un grand pays se sont assemblés par milliers dans une plaine, et qu'après avoir miaulé tout leur saoul, ils se sont jetés avec fureur les uns sur les autres et ont joué ensemble de la dent et de la griffe ; que de cette mêlée il est demeuré de part et d'autre neuf à dix mille chats sur place, qui ont infecté l'air à dix lieues de par leur puanteur,

5 ne diriez-vous pas : « Voilà le plus abominable sabbat dont on ait jamais oui parler « ? Et, si les loups en faisaient de même, quels hurlements, quelle boucherie ! Et si les uns et les autres vous disaient qu'ils aiment la gloire, concluriez-vous de ce discours qu'ils la mettent à se trouver à ce beau rendez-vous, à détruire ainsi et anéantir leur propre espèce ? ou, après l'avoir conclu, ne ririez-vous pas de tout votre coeur de l'ingénuité de ces pauvres bêtes ?

Io Vous avez déjà, en animaux raisonnables, et pour vous distinguer de ceux qui ne se servent que de leurs dents et de leurs ongles, imaginé les lances, les piques, les dards, les sabres, les cime-terresl, et à mon gré fort judicieusement : eu avec vos seules mains que pouviez-vous faire les uns aux autres que vous arracher les cheveux, vous égratigner le visage, ou tout au plus vous arracher les yeux de la tête. Au lieu que vous voilà munis d'instruments commodes, qui vous

15 servent à vous faire réciproquement de larges plaies d'où peut couler votre sang jusqu'à la dernière goutte sans que vous puissiez craindre d'en échapper ; mais comme vous devenez d'année à autre plus raisonnables, vous avez enchéri sur cette nouvelle manière de vous exter¬miner : vous avez de petits globes qui vous tuent d'un coup s'ils peuvent seulement vous attein¬dre à la tête ou à la poitrine ; vous en avez d'autres plus pesants et plus massifs qui vous coupent

20 en deux parts et qui vous éventrent, sans compter ceux qui, tombant sur vos toits, enfoncent les planchers, vont du grenier à la cave, en enlèvent les voûtes et font sauter en l'air avec vos maisons vos femmes qui sont en couches, l'enfant et la nourrice ; et c'est là encore où gît la gloire, elle aime le remue-ménage, et elle est personne d'un grand fracas.

1. Sabre oriental à large lame recourbée.

n Texte 2 - Voltaire, Candide, 1759

Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en

5 infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers

d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui trem¬blait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque.

 

Convaincre, persuader, délibérer

 

 

 

Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum, chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de

10 mourants, et gagna d'abord un village voisin ; il était en cendres : c'était un village abare que les Bulgare avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regar¬daient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles, éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros, rendaient les derniers soupirs ; d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des

15 cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.

Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et les héros abares l'avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants, ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais mademoiselle Cunégonde.

n Texte 3 - Damilaville, article « Paix «, in Encyclopédie, 1761

La guerre est un fruit de la dépravation des hommes ; c'est une maladie convulsive et violente du corps politique, il n'est en santé, c'est-à-dire dans son état naturel que lorsqu'il jouit de la paix ; c'est elle qui donne de la vigueur aux empires ; elle maintient l'ordre parmi les citoyens ; elle laisse aux lois la force qui leur est nécessaire ; elle favorise la population, l'agriculture et le

5 commerce ; en un mot elle procure aux peuples le bonheur qui est le but de toute société. La guerre au contraire dépeuple les États ; elle y fait régner le désordre ; les lois sont forcées de se taire à la vue de la licence qu'elle introduit ; elle rend incertaines la liberté et la propriété des citoyens ; elle trouble et fait négliger le commerce ; les terres deviennent incultes et abandon¬nées. Jamais les triomphes les plus éclatants ne peuvent dédommager une nation de la perte

io d'une multitude de ses membres que la guerre sacrifie ; ses victoires même lui font des plaies profondes que la paix seule peut guérir.

Si la raison gouvernait les hommes, si elle avait sur les chefs des nations l'empire qui lui est dû, on ne les verrait point se livrer inconsidérément aux fureurs de la guerre, ils ne marqueraient point cet acharnement qui caractérise les bêtes féroces. Attentifs à conserver une tranquillité

15 de qui dépend leur bonheur, ils ne saisiraient point toutes les occasions de troubler celle des autres ; satisfaits des biens que la nature a distribués à tous ses enfants, ils ne regarderaient point avec envie ceux qu'elle a accordés à d'autres peuples ; les souverains sentiraient que des conquêtes payées du sang de leurs sujets, ne vident jamais le prix qu'elles ont coûté. Mais par une fatalité déplorable, les nations vivent entre elles dans une défiance réciproque ; per 

20 pétuellement occupées à repousser les entreprises injustes des autres, ou à en former elles-mêmes, les prétextes les plus frivoles leur mettent les armes à la main, et l'on croirait qu'elles ont une volonté permanente de se priver des avantages que la Providence ou l'industrie leur ont procurés. Les passions aveugles des princes les portent à étendre les bornes de leurs États ; peu occupés du bien de leurs sujets, ils ne cherchent qu'a grossir le nombre des hommes qu'ils ren 

25 dent malheureux. Ces passions allumées ou entretenues par des ministres ambitieux, ou par des guerriers dont la profession est incompatible avec le repos, ont eu dans tous les âges les effets les plus funestes pour l'humanité. L'histoire ne nous fournit que des exemples de paix violées, de guerres injustes et cruelles, de champs dévastés, de villes réduites en cendres. l'épuisement seul semble forcer les princes à la paix ; ils s'aperçoivent toujours trop tard que le sang du

30 citoyen s'est mêlé à celui de l'ennemi ; ce carnage inutile n'a servi qu'à cimenter l'édifice chimérique de la gloire du conquérant et de ses guerriers turbulents ; le bonheur de ses peuples est la première victime qui est immolée à son caprice ou aux vues intéressées de ses courtisans.

n Texte 4 - Jean Giraudoux, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, acte 1, scène 6, 1935

Les Troyens hésitent : doivent-ils rendre Hélène, que Pâris, fils du roi, a enlevé aux Grecs, et ainsi éviter la guerre ou affronter courageusement leurs ennemis de toujours?

PRIAM - 1...1 Mais savez-vous pourquoi vous êtes là, toutes si belles et si vaillantes ? C'est parce que vos maris et vos pères et vos aieux furent des guerriers. S'ils avaient été paresseux aux armes, s'ils n'avaient pas su que cette occupation terne et stupide qu'est la vie se justifie soudain et s'illumine par le mépris que les hommes ont d'elle, c'est vous qui seriez lâches et réclameriez

5 la guerre. Il n'y a pas deux façons de se rendre immortel ici-bas, c'est d'oublier qu'on est mor¬tel.

 

Cor pus 

 

 

 

ANDROMAQUE — Oh ! justement, Père, vous le savez bien ! Ce sont les braves qui meurent à la guerre. Pour ne pas y être tué, il faut un grand hasard ou une grande habileté. Il faut avoir courbé la tête ou s'être agenouillé au moins une fois devant le danger. Les soldats qui défilent

Io sous les arcs de triomphe sont ceux qui on déserté la mort. Comment un pays pourrait-il gagner dans son honneur et dans sa force en les perdant tous les deux ?

PRIAM — Ma fille, la première lâcheté est la première ride d'un peuple.

ANDROMAQUE — Où est la pire lâcheté ? Paraître lâche vis-à-vis des autres et assurer la paix ? Ou être lâche vis-à-vis de soi-même et provoquer la guerre ?

15 DEMOKOS — La lâcheté est de ne pas préférer toute mort à la mort pour son pays.

HECUBE — j'attendais la poésie à ce tournant. Elle n'en manque pas une.

ANDROMAQUE — On meurt toujours pour son pays ! Quand on a vécu en lui digne, actif, sage,

c'est pour lui aussi qu'on meurt. Les tués ne sont pas tranquilles sous la terre, Priam. Ils ne se

fondent pas en elle pour le repos et l'aménagement éternel. Ils ne deviennent pas sa glèbe, sa

20 chair. Quand on retrouve dans le sol une ossature humaine, il y a toujours une épée près d'elle.

C'est un os de la terre, un os stérile. C'est un guerrier.

HECUBE — Ou alors que les vieillards soient les seuls guerriers. Tout un pays est le pays de la

jeunesse. Il meurt quand la jeunesse meurt.

DEMOKOS — Vous nous ennuyez avec votre jeunesse. Elle sera vieillesse dans trente ans.

© Jean Giraudoux, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, Éd. 

« Convaincre, persuader, délibérer net de l'appartement bas.

Elle fut si pressée de sa curiosité , que sans considérer qu' il était mal­ honnête de quitter sa compagnie, elle y descendit par un petit escalier dérobé, et avec tant de précipitation , qu'elle pensa se rompre le cou deux ou trois fois.

Étant arrivée à la porte du cabi- 40 net, elle s'y arrêta quelque temps, songeant à la défense que son Mari lui avait faite, et consi­ dérant qu' il pourrait lui arriver malheur d'avoir été désobéissante; mais la tentation était si forte qu'elle ne put la surmonter : elle prit donc la petite clef, et ouvrit en tremblant la porte du cabi­ net.

D'abord elle ne vit rien , parce que les fenêtres étaient fermées ; après quelques moments elle commença à voir que le plancher était tout couvert de sang caillé, et que dans ce sang se 45 miraient les corps de plusieurs femmes mortes et attachées le long des murs (c'était toutes les femmes que la Barbe bleue avait épousées et qu 'il avait égorgées l' une après l'autre) .

Elle pensa mourir de peur , et la clef du cabinet qu'elle venait de retirer de la serrure lui tomba de la main.

Après avoir un peu repris ses esprits , elle ramassa la clef , referma la porte , et monta à sa cham­ bre pour se remettre un peu ; mais elle n'en pouvait venir à bout , tant elle était émue.

Ayant 50 remarqué que la clef du cabinet était tachée de sang, elle l'essuya deux ou trois fois, mais le sang ne s'en allait point ; elle eut beau la laver, et même la frotter avec du sablon et avec du grès, il y demeura toujours du sang , car la clef était Fée, et il n'y avait pas moyen de la nettoyer tout à fait : quand on ôtait le sang d' un côté , il revenait de l'autre.

La Barbe bleue revint de son voyage dès le soir même, et dit qu' il avait reçu des Lettres dans le chemin, qui lui avaient appris que 55 l'affaire pour laquelle il était parti venait d'être terminée à son avantage.

Sa femme fit tout ce qu 'elle put pour lui témoigner qu'elle était ravie de son prompt retour.

Le lendemain il lui rede­ manda les clefs, et elle les lui donna , mais d'une main si tremblante , qu 'il devina sans peine tout ce qui s'était passé.

«D'où vient, lui dit-il, que la clef du cabinet n'est point avec les autres? - Il faut, dit-elle , que je l'aie laissée là-haut sur ma table .

-Ne manquez pas, dit la Barbe bleue, 60 de me la donner tantôt.

>> Après plusieurs remises, il fallut apporter la clef.

La Barbe bleue, l'ayant considérée, dit à sa femme : Elle se jeta aux pieds de 65 son Mari , en pleurant et en lui demandant pardon, avec toutes les marques d' un vrai repentir de n'avoir pas été obéissante.

Elle aurait attendri un rocher, belle et affligée comme elle était; mais la Barbe bleue avait le cœur plus dur qu' un rocher.

>, lui répon­ dait sa femme; et aussitôt elle criait tout bas : Et la sœur Anne répondait: > répondait sa femme , et puis elle criait: «Anne , ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? -je vois, répondit la sœur Anne, une grosse poussière qui vient de ce côté-ci.- Sont-ce mes frères?- Hélas! non ma sœur, c'est un Troupeau de Moutons.

- Ne veux-tu pas descendre? criait la Barbe bleue.

-. »

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