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Hagège: L'Homme de paroles

Publié le 22/02/2012

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D'où peut venir la sollicitude, envers la langue, de l'autorité politique, appuyant ou relevant l'interrogation savante ? D'où vient que normaliser la langue, réformer son vocabulaire soient des activités politiques et non pas seulement d'innocents jeux d'amoureux des phrases et des mots ? [...] Le régime soviétique en est encore un exemple frappant, lui qu'on a pu qualifier de « logocratie ». Il convient, en fait, d'analyser en termes linguistiques cette fameuse « langue de bois », définie ici et là comme un style par lequel on s'assure le contrôle de tout, en masquant le réel sous les mots. La novlangue d'Orwell dans 1984 visait, mais dans la fiction, à extirper toute pensée non orthodoxe en bannissant les noms mêmes qui pouvaient lui servir de supports. Les mots y devenaient leurs propres défunts. Dans les textes soviétiques officiels, on constate un emploi largement inférieur des verbes par rapport aux noms dérivés de verbes, type de nominalisation dont le russe est abondamment pourvu. Le grand nombre des nominalisations permet d'esquiver par le discours l'affrontement du réel, auquel correspondrait l'emploi de verbes. Ainsi, on peut présenter comme évident et réalisé ce qui n'est ni l'un ni l'autre. Pour prendre un exemple français, quand on passe de mes thèses sont justes ou les peuples luttent contre l'impérialisme à la justesse de mes thèses ou la lutte des peuples contre l'impérialisme, on passe de l'assertion à l'implicite. L'énonceur élude ainsi la prise en charge, aussi bien que l'objection. Car l'auditeur, s'il peut interrompre à la fin d'une phrase mes thèses sont justes, le peut beaucoup moins après une portion de phrase inachevée la justesse de mes thèses.

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