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Commentaire littéraire du « Crapaud » de Tristan CORBIERE

Publié le 15/09/2006

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corbiere

Peu gâté par la nature, laid, maigre et tuberculeux, le poète Tristan CORBIERE né en 1845 et mort en 1875, publie son recueil Les Amours jaunes en 1873 à compte d’auteur. Le titre est déjà très représentatif de l’œuvre unique de ce poète originaire de Morlaix : l’expression lyrique des sentiments annoncée par le terme « amour « sera constamment accompagné du rire, des sarcasmes, comme le connote l’adjectif « jaune «. En effet, dans ce recueil, CORBIERE convoque à la fois des images crues et des rythmes heurtés pour évoquer ses amours malheureuses. Reconnu et révélé par VERLAINE dans son recueil Les Poètes maudits, CORBIERE a emporté l’adhésion des symbolistes et plus tard des Surréalistes.  « Le Crapaud «, sonnet inversé, dans lequel CORBIERE par l’analogie avec le batracien transmet sa perception de la place du poète dans la société, le présentant comme incompris, rejeté, provoque chez le lecteur un sentiment d’angoisse.  Dans un premier temps, nous verrons comment CORBIERE met en forme son poème de façon à introduire une moquerie à l’égard de sa propre création, puis nous nous demanderons en quoi le décor et l’atmosphère permettent d’instaurer une impression d’angoisse. EN fin, nous remarquerons qu’à travers l’analogie avec le crapaud, CORBIERE exprime un profond mal être intérieur.    Pour l’écriture de son sonnet, CORBIERE utilise une forme et syntaxe qui donnent à son texte uns esthétique tout à fait particulière.  CORBIERE prend la décision de ne pas respecter la forme classique et rigide du sonnet. Il commence par deux tercets aux rimes suivies en « -er « avec les mots «air « (v.1) et « clair « (v.2), puis aux rimes embrassées en –ombre et en (if avec les termes « sombre « (v.3), « vif « (v.4), « massif « (v.5) et « ombre « (v. 6). Les deux tercets sont suivis de deux quatrains à quatre rimes au lieu des deux rimes habituelles, ces rimes en –eur, en –el et en –oi et –er sont embrassées. Cette inversion du sonnet permet à CORBIERE d’installer le contexte, le décor dans les tercets, puis de développer son thème dans les quatrains. Le sonnet est écrit en octosyllabes au lieu de l’alexandrin classique. Seul le vers 9 pose problème, composé de neuf pieds, il est bancal comme le crapaud ou celui qu’il représente.  CORBIERE installe également une syntaxe tout à fait particulière, voire dérangeant à l’oreille. Les phrases nominales sont saccadées, la ponctuation accentue aussi ce rythme heurté. Les points de suspension au début du vers 4 et à la fin des vers 5 et6 créent une ambiguïté et ralentissent le rythme. Les exclamatives (vers 7, 8 et 10) ainsi que l’interrogation du vers 11 créent une confusion considérable. La ligne de pointillées permet de mettre en valeur la chute et révèle l’identité du crapaud, tout en installent le poète dans une grande solitude.  Ce choix d’écriture de la part de CORBIERE ne serait-il pas une façon de se moquer de son écrit ainsi que de lui-même ? Le crapaud est au sens premier un animal répugnant mais ce mot désigne un défaut, ce poème serait-il lui-même un crapaud ?    CORBIERE installe le décor en utilisant deux points de vue : l’aspect auditif et l’aspect visuel.  Le champ lexical de la nuit (« nuit «, v.1, « lune «, v. 2, « sombre «, v. 3, « ombre «, v. 6) connote une grande froideur. La vision est floue. Cette description est complétée par une dimension auditive, on entend un chant : l’anaphore de « chant « au début de chaque tercet fait croître l’angoisse, la peur. Le champ lexical de la mort (« enterré «, v. 5, « horreur «, v. 10, « sous sa pierre «, v. 11) nous donne le sentiment d’être dans un cimetière, un monde lugubre.  Ce décor est mis en place pour plonger le lecteur dans une atmosphère pesante. L’expression « plaque en métal clair « instaure une idée de froideur, de couperet, comme si la lune venait déchirer l’air ce qui est d’ailleurs conforté par le substantif « découpures « au vers 3. Et le champ lexical de la mort accentue l’idée d’angoisse. Cependant l’antithèse « clair «/ «sombre « crée un contraste, d’un côté on est dans l’ombre le chant est lointain, on n’entend qu’un écho, puis il devient vif, clair lumineux, tout cela montre l’ambiguïté du poète qui ne sait plus exactement où il en est. L’atmosphère est pesante, étouffante, ce qui est montré par l’expression « sans air (v. 1).Le mot « pierre « au vers 13 a une signification double : il peut symboliser l’animal, le crapaud qui se cache sous sa pierre ou bien la pierre tombale qui lui sert de refuge, ce qui conforte l’idée de l’omniprésence de la mort. Toutes ces ambiguïtés laissent bien planer une angoisse, une confusion, effet souhaité par le poète maudit qu’est CORBIERE.    L’image du poète associée à celle du crapaud est elle aussi tout à fait ambiguë.  C’est le chant lointain qui en tout premier pose problème. Est-ce un chant humain ? Les assonances en [oi] avec « pourquoi « et « moi « vers 7 et 11, mais encore « vois « (v. 9 et 12), « froid « (v. 13), « bonsoir « (v. 15) et en [r] (« peur «, v. 7, « près «, v. 8, « rossignol «, v. 10, « horreur «, v. 10, « pourquoi «, v. 11, « lumière «, v. 12…) laissent penser que le chant entendu ne serait pas humain mais viendrait du crapaud et serait son coassement.  Le dialogue très confus viendra répondre à cette question. Au début il est très difficile d’identifier les interlocuteurs. On distingue cependant deux personnes. Le « je « serait un homme. Le poète ? Le « tu « serait peut-être une femme. Malgré la nuit, la lune, et le chant, cette promenade nocturne dérangée par le manque d’air, l’endroit, l’atmosphère n’a rien de romantique, au sens courant du terme. L’homme paraît inviter la femme à admirer une chose. A ce moment le dialogue en duo passe à un trio. On remarque une opposition dans les réactions marquée par l’exclamation et le terme « horreur « : on peu s’apercevoir que la femme s’effraie de l’animal. Par les interrogations, « pourquoi cette peur «, « horreur, pourquoi «, on décèle l’incompréhension de l’home qui s’étonne de la réaction de la femme. C’est à ce moment que le dialogue s’achève en solo. Rabaissé à l’état de chose par le démonstratif « ça « du vers 6, et l’adverbe « là «, l’identité de l’homme est dévoilée : il est le crapaud. Ce dialogue confus a donc bien permis à CORBIERE la métamorphose et son identification.  CORBIERE a choisi le crapaud pour dessiner un autoportrait dérisoire. Cette analogie bestiaire lui permet d’exprimer son ressenti ; par la laideur, la répugnance de l’animal choisi, il exprime pleinement son sentiment de rejet, traduisant son sentiment d’être en marge de la société, maudit. Par l’expression « vois-tu pas son œil de lumière « au vers 12, on peut remarquer qu’à l’instar du crapaud, le poète aspire à la lumière, peut-être à la reconnaissance, à l’accès à la beauté. Il rêverait de gloire, de bonheur et d’amour mais le vers 13 annonce une impossibilité. De même que le crapaud se retire pour se cacher « sous sa pierre « (vers 13), CORBIERE fuit, il semble tirer sa révérence, dans une chute tout à fait caractéristique de la traditionnelle pointe du sonnet. Le dernier vers, isolé, a en effet une place à part, comme le poète, qui se révélant en son sein, nous confirme bien sa solitude.    A travers l’analogie du crapaud, CORBIERE exprime ses sentiments même s’il affirme rejeter le lyrisme. Il fait référence à « L’Albatros « de BAUDELAIRE dans les vers 9 et 10, mais à l’inverse de tant d’autres il n’utilise pas l’allégorie avec le rossignol, le cygne ou l’albatros pour exprimer une majestueuse royauté. Non, lui choisit bien le crapaud qui comme lui est laid et rejeté. Ce sonnet exprime l’incompréhension d’un poète qui se sent maudit, incompris dans sa quête de beauté, motif récurrent à la fin du XIXème siècle et nous amène à réfléchir sur la place du poète dans le monde : qui est-il réellement, un paria ou celui qui conduira les hommes sur le chemin de la beauté ? Dans cet apologue, CORBIERE, par sa réflexion sur le rôle et les fonctions du poète s’inscrit dans la lignée de HUGO tout en annonçant les bouleversements du XXème siècle, dans d’un point de vue idéologiques que stylistiques ou esthétiques.

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