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Le désintéressement

Publié le 18/02/2004

Extrait du document

« de faire allusion, constitue un mobile dont le caractère intéressé n'est guère douteux.

On ne verra pas plus derenoncement personnel à chercher la notoriété qu'à chercher l'argent : on veut « avoir un nom », devenir le chefd'un service, le « grand patron ».

Il n'apparaît pas moins que celui' qui se dévoue aux intérêts d'une personne dont ilespère l'amour ou la sympathie ne se dévoue pas sans arrière-pensée.

Ou encore mettons-nous sur le même plandes mobiles intéressés à caractère négatif, comme le désir de vengeance et la satisfaction de la haine. 'Mais ces éléments — aisément apparents — d'appréciation, situation sociale, satisfaction des préférencessentimentales, peuvent ne pas entrer en ligne de cause, sans que pour cela se réalise un véritabledésintéressement.

Ce que nous appellerons par exemple la passion de puissance peut être beaucoup moins visibleque l'ambition.

Cette dernière exige une sorte de consécration par des événements publics, et en tous cas, au sensle plus fort du mot, la notoriété.

Il faut, pour agir, l'espoir que l'acte soit connu.

La passion de puissance est toutedifférente.

L'homme a ici pour mobile le besoin d'affirmer la force de sa personnalité, de sentir que d'autres individusdépendent de lui, de lutter au besoin contre eux pour empêcher qu'ils n'aient plus besoin de lui.

Telle la dispositiond'esprit de beaucoup de personnes qui de très bonne foi se croient charitables, parce qu'elles ne sauraient serésoudre à abandonner le rôle de Providence — qui croient aimer et veulent seulement dominer. Or, un tel besoin d'autorité sous sa forme la plus caractéristique se concilie volontiers avec l'anonymat : ce qui n'arien de paradoxal.

Jamais on n'est plus puissant que si1 on reste une puissance inconnue.

C'est quelque chosecomme la force sans limites de 1' « Homme invisible ».

Tel milliardaire menant une existence effacée, presquemisérable, plaçait toute sa joie à sentir qu'un peuple d'ouvriers et de commerçants dépendait de lui, qu'un seul gestede lui aurait suffi à priver d'abri et de secours des milliers d'hospitalisés : ce n'est pas là le représentant d'unebienfaisante modestie, mais celui d'un orgueil parvenu à sa plus pure expression. Un degré de plus dans l'échelle des sentiments, et nous trouverons des gens qui, loin d'éprouver le désir dedomination, éprouvent le besoin de se sentir soutenus.

Sociaux comme les ambitieux, mais dans un tout autre sens,ils souffriraient à l'extrême de ne pas être aimés par le milieu qui les entoure.

Or, quel moyen plus sûr d'être aimésque de créer autour de soi la gratitude, l'estime sans réserve de ceux auxquels ils se consacrent.

Ainsi ils sedévoueront — rien de plus net — pour obtenir la reconnaissance : mais celte reconnaissance leur suffit sans avoirbesoin de se monnayer finalement en satisfactions d'argent, de carrière, d'amour-propre.

Nul plus qu'eux ne croit,suivant la formule connue de Mill, « s'intéresser à son désintéressement » même : en fait, ils s'intéressent surtout àleur attendrissement, et, par un très bref détour, à leur attendrissement sur eux-mêmes, à ce besoin de sentir lesautres participer à l'opinion émue qu'ils ont d'eux-mêmes, comme ils se sont partagé leurs bienfaits.

Leurdésintéressement se perd dans l'espoir d'une estime des autres à leur égard, ne demandant pas à leurs protégésuniquement d'être heureux, mais aussi de savoir qu'ils leur doivent leur bonheur. Un degré encore, et cette fois le sentiment s'abolit, la raison règne, qui se suffit.

On pourrait croire que nul intérêtvisible ne viendra expliquer l'activité d'une pensée dont le seul but réside dans l'accord avec elle-même.

C'est un lieucommun, mais tout autant une erreur, d'attribuer à l'effort scientifique ou à l'activité esthétique des mobilesaltruistes ; le chercheur est insensible à l'intérêt des autres, comme il l'est à son propre, intérêt.

Ce qui lui importe,c'est la suppression de l'énigme, l'équilibre rassurant de la solution qui se tient.

Approbation ou désapprobation,obscurité ou gloire, misère ou situation prospère, tout cela reste incapable de contrebalancer l'angoisse de ladécouverte qui se refuse, ou de l'imperfection qui: subsiste. Mais n'est-ce pas là une autre forme d'un intérêt, qui pour se cantonner dans l'essence même de la Pensée, n'endevient que plus impossible à extirper.

Il y a, encore là, recherche d'un profit personnel; seulement la nature de lapersonne est spéciale, elle est indifférente à ce qui intéresse les autres.

Peu importait à Pasteur de travailler dansun laboratoire quasi misérable, mais il n'aurait pu se passer de travailler; on sait quelle angoisse il éprouvait, le jouroù il inocula le charbon à un lot de moutons immunisés.

On sait aussi comment Cl.

Bernard parle des délices del'anatomiste qui, à travers d'affreuses chairs violacées, suit le trajet d'un filet nerveux.

D'ailleurs l'intransigeancesouvent haineuse avec laquelle le savant qui croit avoir raison défend sa thèse, montre à nu l'intérêt dans cetteintolérance d'un moi qui s'identifie à la vérité.

Descartes n'était pas tendre pour Fermât, et la patience vis-à-visd'autrui ne fut pas la qualité dominante de Pasteur. Ainsi se décèle la désincarnation graduelle de l'intérêt, de la poursuite du profit matériel à la recherche d'avantagesd'ordre spirituel toujours plus difficiles à saisir — de l'ambition à la passion de puissance — de la passion depuissance au besoin d'approbation, du besoin d'approbation à cette suprême forme de l'intérêt qui s'attache à lasolution pour la solution, l'amour d'avoir raison. Ce n'est pas tout.

Si l'intérêt intervient dans des domaines où l'on ne songerait pas d'abord à le chercher, diversfacteurs tendent à nous en masquer la présence, aussi bien là que sur les terrains où il serait le plus normal de letrouver. Sans en négliger l'importance, passons rapidement sur les obstacles trop connus qui peuvent naître de ce qu'unexamen de conscience doit être bien sévère pour ne pas tourner à l'apologie.

Soulignons plutôt que les mobilesintéressés ne nous flattent guère, et qu'inconsciemment nous les refoulons de notre, pensée claire pour mettre envaleur les motifs moraux ou désintéressés.

On croit être juste en persécutant ceux qu'on exècre, et clément enpardonnant à ceux pour qui l'on nourrit une impénitente affection.

Tel jeune soldat, qui pour avoir aperçu des tracesde pus cyanique sur les civières renonçait, malgré de vives souffrances, à son tour de pansement, se trouvait portéde la meilleure foi du monde, quelques années après, à transformer sa prudence en abnégation.. »

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