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Acte I, scène 2 - Don Juan se confie à son valet : autoportrait (Molière)

Publié le 10/09/2006

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Dom Juan Quoi ? tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable ; et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.

Don Juan a reconnu en Gusman le valet de Done Elvire. Il questionne Sganarelle qui, mal à l'aise, car conscient d'avoir trop parlé, répond de façon embarrassée et hypocrite. Don Juan veut alors sonder la perspicacité de son valet. Il lui demande son avis sur « cette affaire «. Sganarelle est ravi d'avoir trouvé juste: son maître a, en effet, un « nouvel amour en tête «. Quand Don Juan veut savoir ce que pense Sganarelle de son inconstance, celui-ci ose lui dire qu'il ne l'approuve point. Don Juan entreprend alors de s'expliquer. Il analyse les raisons de son comportement.

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« Autant il se pavanait devant Gusman, autant il file doux devant Don Juan.

Mais cette prudence sournoise quilui fait éviter toute information compromettante n'exclut pas la complicité.

Alors qu'il vient tout juste decondamner l'amoralité de Don Juan, il accepte avec complaisance le rôle de confident qui flatte son amour-propre. En effet, le mode de vie adopté par Don Juan le contraint au mensonge et à la solitude.

La seule personne devantlaquelle il peut se dévoiler, à qui il peut confier ses desseins, ses intentions, ses motivations, est son valet qu'il tienten son pouvoir, sur qui il exerce une emprise totale. Le besoin d'un témoin: certes, ce désir de se refléter dans le regard d'autrui prouve l'impossibilité de la solitude absolue.

Comme Sartre l'a fort bien dit: «Sans témoin on s'évapore ».

Dans ce sens, Don Juan a besoin du miroir que lui tend Sganarelle pour se sentir exister.

Le discours qu'il lui tient est une illustration durapport des consciences tel que l'analyse la philosophie moderne. Mais il serait aberrant' e croire que Don Juan aspire à s'épancher, à ouvrir son coeur: cela serait en totalecontradiction avec le personnage.

Le climat de familiarité qu'il établit avec son valet a d'autres causes, et d'abordcelle-ci : Don Juan a moins besoin d'un confident que d'un public.

Cela ressort clairement des questions qu'il pose avec une sorte de curiosité gourmande.

Ainsi, à propos des raisons de son départ précipité du domicile conjugal(scène 1): «Mais encore, quelle est ta pensée là-dessus? Que t'imagines-tu de cette affaire? » Et après cette longue et magistrale tirade dans laquelle il développe sa théorie de l'amour libre, il s'empresse de s'enquérir de l'effetproduit: «Qu'as-tu à dire là-dessus? » Il peut paraître surprenant qu'un seigneur aussi fier de ses prérogatives que Don Juan demande l'avis de son valetsur sa « vie privée» et lui expose les raisons intimes d'une conduite scandaleuse.

Mais c'est justement pour celamême, parce qu'il n'a pas d'autre « public » sous la main.

Cet aspect des relations avec Sganarelle manifeste toutce qu'il y a de théâtralité dans le personnage de Don Juan.

Il a besoin de se donner en représentation, d'étalerorgueilleusement sa supériorité sur le commun des mortels. Un doctrinaire en puissance: cela ne lui suffit pas.

Il ne se contente pas de s'exhiber, il lui faut aussi convaincre.

Il y a, dans l'attention qu'il témoigne à son valet, le désir de justifier sa conduite, de la fonder enraison.

En lutte contre les lieux communs, Don Juan sait très bien que, dans la société où il vit, il est condamnéà rester minoritaire.

Son valet lui offre donc un terrain où exercer ses talents de pédagogue à l'envers. Le dialogue permanent entre Don Juan et Sganarelle met aux prises la raison avec la superstition.

On est toutefoisamené à se demander si Don Juan cherche à éclairer son domestique ou à le pervertir.

Il est certain que de sonpoint de vue d'homme «éclairé », Don Juan cherche à émanciper Sganarelle, à l'arracher à ses préjugés.

Mais celan'empêche pas la secrète volupté de l'initiation au fruit défendu.

En ouvrant les yeux du balourd, Don Juan veut faireune recrue.

L'ascendant dont il joue, la brillance qu'il déploie pour convaincre, ne sont donc pas exempts dedémonisme. Un luxe dérisoire: si Don Juan déteint sur son valet, comme celui-ci l'a montré dans la scène précédente avec Gusman, la réciproque est également vraie.

Non que Sganarelle ait la moindre prise sur Don Juan, dont l'autorité est absolue.

Mais le fait d'être réduit à s'adresser à un si piètreinterlocuteur place le séducteur dans une position comique.

Dès lors, toute l'emphase de son discours, sesmétaphores guerrières pour vanter ses exploits amoureux, le luxe même de sa rhétorique se retournent contre lesérieux du personnage et le relativisent en le tirant vers une dimension parodique et dérisoire. La maîtrise du discours Don Juan est un admirable rhéteur.

Il déploie dans cet autoportrait un art du discours qui relève de la casuistique,cette technique de persuasion mise au point par les jésuites.

Il excelle, en effet, à retourner l'argumentation de lapensée commune, à démonter les valeurs reconnues. Ainsi, Don Juan dénonce « le faux honneur d'être fidèle», idée capitale pour bien comprendre la position du libertin, qui est une position farouchement individualiste.

La fidélité, selon lui, n'est pas naturelle ; elle est imposée par la société ; l'honneur, dont il sera longuement question par la suite, est l'une de ces baudruchesfabriquées pour les besoins de la cause et qui n'ont d'autre résultat que de brider les individus au nom devaleurs fictives. Dans son raisonnement, Don Juan est tout à fait dans la lignée des libertins, ces héritiers des humanistes du XVIesiècle.

Le combat pour la liberté passe, en effet, en tout premier lieu, par la dénonciation des préjugés, des idéesfausses qui abusent les esprits faibles et les rendent esclaves d'un ordre fondé sur des raisons générales et visantune finalité illusoire. Le deuxième argument vise à rejeter le mythe de l'amour unique comme une tromperie destinée à maintenir, pour des raisons de stabilité sociale et de continuité historique, le régime de la monogamie.

Derrière. »

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