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DIEU S'ÉLOIGNE

Publié le 11/08/2011

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dieu

J'avais toujours pensé qu'au prix de l'éternité ce monde comptait pour rien; il comptait, puisque je l'aimais, et c'était Dieu soudain qui ne faisait pas le poids : il fallait que son nom ne recouvrît plus qu'un mirage. Depuis longtemps l'idée que je me faisais de lui s'était épurée, sublimée au point qu'il avait perdu tout visage, tout lien concret avec la terre et de fil en aiguille l'être même. Sa perfection excluait sa réalité. C'est pourquoi j'éprouvai si peu de surprise quand je constatai son absence dans mon cœur et au ciel. Je ne le niai pas afin de me débarrasser d'un gêneur : au contraire, je m'aperçus qu'il n'intervenait plus dans ma vie et j'en conclus qu'il avait cessé d'exister pour moi. Je devais fatalement en arriver à cette liquidation. J'étais trop extrémiste pour vivre sous l'œil de Dieu en disant au siècle à la fois oui et non. D'autre part, j'aurais répugné à sauter avec mauvaise foi du profane au sacré et à affirmer Dieu tout en vivant sans lui. Je ne concevais pas d'accommodements avec le ciel. Si peu qu'on lui refusât, c'était trop si Dieu existait : si peu qu'on lui accordât, c'était trop s'il n'existait pas. Ergoter avec sa conscience, chicaner sur ses plaisirs : ces marchandages m'écœuraient. C'est pourquoi je n'essayai pas de ruser. Dès que la lumière se fit en moi, je tranchai net. Cependant la face de l'univers changea. Plus d'une fois, dans les jours qui suivirent, assise au pied du hêtre pourpre ou des peupliers argentés, je ressentis dans l'angoisse le vide du ciel. Naguère, je me tenais au centre d'un vivant tableau dont Dieu même avait choisi les couleurs et les lumières; toutes les choses fredonnaient doucement sa gloire. Soudain, tout se taisait. Quel silence! La terre roulait dans un espace que nul regard ne transperçait, et perdue sur sa surface immense, au milieu de l'éther aveugle, j'étais seule. Seule : pour la première fois je comprenais le sens terrible de ce mot. Seule : sans témoin, sans interlocuteur, sans recours. Mon souffle dans ma poitrine, mon sang dans mes veines, et ce remue-ménage dans ma tête, cela n'existait pour personne? Je me levais, je courais vers le parc, je m'asseyais sous le catalpa entre maman et tante Marguerite, tant j'avais besoin d'entendre des voix. Je fis une autre découverte. Un après-midi à Paris, je réalisai que j'étais condamnée à mort. Il n'y avait personne que moi dans l'appartement et je ne refrénai pas mon désespoir; j'ai crié, j'ai griffé la moquette rouge. Et quand je me relevai hébétée, je me demandai : « Comment les autres gens font-ils? Comment fer ai-je? « Il me semblait impossible de vivre toute ma vie le cœur tordu par l'horreur. Quand l'échéance s'approche, me disais-je, quand on a déjà trente ans, quarante ans, et qu'on pense : « C'est pour demain «, comment le supporte-t-on? Plus que la mort elle-même je redoutais cette épouvante qui bientôt serait mon lot, et pour toujours. Heureusement, au cours de l'année scolaire, ces fulgurations métaphysiques se firent rares : je manquais de loisir et de solitude. Quant à la pratique de ma vie, ma conversion ne la modifia pas. J'avais cessé de croire en découvrant que Dieu n'exerçait aucune influence sur mes conduites : elles ne changèrent donc pas lorsque je renonçai à lui. J'avais imaginé que la loi morale tenait de lui sa nécessité : mais elle s'était si profondément gravée en moi qu'elle demeura intacte après sa suppression. Loin que ma mère dût son autorité à un pouvoir surnaturel, c'est mon respect qui donnait un caractère sacré à ses décrets. Je continuai de m'y soumettre. Idées de devoir, de mérite, tabous sexuels : tout fut conservé. Simone de BEAUVOIR. Mémoires d'une jeune fille rangée. Gallimard, 1958.

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