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Dans Observations et autres notes anciennes (pages 40-41), Philippe Jaccottet écrit : « […] la poésie n'est-elle pas un acheminement toujours recommencé vers l'intérieur de soi ? » Dans quelle mesure, selon vous, les recueils au programme répondent-ils à cette définition de la poésie ?

Publié le 07/09/2012

Extrait du document

La poésie de Jaccottet se trouve entièrement empreinte d'hésitation et d'inquiétude face à cette écriture qui ne sera jamais assez représentative de la réalité de l'émotion. Une réponse semble néanmoins se délinéer à travers ces incertitudes. En effet, le quatrième poème de «A la lumière d'hiver« évoque la poésie raisonnée, une poésie insipide enfermée dans un cercle sans fin, ne ressassant que du vide: «cette espèce-là de parole, brève ou prolixe,/ toujours autoritaire, sombre, comme aveugle,/ n'atteint plus son objet, aucun objet, tournant/ sans fin sur elle même, de plus en plus vide« (page 81). Cette parole poétique atteste de la nécessité de trouver une parole apte à exprimer l'indicible, l'insaisissable: «cherchons plus loin, là où les mots se dérobent« (page p58); «Les mots devraientils donc faire sentir/ ce qu'ils n'atteignent pas, qui leur échappe,/ dont ils ne sont pas maîtres, leur envers?« (page 82). Il faut s'appliquer à trouver une façon d'exprimer «ce qui n'a ni forme, ni visage, ni aucun nom« (page 44). Jaccottet semble croire que c'est en accédant à ce point aveugle sur lesquelles les mots n'ont pas d'emprise que ces interrogations récurrentes cesseront d'être. Pourtant, si les mots se dérobent sous le poids de l'indicible, l'espoir d'une parole réparatrice semble persister. Au troisième poème de «Parler«, la parole redevient subitement remède contre la douleur, bouclier contre la mort: «Parler pourtant est autre chose, quelquefois,/ que se couvrir d'un bouclier d'air ou de paille...« (page 45); «Tout cela qui remonte en paroles, tellement/ allégé, affiné qu'on imagine/à sa suite guéer même la mort« (page 46). Dans le septième poème, un parler « difficile « (page 50) s'oppose au parler « facile « du début (page 41). La parole semble réellement retrouver une fonction face à la mort: «pour pouvoir célébrer une fête longtemps perdue/ avec les autres qui sont morts, lointains ou endormis« (page 50). Malgré tout, les mots paraissent donc contenir en eux une force capable de contrer la mort, ou tout du moins de rendre hommage aux défunts.

« allusion à la période de deuil qu'a subie Jaccottet, mais derrière la souffrance transparaît l'espérance: «j'ai vu la mort au travail [...]/ Sur la douleur, on en aurait troplong à dire./ Mais quelque chose n'est pas entamé par ce couteau» (page 79).

On ne peut donc que supposer que, avec le temps, la blessure cicatrise, ramenant peu àpeu le poète à la vie.

Comme il le dit lui-même, la poésie «c'est porter un masque plus vrai que son visage» (page 50).

Elle est donc inéluctablement affectée par lavie de son créateur, exprimant ses sentiments les plus profonds, dévoilant ses démons intérieurs les plus tenaces.

Avec quelques mots, on cerne des instants del'existence de Jaccottet comme de petites épiphanies.

Mais pour constituer ce miroir de3 l'âme, la poésie doit être au plus près du réel, c'est à dire pour le poète dénué de toutes images, lesquelles travestissent la réalité.

Les images sont en rapport étroitavec la parole, mais selon Jaccottet, elles ne sont que des apparences fallacieuses, des illusions desquelles il faut se détourner: «l'image, si elle insiste, gène»; «lesimages ne doivent pas se substituer aux choses»; «L'image cache le réel, distrait le regard» (Paysages avec figures absentes).

En effet, elles apparaissent les premièreset séduisent vite, or elles s'avèrent souvent insuffisantes et incertaines: l'image peut «faire croire que l'on a découvert les secrètes structures du monde alors qu'on asimplement tiré le maximum d'effets de l'imprécision d'une expression» (La Semaison).

Utiliser les images revient donc à céder à la facilité et révèle une immédiateté,une superficialité et une impatience de la part du poète.

Il accuse Rimbaud dans «Les illuminations» et les surréalistes de manière générale, de trahir le réel en usantd'images foisonnantes, alors que lui, tente de le reconstituer en rejetant la multitude des images, seul moyen de traverser la muraille des chimères et des simulacres.Jaccottet ne renie pas les images pour autant, il condamne seulement la gratuité de leur utilisation.

Il les emploie lui aussi, mais en vu d'un acheminement vers unautre ordre plus profond, s'évertuant à éviter de transmuer sa douleur en un simple jeu rhétorique.

L'image doit devenir poétique, être simple, silencieuse,immatérielle, mais surtout juste.

Mais atteindre cette proximité du réel et mener à bien cette quête de la justesse de la parole n'est pas aisée, comme l'avoue le poète:«J'ai de la peine à renoncer aux images» (Poésie); «J'aurais voulu parler sans images» (page 49).

De plus, la gratuité de l'utilisation des images bride le réel: ce n'estplus lui qui parle, mais la parole pour elle-même, le poème et le poète pour euxmêmes.

Or, Jaccottet est à la recherche d'une parole poétique qui aurait sa propreunité.

Comme nous l'aurons compris, pour le poète, la poésie n'est pas un jeu du langage ou un lieu propice aux acrobaties verbales, mais un moyen de se rapprocherdu réel et des émotions, comme en atteste Jean Starobinski dans la préface de Poésie: «Le péché majeur, pour lui, serait de ne pouvoir à tout instant contresigner sapoésie par les gestes de la vie, par les nuances authentiques du monde perçu, par les certitudes (le peu de certitude) de la pensée».

D'où un dépouillement qui confineparfois à l'austérité.

Il tente de s'éloigner d'un lyrisme facile, se contentant d'employer un lyrisme châtié.

Il pèse sans cesse le poids des mots qu'il utilise pour aller auplus juste, s'acharnant à rendre sa parole de plus en plus économe et rejetant les clichés poétiques.

Les vers sont essentiellement libres, le ton est résolument modeste,non emphatique, proche de la conversation, de la voix familière.

Il n'utilise pas d'archaïsme ni de termes complexes, sa poétique se veut sobre, presque précaire,accessible à tous.

Le titre même de la section «Parler» du recueil «Chant d'en bas» manifeste ce besoin de se tenir à distance d'un style trop ampoulé.

Il sembleétonnant qu'une simple parole succède au chant, mais cela s'explique par la volonté du poète de rester humble et de ne pas incarner le rôle d'Orphée.

En effet, «enbas» s'oppose à un «en haut» qui symboliserait les mentors de la poésie lyrique.

La poésie doit établir un rapport juste avec le monde; elle doit pénétrer au cœur deschoses et faire tomber tous les voiles.

Dans l'épigraphe de «Leçons», déjà, il fait part de son envie de trouver une écriture qui tienne compte de l'ordre et de la mesure:«Qu'il mesure, [...]/ les lignes que j'assemble».

La poésie doit être droite et ordonnée, afin d'être plus précise et plus proche du réel; elle n'est pas là pour proposer unau-delà irréel et parfait.

Dans La Réalité du réel.

Essai sur les raisons de la littérature, Pierre Campion résume en quelques mots ce besoin pour Jaccottet d'être auplus près du réel: «Dans le temps comme dans l'espace, dans l'autrefois comme dans l'ailleurs, mais au sein d'une expérience qui se produit toujours ici et maintenant,le réel se retire évidemment à nous et se signale à nous justement par là : l'expérience poétique de Jaccottet réside dans le sentiment de ce retrait manifesté.».

Mais sila poésie est le chemin à prendre pour accéder au réel et s'avère inséparable à la vie de son auteur, elle constitue donc un recommencement perpétuel.4 En effet, si comme le dit Jaccottet, la poésie est «un acheminement toujours recommencé vers l'intérieur de soi», alors il s'agit d'une quête sans cesse reprise, puisquetout un chacun est amené à évoluer.

Le couple que forme le poète et sa poésie en est un exemple ostensible puisque, comme nous venons de le voir, ses recueils sontmarqués par les événements qui sont advenus au cours de sa vie.

Cette évolution est également manifeste dans les critiques que s'adresse l'auteur à lui-même.

Ils'adonne à une inlassable relecture et demeure un éternel insatisfait face à ses oeuvres passées.

Il semble que la mort de son beau père l'ait conduit à considérer avecculpabilité le «Livre des morts» qui achevait L'ignorant, écrit entre 1952 et 1956: il estime y avoir «orné la mort [...] d'autant de mensonges que d'images» à traversune «exaltation lyrique» «presque insultante».

Dès le premier poème de «Leçons», il tourne en dérision ce qu'il a été et renie le rôle qu'il a jadis assuré, c'est à direguider les morts.

Il se qualifie d'«ignorant» et affirme s'être bercé d'illusions, se voyant comme un poète psychopompe: «me couvrant d'images les yeux,/ j'ai prétenduguider mourants et morts.» (page 11).

Ce dernier vers, et précisément le participe passé «prétendu», sous entend qu'il a été présomptueux de manifester un tel orgueil.Comme une révélation, il se rend compte qu'il ne connaissait pas la véritable souffrance et qu'il ne la découvre que maintenant qu'il a affronté la mort en face: «Moi,poète abrité,/ souffrant à peine/ aller tracer des routes jusquelà!» (page 11).

Cette dernière exclamation exprime une fois de plus la prétention dont il juge avoir faitpreuve en prétendant endosser le rôle de Charon, mais confère aussi une portée sarcastique.

De plus, l'adverbe «Autrefois» sur lequel s'ouvre le poème atteste dubesoin de se tenir à distance de ce qui furent ses choix antérieurs.

Il évoque également l'idée d'un recommencement: «je recommence lentement dans l'air.» (page 11),comme s'il ressentait le besoin de faire table rase.

La mort oblige donc le poète à tout réorienter et a adopter une attitude totalement différente: «j'écoute les hommesvieux qui se sont accordés aux jours/j'apprends la patience» (page 14).

Il se place en position d'élève et non plus de guide, et va jusqu'à ajouter que ses professeurs«n'ont pas de pire écolier.» (page 14).

Le vocabulaire choisi évoque l'humilité, l'obéissance et la patience, c'est à dire l'opposé de son comportement passé dont il serepent à présent.

C'est d'ailleurs dans le soucis de se rapprocher de cette parole plus humble qu'il transformera le vers du poème liminaire de «Leçons», «j'osais tracerdes routes dans le gouffre.» (Leçons, Poésie) par «aller tracer des routes jusque-là!» (page 11).

Ainsi, le groupe adverbial vient atténuer l'emphase du vers initial.

Enoutre, sur le manuscrit de «Leçons», qu'a étudié Judith Chavanne, apparaît dès les premières lignes ces notes : « je suis gêné de ce que j'ai dit.

Corriger.

»; « J'ai eu lefront de prêcher aux vieillards »; « ce que j'ai vu m'impose pénitence ».

La forme négative employée dans les poèmes pages 12 et 14, attestent également de cettedénégation de ses choix passés: «il ne s'agit plus» (page 12); «je ne voudrais plus» (page 14).

Bien plus tard, dans Une transaction secrète, écrit en 1987, il déclarera:«Le seul de mes recueils qui ait fait l'objet d'un véritable travail, et même assez long, est Leçons, mais c'est aussi celui que j'ai toujours considéré comme le moinsaccompli».

Mais si «Leçons» est le recueil qui a été le plus soumis à la réécriture, ne serait-ce pas, par delà toutes autres raisons, parce que le poète souhaite fairehonneur au disparu à travers une parole poétique juste et non perfectible? En effet, il avouera lui-même son souhait de «ne pas [...] décevoir» le défunt qui, empruntde la droiture qui nous a été décrite, ne saurait sans doute accepter l'approximation.

Il admettra aussi ressentir une «nécessité presque paralysante» «de ne pas dire unmot de trop», nécessité qui l'enferme dans un cercle de réécriture inexhaustible.

Le parcours de Jaccottet s'avère donc être une éternelle réminiscence.

Il s'agit d'unerelecture incessante de l'œuvre par la vie.

Comme le dit Jean-Michel Maulpoix: «L'exigence éthique conduit l'écriture à travers la relecture critique même.».

S'il estcondamné à porter sans cesse un regard critique sur ses oeuvres passées, à recoudre et réajuster à l'infini et en vain des5 écrits dont il ne sera jamais satisfait, il ne peut stopper l'hémorragie du temps qui court ou remonter son aiguille, même de quelques tours.

Il ne peut pas non plusannihiler ce qu'il a écrit et il est contraint de laisser ses paroles progresser au gré de ses émotions et de ses réflexions.

Mais plus encore que l'empreinte du temps dontil ne peut se libérer, c'est l'impuissance de sa parole poétique qui constitue le véritable problème du poète.

Dans ce recommencement perpétuel, c'est également unenouvelle forme d'écriture que Jaccottet tente de trouver, une parole poétique plus puissante, comme en atteste les verbes choisis dans les premiers poèmes de«Leçons»: «je recommence» (page 11); «je cherche» (page 12).

L'impuissance des mots est une problématique qui revient sans cesse dans les trois recueils.

Dans«Leçons», le poème page 19 témoigne des limites de la parole poétique.

En effet, elle s'avère incapable d'atteindre le défunt: «Muet.

Le lien des mots commence à sedéfaire/aussi.

Il sort des mots./ frontière» ; «Il n'entend presque plus».

Si même les mots n'ont de prise sur la mort et «l'autre monde», il n'a plus rien vers quoi le poètepuisse se tourner.

Pour en faire ses alliés, il va devoir poursuivre cette méditation sur le rapport de la parole à la mort.

Dans «Chants d'en bas», la section intitulée«Parler» manifeste ostensiblement ce besoin nécessaire de s'interroger sur la légitimité de la parole.

Ayant affronté la mort, il doit remettre en question la parolepoétique, la réévaluer, comme l'écrit JC Mathieu, « la poésie moderne, quand elle est traversée par le deuil, ne transpose pas la mort mais la subit comme une mise enquestion de la parole poétique, ce neutre qui brise la voix dans Quelque chose noir ou dans À ce qui n'en finit pas.

La mort est le bord déchiqueté de l'écriture.

»(Cahiers, page 128).

Le poème liminaire de «Parler» crie l'impuissance de la parole: «j'aurai beau répéter «sang» du haut en bas/ de la page, elle n'en sera pas tachée,/ni moi blessé.» (page 41).

Jaccottet démystifie également totalement l'acte poétique, qu'il qualifie de «facile», de «jeu», de «mensonge» et d'«insulte».

La parole estincapable de soulager la douleur et s'avère être une perte de temps: «Parler alors semble mensonge, ou pire: lâche/ insulte à la douleur, et gaspillage/ du peu de tempset de forces qui nous reste.» (page 42).

La parole poétique est donc totalement vaine et dénuée de sens, elle a perdu tout pouvoir.

Le poème 2 vient confirmer cetteidée: on ne peut «soumettre» la douleur «aux lois des mots».

Celle-ci semble rendre muet, elle ôte tout espoir de s'exprimer en un langage humain et renvoie l'homme. »

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