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Article de presse: Evadé du Cambodge

Publié le 22/02/2012

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cambodge
17-18 février 1976 - " Nous étions dix-huit personnes de la même famille évacuées de Phnom-Penh le 17 avril 1975. Seuls un cousin et moi-même avons réussi à nous échapper. Tous les autres sont morts ou ont disparu au cours de ces deux années sous le régime du Cambodge démocratique. J'espère bientôt partir pour le Canada ou pour la France, recommencer une autre vie... " Dans le camp de réfugiés de Khlong-Yai, à l'extrémité sud-est de la Thaïlande, à moins de 2 kilomètres de la frontière, Pin Yatay, émacié, la peau grisâtre et le visage gonflé, regarde fixement le cahier d'écolier bleu où il consigne en détail les épreuves qu'il a subies et ce qu'il connaît de la vie imposée à toute une population depuis deux ans par les Khmers rouges. Arrivé fin juin en Thaïlande, il a d'abord passé deux semaines au poste de police local pour les " vérifications " d'usage, avant d'être admis dans un camp. Parti de la province occidentale de Pursat, il a marché pendant un mois dans la jungle. Après avoir " perdu en route " sa femme et dix autres candidats à l'évasion, il s'est nourri pendant les dix-sept derniers jours " de fruits, de baies, d'escargots et de tortues ", épuisé et risquant la noyade à chaque traversée des rivières grossies par les pluies. Près de la frontière, il a été pris par une patrouille khmère rouge, mais a réussi deux jours plus tard à lui échapper. Un mois après, ses bras portaient encore les traces profondes des liens qui l'ont entravé. Agé de trente-quatre ans, Pin Yatay est petit et frêle. Pendant de longs moments, il semble absorbé par la contemplation de l'épaisse pluie qui tombe depuis l'aube, noyant les baraquements du camp et estompant la ligne de crêtes couvertes de jungle qui le surplombe. On dirait qu'il cherche à voir au-delà de ces montagnes, qui marquent le commencement du pays d'où il vient; le pays clos sur une " expérience " radicale à nulle autre pareille, où il a " laissé " sa femme et ses enfants. Pendant sept heures, il nous raconte sa vie quotidienne et celle de ses proches depuis deux ans. Au-dessus du niveau de ses représentants locaux, on ne sait trop ce qu'est exactement l' " Angkar ". Que l' " organisation " apparaisse de plus en plus ouvertement depuis le début de l'année comme la structure du pouvoir du Parti communiste khmer, elle n'en reste pas moins, pour la majorité des Cambodgiens, confinés dans les villages ou dans des chantiers de travail, une entité abstraite et désincarnée, même si ses décisions tranchent de la vie et de la mort de chacun. " Des bêtes de somme " Depuis le jour où il a quitté Phnom-Penh jusqu'à son passage en Thaïlande, l'histoire de Pin Yatay et des siens est une suite de déplacements, de labeur forcé, de privations et de drames. Ils vont d'un " karatan " (chantier de travail) à l'autre, dans un pays qui en est couvert, selon Radio-Phnom-Penh. Homme de bureau, Pin Yatay s'initie aux travaux de la terre dans le village de Koh-Tom, au sud de la capitale. C'est un village du " peuple ancien " qu'il convient donc de " purifier " de ses " souillures impérialistes ", " capitalistes ", " coloniales " et " féodales ". " C'est un peuple inférieur, nous étions tout juste des bêtes de somme ", nous dit notre interlocuteur. A Koh-Tom, plusieurs centaines d'anciens et de nouveaux, soumis pratiquement au même régime, travaillent de l'aube à la nuit. Ils défrichent, creusent des canaux, préparent les rizières. Rien n'est encore très organisé. Les rations alimentaires sont suffisantes : " C'était encore les stocks de riz américain. " Lorsqu'en juillet on lui propose un " retour au village natal ", Pin Yatay, originaire de la capitale, prétend venir de Kompong-Speu (à 45 kilomètres à l'ouest de Phnom-Penh) pour pouvoir-c'est son obsession-se rapprocher de la frontière thaïlandaise. Pendant deux semaines, il va attendre dans une pagode désaffectée, avec quelque deux mille autres personnes, l'arrivée de camions. Après un long voyage, ils arrivent sur le chantier de Veal-Vong, dans la province de Pursat. Rien n'a été prévu pour les accueillir. Sous la garde de quelques soldats en armes, environ cinq mille personnes de tous âges et de toutes conditions, excepté les enfants et les vieillards, défrichent et labourent. Chaque famille se construit une paillote de fortune que les pluies de la mousson transpercent de juin à octobre. Les rations de riz s'amenuisent dans le courant du second semestre de 1975 jusqu'à un " kapong " (environ 250 grammes) par jour et parfois pour plusieurs personnes, affirme Pin Yatay. Le taux de mortalité est élevé. " Entre cinq et dix personnes par jour ", dit-il. Au dispensaire sommaire du camp, les soins se résument à des injections et à l'absorption de décoctions à base de plantes. Cependant, ceux qui ont dissimulé des devises, des montres, de l'or ou des bijoux (l'argent n'a plus cours depuis avril 1975) les échangent auprès des infirmières et des cadres " kamaphilbals " contre des cachets d'aspirine, de quinine ou contre du riz. " Une montre japonaise automatique, dit Yatay, vaut environ 30 kilos de riz, un tael d'or 15. " " Un camp militaire " Les cadres continuent à rechercher les anciens fonctionnaires et les militaires. Ceux qui sont repérés, tout comme ceux qui " se plaignent trop fréquemment, qui critiquent l' " Angkar " boivent de l'alcool ou commettent l'adultère ", sont conduits à l' " Angkar leu " (organisation supérieure). Ils ne reparaissent jamais. Comparaître devant l' " Angkar leu " équivaut à la mort ou à l'envoi dans des camps disciplinaires de travail. A Veal-Vong, Lieng Hap, ancien secrétaire à la culture et président de l'Association des écrivains khmers, a ainsi été emmené. Tous les trois jours ont lieu des réunions politiques et d'autocritiques, dont les thèmes sont invariables : " Aimer le travail manuel ", " Travailler pour se purifier ", " Abandonner les anciennes habitudes et croyances ", " Lutter contre l'impérialisme ". On ne parle jamais explicitement du bouddhisme, mais chacun sait que les milliers de pagodes sont vides, et personne ne voit plus les robes safran des bonzes qui faisaient partie du paysage quotidien depuis des siècles. Après six mois à Veal-Vong, la famille de Pin Yatay est transférée à Doney, dans la même province. Plusieurs milliers de personnes travaillent là aussi, de 6 heures à 11 heures, de 13 heures à 17 heures et de 19 heures à 21 heures ou plus. Les intermèdes sont consacrés aux repas et à l'entretien des outils. Doney est organisé selon un schéma quasi militaire avec sections, compagnies et bataillons de production. Le système collectiviste se rode; chacun est intégré dans une unité spécialisée ( " angpheap " ) de labour, de terrassement, de préparation des engrais. Les enfants, qui doivent être les révolutionnaires purs et durs de l'avenir, sont pris en charge, selon leur âge, par des organisations spécialisées. Peu à peu, la cellule familiale perd son rôle protecteur et formateur; celui de l'individu est réduit pour l'essentiel à ses seules fonctions productrices au profit de l'ensemble. A compter de janvier 1976, les repas ne sont plus pris en famille, mais dans des cantines, sur les lieux mêmes du travail. Cela supprime les temps morts, les distributions de riz et la possibilité d'en mettre de côté en vue d'une fuite. On fait comprendre aux enfants que c'est l' " Angkar " qui les nourrit et les forme, et non leurs parents. Pour Pin Yatay, Doney restera synonyme de cauchemar. Les privations, l'absence de soins, le travail épuisant et les épidémies de paludisme et de dysenterie " ont décimé des familles entières ". A commencer par la sienne. En quelques mois, affirme-t-il, vont mourir treize de ses proches, dont son second fils (six ans), d'une plaie infectée au pied. Tous sont ensevelis dans une " fosse commune " à proximité de l'hôpital. Lui-même, sa femme, son fils aîné et son cousin, seuls survivants du groupe initial, sont " tout gonflés pendant des mois ". A cette époque, il craint d'être repéré et décide de quitter Doney. Son fils aîné est trop malade pour supporter un déplacement, et Yatay trouve une femme sino-khmère qui accepte de l'adopter. Muni d'une fausse autorisation ( " les miliciens et beaucoup de cadres ne savent pas lire ", dit-il), il se retrouve sur le chantier de Leach, toujours dans la province de Pursat. Il y restera jusqu'en mai 1977. Leach est bien organisé, la discipline y est moins dure qu'à Doney, les conditions de vie et de nourriture y sont meilleures. Mais la mortalité reste élevée. Pin Yatay note qu'il n'y a pratiquement pas eu de mariages ou de naissances sur les chantiers où il a travaillé, et qui, peu à peu, se sont transformés en villages de coopératives. Il indique que sa femme et sa soeur n'avaient plus leurs règles depuis longtemps, ce qui est le cas, selon lui, de nombreuses femmes. Il note encore que la proportion des hommes est nettement inférieure à celle des femmes sur les " karatans ". Pin Yatay et ses onze compagnons-huit hommes et trois femmes, dont la sienne-prennent la fuite le 24 mai à la nuit tombée. Un mois après, lui et son cousin arriveront séparément en Thaïlande. ROLAND-PIERRE PARINGAUX Le Monde du 7 septembre 1977
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« Les cadres continuent à rechercher les anciens fonctionnaires et les militaires.

Ceux qui sont repérés, tout comme ceux qui " seplaignent trop fréquemment, qui critiquent l' " Angkar " boivent de l'alcool ou commettent l'adultère ", sont conduits à l' " Angkarleu " (organisation supérieure).

Ils ne reparaissent jamais.

Comparaître devant l' " Angkar leu " équivaut à la mort ou à l'envoidans des camps disciplinaires de travail.

A Veal-Vong, Lieng Hap, ancien secrétaire à la culture et président de l'Association desécrivains khmers, a ainsi été emmené. Tous les trois jours ont lieu des réunions politiques et d'autocritiques, dont les thèmes sont invariables : " Aimer le travailmanuel ", " Travailler pour se purifier ", " Abandonner les anciennes habitudes et croyances ", " Lutter contre l'impérialisme ".

Onne parle jamais explicitement du bouddhisme, mais chacun sait que les milliers de pagodes sont vides, et personne ne voit plus lesrobes safran des bonzes qui faisaient partie du paysage quotidien depuis des siècles. Après six mois à Veal-Vong, la famille de Pin Yatay est transférée à Doney, dans la même province.

Plusieurs milliers depersonnes travaillent là aussi, de 6 heures à 11 heures, de 13 heures à 17 heures et de 19 heures à 21 heures ou plus.

Lesintermèdes sont consacrés aux repas et à l'entretien des outils.

Doney est organisé selon un schéma quasi militaire avec sections,compagnies et bataillons de production.

Le système collectiviste se rode; chacun est intégré dans une unité spécialisée( " angpheap " ) de labour, de terrassement, de préparation des engrais.

Les enfants, qui doivent être les révolutionnaires purs etdurs de l'avenir, sont pris en charge, selon leur âge, par des organisations spécialisées.

Peu à peu, la cellule familiale perd son rôleprotecteur et formateur; celui de l'individu est réduit pour l'essentiel à ses seules fonctions productrices au profit de l'ensemble.

Acompter de janvier 1976, les repas ne sont plus pris en famille, mais dans des cantines, sur les lieux mêmes du travail.

Celasupprime les temps morts, les distributions de riz et la possibilité d'en mettre de côté en vue d'une fuite.

On fait comprendre auxenfants que c'est l' " Angkar " qui les nourrit et les forme, et non leurs parents. Pour Pin Yatay, Doney restera synonyme de cauchemar.

Les privations, l'absence de soins, le travail épuisant et les épidémiesde paludisme et de dysenterie " ont décimé des familles entières ".

A commencer par la sienne.

En quelques mois, affirme-t-il,vont mourir treize de ses proches, dont son second fils (six ans), d'une plaie infectée au pied. Tous sont ensevelis dans une " fosse commune " à proximité de l'hôpital. Lui-même, sa femme, son fils aîné et son cousin, seuls survivants du groupe initial, sont " tout gonflés pendant des mois ". A cette époque, il craint d'être repéré et décide de quitter Doney. Son fils aîné est trop malade pour supporter un déplacement, et Yatay trouve une femme sino-khmère qui accepte de l'adopter. Muni d'une fausse autorisation ( " les miliciens et beaucoup de cadres ne savent pas lire ", dit-il), il se retrouve sur le chantier deLeach, toujours dans la province de Pursat.

Il y restera jusqu'en mai 1977. Leach est bien organisé, la discipline y est moins dure qu'à Doney, les conditions de vie et de nourriture y sont meilleures.

Maisla mortalité reste élevée.

Pin Yatay note qu'il n'y a pratiquement pas eu de mariages ou de naissances sur les chantiers où il atravaillé, et qui, peu à peu, se sont transformés en villages de coopératives.

Il indique que sa femme et sa soeur n'avaient plusleurs règles depuis longtemps, ce qui est le cas, selon lui, de nombreuses femmes.

Il note encore que la proportion des hommesest nettement inférieure à celle des femmes sur les " karatans ". Pin Yatay et ses onze compagnons-huit hommes et trois femmes, dont la sienne-prennent la fuite le 24 mai à la nuit tombée.

Unmois après, lui et son cousin arriveront séparément en Thaïlande. ROLAND-PIERRE PARINGAUXLe Monde du 7 septembre 1977. »

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