Le Cardinal dans son intimité.

Le Cardinal dans son intimité. Des grandes choses qu'il a faites l'histoire est pleine. Elle a oublié les satyres et les libelles dont le pays fut rempli et qui dictèrent ses jugements jusqu'en ces derniers temps. Aujourd'hui il est peu d'historiens qui ne lui rendent pleine justice, et qui ne développent, en donnant à l'appui les preuves les plus convaincantes, le jugement porté sur lui par son rival le comte d'Olivarès : « Le roi de France a le plus habile ministre qui ait paru depuis mille ans dans la chrétienté. « Pour bien apprécier la vigueur de son génie, il faut surtout tenir compte des obstacles journaliers qui arrêtaient l'essor de ses grands projets, obstacles qu'il a résumés ainsi : « Le cabinet du roi et son petit coucher me donnent plus d'embarras que l'Europe entière. « Nous avons indiqué quelques-uns de ces grands projets et des puissants résultats qu'ils amenèrent. Les détails de sa vie intime sont moins connus. « Il était infatigable au travail, et quoiqu'il eût une santé délicate et des maladies presque continuelles, il se couchait ordinairement sur les onze heures et ne dormait d'abord que trois ou quatre heures de suite. Quand son premier sommeil était passé, il se faisait apporter de la lumière et son portefeuille pour écrire lui-même ou pour dicter à un secrétaire qui couchait dans sa chambre ; il se rendormait ensuite sur les six heures et se levait entre sept et huit. Il disait sa messe aux grandes fêtes de l'année, et, à moins qu'il ne fût malade, il communiait tous les dimanches de très grand matin, en présence de son confesseur, de son aumônier, de son maître de chambre, de quelques officiers de ses gardes et de ses valets de chambre, et il se plaignait souvent de ce qu'il n'était pas aussi touché qu'il l'aurait voulu du repentir de ses fautes et des sentiments de l'amour de Dieu. Quoiqu'il fût naturellement haut et impérieux, il avait l'air doux et il recevait tout le monde avec beaucoup de politesse. M. Talon dit même qu'il était civil à l'excès ; il tendait ordinairement la main à ceux qui venaient lui parler, et lorsqu'il avait dessein de les gagner, il les comblait de louanges et de caresses ; on pouvait compter sur sa parole, et quand il avait promis une grâce on était sûr de l'obtenir. Il était ardent à rendre service à ses amis, et libéral à récompenser ses domestiques ; tous les officiers de sa maison le regardaient comme le meilleur de tous les maîtres et ils se croyaient heureux de le servir, il ne leur donnait que des marques de bonté et lorsqu'il lui échappait quelques mouvements de colère et d'impatience, ce qui ne lui était pas ordinaire, il cherchait à les dédommager par des caresses et des bienfaits. Il dit un jour au sieur de Saint-Georges, son capitaine des gardes, qu'il allait dans la galerie avec M. Desnoyers et qu'il ne voulait y voir personne ; il fut fort étonné en y entrant d'y trouver deux pères capucins ; il leur donna audience sans leur laisser apercevoir son mécontentement, et quand M. Desnoyers fut parti il fit une sévère réprimande au sieur de Saint-Georges et lui dit quelques paroles assez dures en lui déclarant qu'il voulait être obéi et que s'il lui arrivait encore de contrevenir à ses ordres il n'en serait pas quitte à si bon marché. Saint-Georges piqué au vif ne crut pas devoir rester plus longtemps avec honneur dans la maison du cardinal, il prit de lui-même son congé et se retira sans dire adieu à personne dans une hôtellerie de la rue Saint-Honoré. Le cardinal ne le voyant plus demanda où il était ; on lui dit qu'il avait quitté la maison dans un mouvement de dépit et de colère. Il pria aussitôt le commandeur de la Porte de l'aller trouver de sa part et de le ramener. Le commandeur y alla, mais il ne put jamais le déterminer à revenir. Le cardinal chargea M. de La Meilleraye d'y aller à son tour et de le ramener à quelque prix que ce fût. Saint-Georges se laissa gagner et le cardinal, le voyant entrer dans sa chambre, s'avança cinq ou six pas au devant de lui et lui dit en l'embrassant : Saint-Georges, nous avons été tous deux bien prompts, mais si vous faites comme moi, vous ne vous en souviendrez jamais. A Dieu ne plaise que ma promptitude ruine la fortune d'un gentilhomme comme vous ; au contraire, je veux en faire tout le bien que je pourrai. « (P. Griffet.)