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Article de presse: L'implacable démonstration de Raul Hilberg

Publié le 22/02/2012

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Mémoire 1961 - Raul Hilberg analyse dans la Destruction des juifs d'Europe, dont la première édition date de 1961, les mécanismes qui permirent l'extermination de plus de cinq millions de juifs. " L'anéantissement par les Allemands des juifs d'Europe fut le premier processus de destruction mené à terme dans le monde. Pour la première fois dans l'histoire de la civilisation occidentale, les agents du crime avaient surmonté tous les obstacles, administratifs et moraux, à un massacre organisé. Pour la première fois aussi, les victimes juives, prises dans la camisole de force de leur histoire, se précipitèrent, physiquement et psychologiquement, dans la catastrophe. La destruction des juifs ne fut pas accidentelle. Aux premiers jours de 1933, lorsque le premier fonctionnaire rédigea la première définition du " non-Aryen " dans une ordonnance de l'administration, le sort du monde juif européen se trouve scellé. " Ces cinq phrases terribles, en page 901, résument l'apport de ce grand livre, dont la première version parut en 1961 à Chicago et qui règne depuis sur l'historiographie du drame le plus indicible et le plus massif qui bouleverse encore l'âme occidentale. On n'a pas oublié le visage de son auteur, expliquant posément les mécanismes de l'horreur dans le Shoah de Claude Lanzmann. Raul Hilberg, juif autrichien réfugié en 1940 aux Etats-Unis, à quatorze ans, est entré dans Munich en avril 1945 avec sa 45e division d'infanterie. Le GI de dix-neuf ans, engagé volontaire, commence à fouiller dans les caisses d'archives abandonnées par les dignitaires nazis, après avoir libéré Dachau. Il est chargé de quelques-uns de ces interrogatoires d'Allemands compromis ou dénoncés auxquels, on le sait, les services secrets alliés s'intéressèrent de très près, pour mieux y recruter leurs Barbie. Ainsi naquit une vocation d'historien acharné à démonter les mécanismes de l'exécution du crime et de la banalisation du mal : le soldat Hilberg, dans sa traversée de l'Allemagne en ruines, ne rencontra qu'une famille juive survivante mais n'entendit que dénégations chez les petits assassins ordinaires. Rentré aux Etats-Unis, il s'y heurte aux réticences de l'establishment universitaire, qui ne pensait qu'à tourner la page : enragé par le silence, Hilberg fut plus déterminé que jamais. Il fixa son plan d'attaque, s'enterra au fond du Vermont et tissa sa toile en solitaire. Sa thèse, achevée en 1952, n'est publiée qu'en 1961. Mieux : elle sera enviée, admirée et férocement critiquée. Mais le petit professeur s'entête, court les fonds d'archives, bâtit son histoire, très positiviste, nourrie de documents écrits, fort méfiante face aux témoignages oraux et aux effets de mémoire rétrospectifs. En 1985 il en publie à New-York une nouvelle version considérablement augmentée. C'est celle-ci que les éditions Fayard, sous l'impulsion d'Eric Vigne et dans l'excellente traduction de Marie-France de Paloméra et d'André Charpentier, tinrent à honorer en lui donnant audience en langue française, après mille ajouts que Hilberg s'imposa pour cette édition définitive. Ce monument, assidûment visité depuis vingt-cinq ans par les spécialistes, est assurément la mise au point la plus complète, la mieux informée. Gorgée de détails, d'organigrammes et de citations vérifiées, parcourant en tous sens l'Allemagne depuis 1933, puis le Grand Reich et toute l'Europe envahie par les nazis : on en sort instruit, accablé, étourdi par ces mille formulations de l'atroce. De la Grèce aux Pays-Bas, de la France au fond de l'URSS, en passant par les zones très densifiées de l'Europe de l'Est, 5 100 000 juifs ont été tués et Hilberg nous dit comment le meurtre fut perpétré. Ce chiffre, inlassablement vérifié, et sans doute rectifiable à la hausse dès qu'on aura accès complet aux archives soviétiques, témoigne déjà de l'aspect inouï de l'hécatombe : elle fut, c'est vrai, sans précédent dans l'histoire. Et conduite en tous lieux avec une logique et une persévérance en trois temps : définition juridique et raciale du juif face à tous les autres, supposés plus purs, dans un assaut de légalisme et de pseudo-science qui l'isole en droit concentration, après fichage et expropriations diverses, qui parque physiquement les communautés juives, au besoin en construisant tous les ghettos appropriés destruction enfin, dans une escalade qui va bien au-delà des persécutions ordinaires des anciens temps de chrétienté, avec les " opérations mobiles de tuerie " en Russie, la déportation et l'acheminement massif vers les " camps de mise à mort ", chambres à gaz comprises. Tout est dit par Hilberg, dans un style monocorde, dans une froideur impassible qui renforce la valeur érudite de la démonstration, jusqu'aux détails infimes qui soulèvent le coeur : oui, il y eut d'étranges " agences de voyage " qui consentirent à la SS d'avantageux tarifs d'excursion en chemin de fer oui, les cheminots savaient et les besogneux du tiroir-caisse délivraient aux seuls convoyeurs des trains de la mort des billets aller-retour... Mais la force du livre tient à cette intuition que Hilberg puisa précocement dans le grand travail de Franz Neumann, Béhémoth (que l'on vient opportunément de rééditer chez Payot) et sur laquelle Hannah Arendt, fidèle lectrice de Hilberg, fonda son analyse de la banalité du crime dans Eichmann à Jérusalem : tout fut conduit, malgré tensions et conflits entre elles, par quatre forces complémentaires, tendues dans un élan intime vers la bureaucratisation du crime : l'administration, l'armée, " l'économie " (traduire : l'industrie et la finance) et le parti nazi qui guidait la SS et la Gestapo. Hitler, bien sûr, vaticinait et Mein Kampf n'était pas une bluette. Il y eut décision, au moins orale dans les pires moments, et au plus haut niveau de l'édifice nazi, sur le sort des juifs. Mais Hilberg sait dire combien cette immense bureaucratie à quatre têtes fut le vrai lieu de convergence, dès lors que la bonne surprise de 1933 avait libéré en elle une sorte d' " ubris " (1), une ardeur perverse, un goût prononcé pour l'auto-intoxication, qui la poussèrent à oser sans attendre les initiatives d'en haut, ou plutôt en intériorisant l'attente comme un quitus pour toute initiative. Dans la fusion de ces quatre redoutables hiérarchies s'installa partout la machine à isoler et à tuer, précise, efficiente, peuplée d'êtres souvent anodins et toujours fiers de leur minutie, qui ne furent jamais de simples exécutants. Terrible constat, au coeur du totalitarisme, dont on voit bien que, de proche en proche, il accable une très large part du peuple allemand et des sociétés européennes où l'entreprise nazie eut des complices. Dans les clivages actuels qui séparent les historiens du nazisme, on rangerait donc Hilberg (qui n'a cure de ces classements) du côté des " fonctionnalistes ". Comme eux, il place en notes de bas de page les références aux ordres de Hitler ou des grands du nazisme et il soutient que la décision fut pour le moins diffuse, que la bureaucratie eut son autonomie et donc toute la responsabilité de son perfectionnisme criminel. Mais il se sépare d'eux en soutenant que la machinerie fut de bout en bout entretenue avec soin en bon état de marche, capable de se contrôler pour mieux rationaliser l'hécatombe de ses victimes, et non pas livrée à des rivalités fatales ou aux incohérences de la dispersion des " efforts " : tout ce qu'il rapporte, en particulier sur l'obstination des maîtres des convois ferrés lancés par Eichmann aux quatre coins de l'Europe, est accablant. Toutefois, comme tous les grands livres, celui-ci fut et demeure critiquable sur bien des points. A dire que tout est scellé dès 1933, Hilberg introduit un fatalisme historique et se prive des secours d'une chronologie fine à travers laquelle d'autres historiens ont découvert des hiatus ou des sauts qualitatifs dans le processus de destruction. Sa description foisonnante de la densité sociale du crime désidéologise un peu vite l'ambition nazie et son racisme constitutif. Ce qu'il dit au chapitre consacré à la France, étayé sur les seules archives allemandes, ne tient pas compte des travaux de Marrus et Paxton (2) et néglige un volontarisme d'Etat dont l'antisémitisme, après tout, anticipa sur les exigences allemandes avec le " statut des juifs " d'octobre 1940. Enfin, son livre fut et demeure très discuté par les communautés juives depuis 1961, tant il accable ces notables des " conseils juifs " qui, un peu partout, crurent pouvoir faire la part du feu avec les nazis sans comprendre à temps que l'objectif des bourreaux dépassait le pogrom " ordinaire " à vaste échelle. Sur l'exil historique des juifs, et jusqu'en Israël aujourd'hui, sur les attendus d'une résistance juive qui ne sut pas se lever, Hilberg a atténué quelques formulations de 1965 sur les " collaborateurs " ou la " machinerie juive d'autodestruction ", mais il prête toujours le flanc à la critique acerbe. Il reste que nul ne pourra plus réfléchir à l'inconcevable, qu'on le nomme extermination, holocauste, solution finale ou Shoah, nul ne s'interrogera sur le pourquoi sans avoir au préalable observé, grâce à Hilberg, le comment : cet implacable cheminement de la destruction. JEAN-PIERRE RIOUX Le Monde du 10 juin 1988

« surprise de 1933 avait libéré en elle une sorte d' " ubris " (1), une ardeur perverse, un goût prononcé pour l'auto-intoxication, qui la poussèrent à oser sans attendre les initiatives d'en haut, ou plutôt en intériorisant l'attente comme un quitus pour toute initiative.Dans la fusion de ces quatre redoutables hiérarchies s'installa partout la machine à isoler et à tuer, précise, efficiente, peupléed'êtres souvent anodins et toujours fiers de leur minutie, qui ne furent jamais de simples exécutants. Terrible constat, au coeur du totalitarisme, dont on voit bien que, de proche en proche, il accable une très large part du peupleallemand et des sociétés européennes où l'entreprise nazie eut des complices. Dans les clivages actuels qui séparent les historiens du nazisme, on rangerait donc Hilberg (qui n'a cure de ces classements) ducôté des " fonctionnalistes ".

Comme eux, il place en notes de bas de page les références aux ordres de Hitler ou des grands dunazisme et il soutient que la décision fut pour le moins diffuse, que la bureaucratie eut son autonomie et donc toute laresponsabilité de son perfectionnisme criminel.

Mais il se sépare d'eux en soutenant que la machinerie fut de bout en boutentretenue avec soin en bon état de marche, capable de se contrôler pour mieux rationaliser l'hécatombe de ses victimes, et nonpas livrée à des rivalités fatales ou aux incohérences de la dispersion des " efforts " : tout ce qu'il rapporte, en particulier surl'obstination des maîtres des convois ferrés lancés par Eichmann aux quatre coins de l'Europe, est accablant. Toutefois, comme tous les grands livres, celui-ci fut et demeure critiquable sur bien des points.

A dire que tout est scellé dès1933, Hilberg introduit un fatalisme historique et se prive des secours d'une chronologie fine à travers laquelle d'autres historiensont découvert des hiatus ou des sauts qualitatifs dans le processus de destruction. Sa description foisonnante de la densité sociale du crime désidéologise un peu vite l'ambition nazie et son racisme constitutif.

Cequ'il dit au chapitre consacré à la France, étayé sur les seules archives allemandes, ne tient pas compte des travaux de Marrus etPaxton (2) et néglige un volontarisme d'Etat dont l'antisémitisme, après tout, anticipa sur les exigences allemandes avec le " statut des juifs " d'octobre 1940. Enfin, son livre fut et demeure très discuté par les communautés juives depuis 1961, tant il accable ces notables des " conseilsjuifs " qui, un peu partout, crurent pouvoir faire la part du feu avec les nazis sans comprendre à temps que l'objectif desbourreaux dépassait le pogrom " ordinaire " à vaste échelle.

Sur l'exil historique des juifs, et jusqu'en Israël aujourd'hui, sur lesattendus d'une résistance juive qui ne sut pas se lever, Hilberg a atténué quelques formulations de 1965 sur les " collaborateurs "ou la " machinerie juive d'autodestruction ", mais il prête toujours le flanc à la critique acerbe. Il reste que nul ne pourra plus réfléchir à l'inconcevable, qu'on le nomme extermination, holocauste, solution finale ou Shoah, nulne s'interrogera sur le pourquoi sans avoir au préalable observé, grâce à Hilberg, le comment : cet implacable cheminement de ladestruction. JEAN-PIERRE RIOUX Le Monde du 10 juin 1988. »

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