Comment préserver les hommes des nuisances possibles de leurs savoirs ?

De même qu'il y a un usage militaire des sciences naturelles (la guerre nucléaire, bac-tériologique et chimique), de même il y a un usage dictatorial des sciences humaines, pour servir au conditionnement de masse, ou un usage bureaucratique qui consiste à comprendre l'homme selon un modèle gestionnaire afin de mieux optimiser la renta-bilité du « stock » humain. La conscience autocritique apparaît donc nécessaire à toute science. Toutefois, quand bien même les sciences de l'homme ne seraient pas mal intentionnées, peuvent-elles éviter la déstabilisation des sociétés qu'elles étudient ? À leur corps défendant, l'anthropologue, le sociologue, l'ethnologue en viennent parfois à détruire ce qu'ils observent, car le seul regard, la seule étrangeté de leur présence dans un autre milieu que le leur, forment une intervention qui modifie inéversiblement la conduite initiale des hommes observés. D'où des phénomènes d'acculturation, c'est-à-dire de mélanges culturels ou de perte de la culture d'origine. Dès lors, comment établir des faits si l'homme observé interagit avec son obser-vateur ? L'anthropologue ramène-t-il des observations déjà périmées ? Et comment vérifier ce qui n'est plus ? Par exemple, comment vérifier sur le terrain ce que le sociologue Marcel Mauss disait en 1923 des échanges chez les Indiens du Nord-Ouest américain dans Essai sur le don, quand ceux-ci vivent aujourd'hui dans des casemates à air conditionné, boivent des sodas, et se promènent en scooter des neiges ? Une généralisation s'avère donc impossible, car les conditions d'observation ne sont jamais identiques. On voit qu'ici il y a une différence essentielle entre le temps constant des sciences naturelles, qui n'est pas à échelle humaine (la loi de la chute des corps est aujour-d'hui la même qu'au temps de Galilée), et le temps historique des sciences humaines, les descriptions ne valant que ce que durent les sociétés.