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Charles Péguy, Cahiers de la Quinzaine, 9e série, octobre 1907 (commentaire)

Publié le 27/02/2011

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Plaine infinie. Plaine infiniment grande. Plaine infiniment triste. Sérieuse et tragique. Plaine sans un creux et sans un monticule. Sans un faux pas, sans un dévers(1), sans une entorse. Plaine de solitude immense dans toute son immense fécondité. Plaine où rien de la terre ne cache et ne masque la terre. Où pas un accident terrestre ne dérobe ne défigure la terre essentielle. Plaine où le Père Soleil voit la terre face à face. Plaine de nulle tricherie. Sans maquillage aucun, sans apprêt, sans nulle parade. Plaine où le soleil monte, plaine où le soleil plane, plaine où le soleil descend également pour tout le monde, sans faire à nulle créature particulière l'hommage, à toute la création l'injure de quelque immonde accroche-cœur, d'une affection, d'une attention particulière. Plaine de la totale et universelle présence de tout le soleil, pour toute la terre. Puis de sa totale et universelle absence. Plaine où le soleil naît et meurt également pour toute la création, sans une faveur, sans une bassesse, pour toute la création de la terre dans la même calme inaltérable splendeur.    Plaine du jugement, où le soleil monte comme un arrêt de justice.    Charles Péguy, Cahiers de la Quinzaine, 9e série, octobre 1907    Vous ferez de ce texte un commentaire composé. Vous pourrez, par exemple, montrer comment l'écrivain, en peignant cette plaine par touches successives, confère à son immensité un sens symbolique.     

Dans la rue de la Sorbonne, se trouvait l'étroite boutique des Cahiers de la Quinzaine, où, « solitaire intraitable «, Péguy luttait avec passion contre les compromissions, mais aussi pour toutes les grandeurs humaines. Les textes de cette revue à laquelle il dévoua de longues années sont donc très souvent d'information et de combat. « Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste «, écrit-il. Cependant, comme dans cette page, il s'abandonne aussi au fil de sa plume et de son inspiration poétique.

Plan    I. Peinture en mouvement : l'immensité de la plaine se révèle pas à pas.    II. La plaine, symbole charnel et spirituel : perspective et référence des idéaux de l'homme.

« « sans un faux pas, / sans un dévers, / sans une entorse...

» 4 - 4 - 4 Véritable alexandrin blanc.

D'ailleurs l'utilisation d'une qualification par l'intermédiaire de « sans » est plusieurs foisreprise.

Tantôt ce Normalien fervent d'humanités classiques fait progresser la phrase à travers des chiasmes, cetteconstruction en croix héritée des Grecs : « Solitude immense dans toute son immense fécondité » = a b b' a' «...

rien de la terre ne cache et ne masque la terre.

» = a b b' a' Tantôt la phrase elle-même, plus longue, est prise d'un mouvement ascendant net, rapide, comme la montée d'unealouette : « Plaine où le soleil monte, plaine où le soleil plane » avec cette intéressante utilisation d'un verbe demême racine que « plaine » et où ressort surtout l'idée de plan, de surface lisse, d'étendue unie.

En général donc lastructure des phrases et du paragraphe est celle d'une litanie, d'une forme de prière dont la montée patiente maissûre, à travers ces répétitions incantatoires parvient à faire ressentir un des attributs premiers de la « terreessentielle », c'est-à-dire de son essence, élément de base de l'univers.

Cet attribut c'est son immensité.

L'ampleurest en effet atteinte par le fait que le poète procède par petites touches qui vont peu à peu s'agrandir jusqu'à unesorte de repos central, palier, étape plane au cours de la montée : « Plaine de nulle tricherie.

» Le passage s'élargittrès vite en une autre phrase nominale : « sans maquillage aucun, sans apprêt, sans nulle parade » ; encore alexandrin blanc scandé trois fois sur larépétition.

Puis s'étendent deux très longues phrases qui se déploient de « Plaine où le soleil monte » jusqu'à « lamême calme inaltérable splendeur ».

Ces deux périodes apportent d'autant mieux l'amplitude que l'élément Terre setrouve prolongé par l'élément Soleil (Feu) et dans leur intégralité : « tout le Soleil pour toute la terre » ; complèterévolution solaire, puisque vu par l'homme c'est « le soleil [qui] naît et meurt ».

La platitude à l'infini de la Plaine luipermet de recueillir toutes les « splendeurs » du Soleil qui en échange la gratifie intégralement, « sans une faveur »,de la « même inaltérable splendeur ».

Période ternaire, elle-même d'une tranquille vastitude : « Plaine où le Soleil naît et meurt également pour toute la création (partie ascendante) sans une faveur, sans une bassesse, pour toute la (palier) création de la terre dans la même calme inaltérable splendeur.

» (partie descendante) On songe aux larges phrases de Chateaubriand et aux grandioses peintures de soleils (couchants) de V.

Hugo, undes maîtres de péguy. Or, au fur et à mesure que l'ampleur terrestre et solaire était révélée au lecteur, les symboles que magnifient, ainsialliés, ces deux éléments essentiels : Terre/Feu, deviennent visibles eux aussi progressivement.

La présentationcharnelle s'avançait jusqu'à la fin du paragraphe.

Le sens spirituel, moral, presque mystique, le transgresse, etéclate dans une phrase unique détachée hors du paragraphe : « Plaine du jugement, où le soleil monte comme un arrêt de justice.

» Il faut pour bien comprendre cette transcendance, se rappeler que Péguy est revenu à la foi catholique de sonenfance, à peu près à cette date — il l'avouera en 1908.

Il fait preuve d'une profonde ferveur, d'un engagementtotal pour la vérité, la justice ; il combat sans cesse contre la mauvaise foi, la « bassesse » et tous les compromisintellectuels, moraux ou politiques.

« Les inspirations majeures de l'écrivain sont la mystique socialiste, le patriotismepopulaire et la religiosité », juge Ph.

Sellier.

Toute poésie est un chant religieux, affirment aussi les tenants de lapoésie pure.

A travers la mise en valeur des traits essentiels de la Plaine, ce sont ceux qu'elle symbolise qui vontaussi être révélés.

Chacune des caractéristiques physiques de la Terre et du Soleil, son allié, se montrentsymboliques.

D'abord cette surface unie, lisse devient représentative des valeurs morales, elles aussi « sans un fauxpas », « sans une entorse » ; cette rectitude c'est celle de Péguy lui-même.

Comme la plaine, sa pensée et sonattitude morale sont « infiniment » « sérieuse[s] ».

Tout y est net et puis tout y retrouve l'authenticité originelle del'homme.

Rien ne semblait plus répréhensible à Péguy que les idées toutes faites qui appauvrissent l'esprit,ratiocinent tout élan.

Or l'homme doit être élan.

De la même façon que la présentation physique de la « Plaine sansun creux et sans un monticule » préfigurait l'image morale « sans un faux pas, sans une entorse », la figure de la «Plaine où rien de la terre ne se cache et ne masque la terre » est représentative de l'honnêteté intellectuelleréclamée.

Péguy luttera sans faille pour tenter de l'obtenir des hommes, jusqu'à cette mort de patriote qu'ilannonçait presque dans Ève : « Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle, Mais pourvu que ce fût pour une juste guerre.

» Accord total entre ses idées et leur mise en pratique ; grandeur morale et spiritualité ; ce sont les images des deuxverbes intensément accolés : « Où pas un accident terrestre ne dérobe ne défigure la terre essentielle.

» La ferveurtransparaît, presque suppliante, dans la répétition de la négation et dans la similitude des préfixes verbaux.

Car. »

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