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Arendt: C'est l'avenement de l'automatisation

Publié le 26/03/2005

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arendt
C'est l'avènement de l'automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l'humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l'asservissement à la nécessité. Là encore, c'est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d'être délivré des peines du labeur, ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l'histoire. Le fait même d'être affranchi du travail n'est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité. A cet égard, il semblerait que l'on s'est simplement servi du progrès scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans jamais pouvoir y parvenir ? Cela n'est vrai, toutefois qu'en apparence. L'époque moderne s'accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté [...] Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme des oeuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. Arendt

Depuis les premières revendications syndicales au xixe siècle, une société se dessine. Son état d'esprit est particulièrement saillant dans les démocraties occidentales. Les progrès techniques ont permis d'espérer sans cesse une libération prochaine: l'exemption du labeur, la possibilité de vivre sa vie sans contrainte et ainsi qu'on l'entend. Mais, en même temps, pendant que la revendication du droit au loisir se fait de plus en plus entendre, pendant que le temps de loisir est de plus en plus étendu, il est des questions qui jaillissent. Comment envisager sa vie quand on considère que tout travail et tout effort ne valent jamais que par eux-mêmes mais ne sont que des moyens pour vivre? Quand on cesse de travailler pour échapper au travail, qu'arrive-t-il lorsqu'il n'est plus nécessaire de travailler?  

arendt

« privilèges sous l'Ancien Régime.

Cette aristocratie, dont Arendt déplore la disparition, n'est pas une aristocratie del'argent.

Cela désigne bien plutôt cette classe de personnes pour lesquelles tout travail ne méritait pas salaire ouplus exactement pour lesquelles le travail était à lui-même son salaire.

On le voit, il s'agit alors d'une conceptioncomplètement différente du travail: celui-ci n'est pas conçu comme ce qui permet de gagner sa vie, mais comme untravail sur soi, comme l'accomplissement même de sa propre humanité.

Arendt cherche donc ici à relever la perted'une conception bien particulière qui fait du travail ou tout du moins de l'effort une valeur en soi.

Mais cette classetendant à disparaître, il ne reste plus de chance de voir la «restauration des autres facultés de l'homme».

Cesautres facultés, ce sont celles qui portent vers un travail qui est tout le contraire du travail qui sera bientôtremplacé par l'automatisation.

II s'agit d'un travail qui justement, par définition, ne peut être automatisé, ne peutêtre laissé aux bons soins d'une machine parce que son intérêt est en grande partie pour celui qui l'exécute.

C'estun travail de création. C.

La disparition de l'oeuvre «Même les présidents, les rois, les premiers ministres», en un mot même les fonctions les plus prestigieuses, et lesplus honorifiques, sont, selon Arendt, contaminées par cet esprit de la «société de travailleurs».

Autrement dit, ilsemble que l'on ne soit plus roi ou Premier ministre parce que ces charges représentent la satisfaction d'uneambition personnelle ou parce qu'il y aurait en cela une volonté d'oeuvrer pour le progrès de l'humanité.

Non, on est,selon Arendt, président comme l'on est postier, c'est un métier, un «moyen de gagner sa vie», un moyen comme unautre, simplement plus rentable.

Une société qui est gouvernée par le gain, et principalement le gain d'argent commeseule valeur ou du moins comme seule valeur susceptible de susciter un effort, ce type de société déclare en fait lamort de l'oeuvre.

Arendt insiste sur ce dernier terme et là est certainement la clé de son propos: «Parmi lesintellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme des oeuvres et non comme desmoyens de gagner leur vie.» Le terme «oeuvre» se distingue profondément de celui de simple travail.

Une oeuvreest, à la différence du travail, ou du métier, une fin en soi.

L'oeuvre constitue l'accomplissement d'un travail et,dans cet accomplissement, c'est l'auteur de l'oeuvre qui s'accomplit.

Le travail, tel que semble l'envisager cette«société égalitaire» que décrit Arendt, est un travail sans auteur, le but du travail étant en ce cas de sedébarrasser du travail.

Quand s'achève le travail d'une oeuvre, il reste son auteur.

Quand disparaît le «travail pourvivre», il reste un travailleur sans emploi.

«Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société detravailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste.» En insistant sur l'expression«travailleurs sans travail», Arendt souligne le vide béant qui s'offre comme perspective.

Voilà pourquoi elle achèveen disant: «On ne peut rien imaginer de pire.» Et on ne peut rien imaginer de pire parce que c'est là une descriptionde l'ennui, de la contemplation du vide et de l'inanité qui ne mènent qu'à l'angoisse et la dépression.

C'est d'unecertaine manière une dépression généralisée à l'échelle d'une société tout entière qu'Arendt entrevoit ici. 3.

La piètre condition de l'homme moderne Depuis bien des années, la sociologie annonce, en ce qui concerne les sociétés démocratiques occidentales, unemutation profonde.

De l'ère industrielle, nous devrions passer à la société de loisir.

Pour les uns, ce passage estressenti comme un aboutissement, une victoire et un triomphe sur la tyrannie du travail.

On comprend effectivementque la perspective de ne plus être contraint de travailler pour vivre puisse réjouir.

De la publicité aux sondages, ilest un fait que le projet d'une oisiveté généralisée est largement partagé et chéri.

Envisager la possibilité de pouvoirdisposer de son temps et de sa vie comme bon nous semble ne peut qu'être enthousiasmant.

Néanmoins, d'autres,dont Hannah Arendt fait partie, ont tenté de cerner les véritables enjeux et les conséquences de telles mutations.Le loisir tel que nous l'envisageons aujourd'hui est en tout point éloigné de ce que les médiévaux ont appelé l'otium,c'est-à-dire la possibilité de disposer de son temps pour se consacrer à cultiver l'esprit.

Deux événements majeursont contribué à faire oublier ce sens du loisir.

D'une part, l'avènement de la société industrielle, en se concentrantsur l'enrichissement du capital, a imposé comme critères exclusifs d'appréciation du travail le rendement, larentabilité, le bénéfice et la valeur ajoutée.

Aussi tout labeur n'est-il jugé, dans cet état d'esprit, qu'à l'aune de savaleur d'échange.

On le voit, l'oeuvre (au sens large) n'a plus sa place dans ce contexte.

D'autre part, l'avènementde la démocratie a placé l'ensemble de la population, sans distinction, sur un pied d'égalité dans le rapport autravail.

Dans ce que décrit Arendt, on perçoit que le catalyseur (et non la cause) de cet état de choses est l'essorde la démocratie dans la mesure où elle autorisait une égalité des chances de s'enrichir et imposait, par le faitmême, une concurrence universelle pour la richesse.

Arendt tente alors d'envisager l'avenir d'une telle population.Elle voit une masse affairée, constamment préoccupée.

Et ôter à cette population ce qui l'occupe, ce qui d'unecertaine manière l'empêche de penser à quoi que ce soit d'autre et en définitive l'empêche de penser tout court,c'est la confronter à sa propre inanité, à son propre vide.

Dans cette description (ou plutôt cette prédiction), onsent comme l'écho des propos de Pascal sur le divertissement: rien n'est plus redoutable pour l'homme médiocre quede se retrouver seul avec soi en ne pouvant que contempler sa propre vacuité.

Voilà le comble de l'insupportable.«On ne peut rien imaginer de pire», dit Arendt. Conclusion Ce texte est d'une actualité déroutante.

Il suffit de regarder quelque peu autour de soi pour s'apercevoir qu'il n'y adans le propos d'Arendt aucun catastrophisme gratuit.

L'ère qu'elle décrit, nous y sommes déjà pour une partentrés.

Plus même, ce type de propos est ressenti la plupart du temps comme scandaleux.

Ce sont là d'une certainemanière des vérités qui ne sont pas bonnes à dire.

On peut en effet y déceler une vive critique de la démocratie,non certes dans ses fondements, mais dans ses conséquences ou ses corrélats.

Il est intéressant de noter laressemblance dans le ton comme dans le propos de ce type de texte avec ceux de Tocqueville et notamment de La. »

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