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Devant la multitude des ouvrages qui vulgarisent la science et en font un objet de rêveries romanesques, certains penseurs regrettent le temps où elle n'était accessible qu'à un petit nombre de savants et de gens informés. Que pensez-vous de cette attitude ?

Publié le 04/04/2009

Extrait du document

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Depuis quelques décades, on observe une augmentation régulière du nombre des livres consacrés à la science, des articles de revues, de magazines ou de journaux, des chroniques radiophoniques, des documentaires cinématographiques qui vantent ou expliquent une invention, une découverte. Sans doute le grand public exige-t-il cette vulgarisation devenue une véritable industrie. Au lieu de se porter vers les romans de chevalerie, comme au début du siècle dernier, ou les « romans noirs « qui firent le succès d'Anne Radclifîe et multiplièrent, dans les imaginations, souterrains, cachots et fantômes, — la curiosité se porte vers la mécanique, la physique, vers la « machine « et le « labo' «; le merveilleux poétique a perdu de son attrait, laissant la première place au merveilleux scientifique et technique. Mais tiendrons-nous pour louable ou pour regrettable cette mise à la disposition du « vulgaire « d'un nombre considérable de connaissances insuffisamment exposées, cette information tapageuse qui semble avoir pour but d'ébranler la sensibilité plutôt que de nourrir la mémoire, développer la raison et faire des hommes capables d'affronter sans gêne tous les problèmes à venir?

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« reste à examiner.

La vulgarisation semblable aux langues d'Ésope.

— Thèse. En n'importe quel régime, on ne Peut laisser longtemps insatisfaite une exigence fondamentale de la population.

Panem et circences, du pain et des jeux: voilàce que tous les empereurs romains, fussent-ils portés à la tyrannie, estimaient nécessaire de donner d'abord à leurspeuples.

Mais, quand le besoin de se nourrir et le besoin de se distraire sont satisfaits, d'autres apparaissent, parmilesquels le besoin de savoir semble de plus en plus exigeant.

Fille légitime, fille naturelle, sœur ou mère de lascience, la technique offre aux hommes d'aujourd'hui un nombre croissant d'ustensiles et de jouets admirables, et ilfaudrait avoir l'esprit bien obtus pour ne pas souhaiter ouvrir ces boîtes de Pandore5.

Nous voulons savoir commentsont faites nos armoires frigorifiques, nos voitures automobiles, nos avions, nos caméras.

L'enfant n'éprouve-t-il pasplus de plaisir à démantibuler son polichinelle qu'à le bercer? Le bricoleur est plus absorbé par le démontage de savoiture ou son entretien que par les paysages dont elle lui facilite l'accès.

De cette curiosité technique à la curiositéscientifique, il n'y a qu'un pas, — mais quel pas! On visite une usine de « cracking », on observe, avec unétonnement mêlé de crainte, les flammes qui, au bout des minces cheminées, les font semblables à des allumettesgéantes, on admire les réservoirs argentés, on suppute leur capacité en remuant des chiffres, on suit le liquide entransformation de tuyau en tuyau...

On voudrait savoir ce qu'est le pétrole, comment il s'est formé, par quelprocessus les sous-produits peuvent devenir un bas ou une cuvette.

Et l'on se jette sur le magazine qui décrit cestransformations, en laisse prévoir d'autres, ouvre des perspectives étonnantes, donne, à l'homme le plus humble, lesentiment qu'il dispose d'une puissance illimitée.

On fut curieux de psychologie au temps de Molière, de Racine et deLa Bruyère.

On fut curieux de sociologie au temps de Montesquieu et de Rousseau : on voulait savoir si d'autresgouvernements que le monarchique étaient viables, si le luxe valait mieux que la frugalité.

Au temps de Lamartine,de Baudelaire, d'Auguste Comte et de Renan, on balança entre le goût de la poésie et le goût de la science.

Lechoix est fait, maintenant : on n'a de curiosité que pour la science et sa parente la technique qui, s'appuyant surelle, cherche à prendre les mêmes airs de noblesse.

Qu'on en gémisse ou qu'on s'en félicite, il faut bien satisfaire cegoût, qui est celui de notre époque.

Antithèse. Mais, la plupart des gens ignorant les mathématiques ou n'en ayant qu'une connaissance très élémentaire, le danger est grand de vouloir leur faire connaître les plus étonnantes inventions sans user du vrailangage scientifique.

On s'en est aperçu lorsqu'il y a quelques dizaines d'années fut publiée la nouvelle qu'Einsteinavait bouleversé la physique et l'astronomie en édifiant sa théorie de la relativité.

Il fut question de voyageurs qui,de leur wagon roulant à cent ou à mille à l'heure, jetaient quelque chose sur la voie; de la trajectoire dessinée parl'objet, selon qu'elle était vue par le voyageur ou par le garde-barrière...

Pour avoir réfléchi un instant sur le jetd'une bouteille de bière par la fenêtre d'un wagon, pouvait-on dire que l'on connaissait la physique nouvelle? Toutevulgarisation est non seulement un appauvrissement, mais une déformation, une caricature du savoir : le tempsn'est plus où les savants, encore appelés philosophes, pouvaient et devaient exposer leurs théories dans les salonsen utilisant le langage de tout le monde.

Chateaubriand observait, dans René, que l'une des causes du mal nomméplus tard « mal du siècle », était le fait que la jeunesse lisait tout ce qui concerne les passions, avant même desentir naître la moindre passion dans son cœur : elle savait tout sans rien savoir.

N'est-ce point un mal analogue quirisque de nous gagner? Nous savons tout ce qui se passe dans le monde, en médecine, en astrophysique, en chimieou en microphysique, — et nous ne savons effectivement rien.

Si encore nous avions conscience de l'inanité denotre savoir, le mal ne serait pas grand; mais, la plupart du temps, nous avons, en déflorant tout, perdu la curiositéde chercher plus avant.

Nous sommes satisfaits par une nourriture sans consistance qui nous ôte l'appétit.

D'autrepart, à nous contenter de notions vagues, ne risquons-nous pas de perdre tout esprit de rigueur? On se plaint tousles jours du manque de précision, de netteté, dans le travail des écoliers ou des apprentis; on dénonce le goût del'à-peu-près qui fait omettre la ponctuation, confondre les accents sur les e, employer un terme pour un autre,raisonner faux même, par manque d'application aussi bien que de perspicacité.

Ne sont-ce point là desconséquences de la vulgarisation? Colas Breugnon ou Emile étaient mieux préparés que nous à la précision littéraireou philosophique par leur travail d'artisan; ils savaient l'importance du trait de scie, du coup de varlope ou debédane, pour l'ajustage des tenons et des mortaises.

Certes, Colas connaissait peu de choses en dehors de sonmétier, mais de ce métier il n'ignorait rien.

Ne sommes-nous pas sur le point, au contraire, de ne rien connaître qu'àpeu près? Synthèse. Si nous ne voulons pas perdre les qualités fondamentales nécessaires à n'importe quel travailleur, qu'il soit ajusteur ou savant, des précautions s'imposent.

Directeur de l'Encyclopédie de la Pléiade, M.

Raymond Queneaua senti la nécessité de fixer un certain niveau à la vulgarisation : il a supposées connues, des lecteurs de sonouvrage, les notions de mathématiques acquises par le bachelier de « mathématiques élémentaires ».

Tout lecteurde cette encyclopédie sait donc, s'il dispose de ces notions, qu'il ne doit pas chercher, dans tel ou tel chapitreconcernant sa spécialité, une connaissance scientifique du niveau de l'agrégation.

En revanche, tout lecteur qui nedispose pas de ces notions devra convenir humblement que tel chapitre de physique ou d'astronomie lui « passepar-dessus la tête » et que ce qu'il en retiendra est peu de chose, tant qu'il n'aura pas fait l'effort d'initiationmathématique nécessaire.

Évidemment, presque tous les ouvrages de vulgarisation se situent à un niveau beaucoupplus bas que celui du baccalauréat de mathématiques : au niveau du certificat d'études primaires, en somme.

Maisne faudrait-il pas en convenir et informer le lecteur simpliste que l'ouvrage ne lui procurera pas la science dont il asoif? Aucun éditeur ne le fera hélas; la publicité lui commande, au contraire, d'entretenir l'illusion.

Mais c'est auxéducateurs — où qu'ils soient; dans l'Université, à la radio, à l'usine ou ailleurs — de ramener au bon sens ceux quicèdent au mirage de la vulgarisation.. »

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