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Article de presse: Bidault : un intellectuel réfractaire

Publié le 22/02/2012

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24 juin 1946 - Lorsque le général de Gaulle, au lendemain de la Libération, descendit les Champs-Elysées, un petit homme en civil marchait à côté de lui, dont la foule ignorait les traits : c'était Georges Bidault, président du Conseil national de la Résistance depuis la mort tragique de Jean Moulin. Quelques jours plus tard, il prenait la tête du ministère des affaires étrangères. Etabli au Quai d'Orsay, il changea peu à ses habitudes de vieux garçon passablement bohème, au régime alimentaire parfois surprenant, même lorsqu'il eut épousé Suzy Borel, une femme de tête et de coeur, qui avait été la première de son sexe avant la guerre à être reçue au concours des affaires étrangères. Etre le chef de la diplomatie française sous de Gaulle n'était pas une sinécure. Il y fallait un flegme, une abnégation, un dévouement sans bornes, toutes qualités que l'on trouve, en fin de compte, plus facilement chez un haut fonctionnaire comme M. Couve de Murville que chez un intellectuel foncièrement réfractaire comme l'était Georges Bidault. Celui-ci souffrit plus d'une fois des initiatives du chef du gouvernement provisoire, surtout lorsqu'il ne les apprenait qu'en ouvrant son journal. Ainsi d'une célèbre interview de de Gaulle au " Times " dont il n'avait aucunement entendu parler auparavant, bien qu'elle constituât, pour l'essentiel, une vaste description des objectifs de la politique étrangère française. Démembrement de l'Allemagne en plusieurs Etats, maintien d'une présence militaire française sur le Rhin, internationalisation de la Ruhr, union économique de la Sarre à la France, on croit rêver en lisant ce qu'étaient alors ces objectifs. Georges Bidault les servit avec passion et patriotisme, en historien qui n'avait pas oublié les enseignements de Foch et ce qu'il en avait coûté de ne pas les suivre. Il continua dans la même direction lorsque la démission du général de Gaulle eut fait de lui, de juin à décembre 1946, après Félix Gouin, le chef du gouvernement provisoire, et pendant un certain temps encore lorsqu'il reprit, après le bref intermède du ministère Blum, au début de 1947, la tête du ministère des affaires étrangères. Mais la conférence des quatre à Moscou, en mars 1947, devait le faire changer d'attitude. L'obstination de Staline à s'opposer au rattachement de la Sarre au marché français l'amena à écouter les appels du pied de Marshall et de Bevin, qui pressaient la France de rejoindre le " monde libre " en voie de rassemblement. Bientôt Truman lançait la doctrine d'aide à la Grèce et à la Turquie et Marshall le plan qui porte son nom. Le " coup de Prague ", le blocus de Berlin, donnaient à la guerre froide toute son ampleur. Bidault choisit son camp, celui de la résistance déterminée au communisme. Il est chef du gouvernement quand la France, en 1949, entre dans le pacte atlantique et revient aux affaires étrangères, en 1953, lorsqu'elle vit le drame de la guerre d'Indochine. Il ne veut rien céder et, au cours d'une réunion à quatre à Berlin au début de 1954, croit déceler que l'URSS envisage d'abandonner Ho Chi Minh. " Je veux bien, devait-il dire un jour, qu'il aille enseigner la tactique révolutionnaire à Moscou. " C'est dans cet état d'esprit qu'il dirige la délégation française à la conférence qui devait mettre fin, en juillet 1954, à la première guerre d'Indochine. Dien-Bien-Phu et le refus des Américains de venir au secours de la forteresse assiégée le font tomber de haut. Il n'a plus dans son jeu, selon sa formule imagée, que " le deux de trèfle et le trois de carreau ". Il négocie, néanmoins, pied à pied, avec plus d'intelligence qu'on ne l'a trop souvent cru. Mais Molotov, un beau jour, fait comprendre on ne peut plus clairement que Bidault n'est plus pour le Kremlin un interlocuteur valable. Le gouvernement Laniel est renversé. Pierre Mendès France, qui lui succède, trouvera aussi sur sa table le dossier de la Communauté européenne de défense, que Georges Bidault, trop viscéralement patriote pour n'être pas un " européen " tiède, avait tenté de dépanner en négociant des " protocoles additionnels " qui en limitaient la portée supranationale, mais pas assez aux yeux des gaullistes et de la droite traditionnelle pour rallier leur soutien. Des circonstances de son éviction, Georges Bidault avait gardé une amertume profonde qui devait se muer en obsession, sinon en haine, lorsque de Gaulle, revenu au pouvoir et qui avait parlé un moment de faire appel à lui, se décide à accorder l'autodétermination à l'Algérie. Il n'a pas alors de mots assez forts pour prendre la défense de " la Croix contre le Croissant ", pour condamner la politique d' " abandon ", de " trahison " du général. Il rallie l'OAS et prend, au nom de la continuité, la présidence d'un nouveau " Conseil national de la Résistance ". Poursuivi, il choisit de s'exiler d'abord au Brésil puis en Allemagne, mais il ne rassemble que quelques fidèles. L'amnistie générale de 1968 lui permet de rentrer en France. Ceux qui ont connu Georges Bidault au temps de sa gloire, représentant, de San Francisco à Moscou, la France renaissante, incarnant le Coq gaulois comme Churchill John Bull, oublieront ce qu'il était devenu pour ne se souvenir que d'un homme extraordinairement attachant, au courage d'autant plus remarquable qu'il émanait d'un corps frêle et maladroit, à la culture impressionnante et qui, après avoir passé de longues années à enseigner, avec quel talent, l'histoire de France, a consacré le reste de sa vie à s'efforcer, dans l'action et sans mesurer les risques courus, à la continuer. Le réalisme n'était pas le fort de cet idéaliste intégral. Mais quels dons, et quelle foi! ANDRE FONTAINE Le Monde du 28 janvier 1983

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