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Article de presse: Un peuple vaincu par son armée

Publié le 22/02/2012

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13 décembre 1981 - L'horreur de la liberté assassinée avant même d'avoir été conquise, le désespoir d'une nation quadrillée par sa propre armée et dont toutes les espérances sont désormais brisées-cela est déjà suffisamment sinistre pour qu'il ne soit pas nécessaire de rajouter de la " couleur ", du " rouge sang ". Car en Pologne, il n'y a plus de couleurs; on ne voit que le gris des uniformes, de la revanche, le gris de la médiocrité triomphant à nouveau. Pourquoi torturerait-on systématiquement ? Pourquoi procéderait-on à des massacres d'ouvriers, alors que la chape de plomb s'est abattue-il faut le dire-sans trop de difficultés ? En une nuit, pratiquement toutes les arrestations prévues ont été opérées. En une nuit, l'appareil de Solidarité a été détruit et tous ces hommes, intellectuels, journalistes, ouvriers écoutés de leurs ateliers, se sont retrouvés en prison. En cinq jours, la résistance des grandes usines a été brisée. En trois semaines, les dernières grandes " poches " ont été réduites. Il n'y avait pas de témoins pour assister à la sortie, lundi soir, des derniers combattants, les mineurs de la mine Piast. Peut-être y a-t-il eu des violences, des brutalités. Il y a certainement eu-et la télévision polonaise l'a d'ailleurs annoncé avec fierté aussitôt-des arrestations (douze officiellement) et aussi, c'est toujours officiel, quatre hospitalisations. " Tragédie personnelle ", disait le soir de Noël le général Jaruzelski, en parlant des sept morts de la mine Wujek. Personnelle ? Nul ne connaît les méandres de l'âme de ce fils d'une famille de la petite noblesse polonaise qui, enfant, servait la messe, dont des parents sont morts dans des camps soviétiques, que lui-même a très vraisemblablement connu le goulag, mais qui avait suffisamment la confiance de Moscou pour arriver en 1968 au commandement suprême de l'armée polonaise-la seconde du pacte de Varsovie. Tragédie politique en revanche, cela est certainement vrai. Voilà un état-major qui prend le pouvoir et déclare la guerre à son propre peuple au nom de la paix civile, de la défense du renouveau et de la démocratie... Cela ne trompe même pas ceux qui le disent, mais il y faut tout de même un minimum de vraisemblance et donc ne pas commencer par faire couler trop de sang, surtout pas celui des ouvriers, puisqu'on défend là aussi le socialisme. Il y a eu dans ce coup d'Etat, dont la préparation mérite de devenir pour plusieurs décennies un classique des cours d'école de guerre, de la sauvagerie. On a, devant des familles terrifiées et en larmes, défoncé des portes d'appartements, arraché des hommes même malades à leur lit pour les jeter, bien souvent en pyjama, dans des fourgons, puis des cours de prison, par une température de-15 degrés. On a frappé ceux qui criaient pour alerter les voisins qu'on s'apprêtait à aller chercher ensuite. On a, dans la plus sinistre des traditions, " confié " des enfants dont les deux parents étaient arrêtés à des orphelinats, arrêté des familles entières, celle de Jacek Kuron par exemple. On a tout simplement arrêté, et il suffit de dire cela, des hommes-tenons-nous-en au chiffre officiel: cinq mille cinquante-cinq-dont le seul tort était d'avoir voulu, sans jamais violer une loi pourtant imposée, sans jamais avoir recouru à une quelconque forme de violence, en ayant si peu préparé la subversion et la prise du pouvoir qu'ils se sont tous laissé cueillir comme des enfants, des hommes donc qui n'avaient jamais que réclamé ouvertement, dans des réunions toujours ouvertes, sans jamais se cacher de quoi que ce soit, plus de liberté. Cela suffit. Cela est la réalité de la Pologne, et il y a quelque paradoxe à entendre de Varsovie sur les radios occidentales qu'il n'y aurait peut-être, après tout, " que " vingt mille prisonniers. En attendant cela, on ne peut s'empêcher de penser que, dans cette guerre, c'est encore la guerre psychologique qui est la mieux menée. Première étape: le coup de massue, la rafle, la peur, les larmes. Dans le même temps, les déplacements sont interdits, les téléphones et les télex à l'intérieur et vers l'étranger sont coupés, les stations d'essence fermées: la Pologne disparaît du monde, car plus un seul homme dans le pays et, a fortiori, à l'étranger ne sait ce qui se passe réellement. Alors on fantasme, les rumeurs s'enflent, se multiplient, se nourrissent d'elles-mêmes reviennent déformées jusqu'à celui-là même qui les a colportées deux heures avant et les colporte à nouveau dans une version plus terrifiante encore. Une société brisée, éclatée, ne sait plus où elle en est ni où elle va, et seuls des petits groupes, des usines, des facultés, s'obstinent et ne cèdent qu'en découvrant leur isolement quasi absolu. Une répression habile l est en tout cas, d'ores et déjà, d'une grande habileté dans la manière d'exercer la répression. De qui s'inquiète l'opinion internationale? Des grands noms de la culture, connus dans le monde entier. Wadja? demande-t-on de toutes parts. Il s'est réfugié dans le silence, ne sort presque plus de chez lui, mais n'a jamais, à aucun moment, été inquiété. Lech Walesa? Un diplomate aussi chevronné que Mgr Poggi, envoyé spécial du pape en Pologne, revient de Varsovie en rapportant comme une grande nouvelle ce qu'absolument tout le monde sait depuis le début: que le président de Solidarité n'a pas été jeté dans une geôle humide, mais placé en résidence surveillée. La " nouvelle " fait des gros titres. Soulagement, et l'on arrive à oublier que le président d'un syndicat représentant dix millions de Polonais est arrêté et que, s'il n'est pas maltraité, c'est parce que le pouvoir militaire espère l'amener à plier et à composer. A la prison de Bialoleka, où sont regroupés le professeur Geremek et Adam Michnik, des visites des familles ont été autorisées le jour de Noël et les colis, pour l'instant, sont remis aux prisonniers. Il est vrai que, dans les premiers jours de leur détention, ils se sont retrouvés dans des cellules glacées et sans fenêtre, mais il est vrai aussi (pourquoi ne pas l'avoir dit aussitôt?) que c'est parce que les détenus de droit commun, entassés dans d'abominables conditions, pour faire de la place, s'étaient révoltés et avaient tout brisé. Mais des ouvriers, des ouvriers de la base et non pas des dirigeants du syndicat, qui s'en inquiète? On sait seulement qu'il y a au moins quarante-neuf centres différents de détention dans la Pologne de l'état de guerre. On a des échos de ce qui se passe dans trois ou quatre d'entre eux où sont les célébrités, mais des autres on ne sait rien. Cela ne veut pas dire que l'horreur y règne. Cela veut dire seulement que la Pologne vit sous une dictature militaire dont la puissance se fonde sur le mystère et l'impossibilité d'aller plus loin qu'aux frontières de son quartier apprendre la vérité ou vérifier une information. La réalité de l' " état de guerre ", c'est une armée qui a vaincu son propre peuple. La réalité de l' " état de guerre ", ce sont ne serait-ce que ces cinq mille cinquante-cinq personnes officiellement internées. Ce n'est pas le bain de sang, c'est un effroyable gâchis politique qui a tué non pas sept, cinquante ou deux cents personnes, mais un pays entier. La junte, au bout de trois semaines, tient la situation en main, mais pas assez pourtant pour rétablir les téléphones. L'ordre règne, la paix civile, paraît-il menacée, est instaurée. Les ouvriers des usines qu'on n'as pas encore osé rouvrir ou qui, tout simplement, ne peuvent fonctionner faute de matières premières ou d'énergie sont employés à déblayer la neige dans les rues. Les rues sont propres. L'ordre règne, mais cet ordre se résume à la destruction de Solidarité. Et maintenant? On a beau questionner, décrypter les indigestes journaux autorisés à paraître par l'état-major, on ne peut se défaire du sentiment que la junte n'en sait rien elle-même. BERNARD GUETTA Le Monde du 1er janvier 1982

« président d'un syndicat représentant dix millions de Polonais est arrêté et que, s'il n'est pas maltraité, c'est parce que le pouvoirmilitaire espère l'amener à plier et à composer. A la prison de Bialoleka, où sont regroupés le professeur Geremek et Adam Michnik, des visites des familles ont été autoriséesle jour de Noël et les colis, pour l'instant, sont remis aux prisonniers.

Il est vrai que, dans les premiers jours de leur détention, ilsse sont retrouvés dans des cellules glacées et sans fenêtre, mais il est vrai aussi (pourquoi ne pas l'avoir dit aussitôt?) que c'estparce que les détenus de droit commun, entassés dans d'abominables conditions, pour faire de la place, s'étaient révoltés etavaient tout brisé. Mais des ouvriers, des ouvriers de la base et non pas des dirigeants du syndicat, qui s'en inquiète? On sait seulement qu'il y aau moins quarante-neuf centres différents de détention dans la Pologne de l'état de guerre.

On a des échos de ce qui se passedans trois ou quatre d'entre eux où sont les célébrités, mais des autres on ne sait rien.

Cela ne veut pas dire que l'horreur y règne.Cela veut dire seulement que la Pologne vit sous une dictature militaire dont la puissance se fonde sur le mystère et l'impossibilitéd'aller plus loin qu'aux frontières de son quartier apprendre la vérité ou vérifier une information. La réalité de l' " état de guerre ", c'est une armée qui a vaincu son propre peuple.

La réalité de l' " état de guerre ", ce sont neserait-ce que ces cinq mille cinquante-cinq personnes officiellement internées. Ce n'est pas le bain de sang, c'est un effroyable gâchis politique qui a tué non pas sept, cinquante ou deux cents personnes,mais un pays entier.

La junte, au bout de trois semaines, tient la situation en main, mais pas assez pourtant pour rétablir lestéléphones.

L'ordre règne, la paix civile, paraît-il menacée, est instaurée.

Les ouvriers des usines qu'on n'as pas encore osérouvrir ou qui, tout simplement, ne peuvent fonctionner faute de matières premières ou d'énergie sont employés à déblayer laneige dans les rues.

Les rues sont propres. L'ordre règne, mais cet ordre se résume à la destruction de Solidarité.

Et maintenant? On a beau questionner, décrypter lesindigestes journaux autorisés à paraître par l'état-major, on ne peut se défaire du sentiment que la junte n'en sait rien elle-même. BERNARD GUETTA Le Monde du 1 er janvier 1982. »

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