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Diderot, Jacques le Fataliste et son maître (extrait).

Publié le 07/05/2013

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Diderot, Jacques le Fataliste et son maître (extrait). Quel que soit l'angle par lequel on aborde Jacques le Fataliste, il n'apparaît jamais comme un seul livre, mais comme un roman-mosaïque juxtaposant plusieurs structures, strates et genres narratifs enchevêtrés dans l'intrigue simpliste -- et prétexte surtout à une large réflexion sur le fatalisme et la liberté -- du périple d'un valet et de son maître. La polyphonie apparente de cette oeuvre où la parole se déverse comme dans les dialogues théâtraux, et en dehors des repères propres au roman traditionnel, cache le désir de Diderot d'interroger le genre et les limites du roman. Jacques le Fataliste et son maître de Denis Diderot Après quelques momens de silence ou de toux de la part de Jacques, disent les uns, ou après avoir encore ri, disent les autres, le Maître s'adressant à Jacques, lui dit : Et l'histoire de tes amours ? -- Jacques hocha de la tête et ne répondit pas. Comment un homme de sens, qui a des moeurs, qui se pique de philosophie, peut-il s'amuser à débiter des contes de cette obscénité ?... Premièrement, Lecteur, ce ne sont pas des contes ; c'est une histoire, et je ne me sens pas plus coupable, et peut-être moins, quand j'écris les sottises de Jacques que Suétone quand il nous transmet les débauches de Tibère. Cependant vous lisez Suétone et vous ne lui faites aucun reproche. Pourquoi ne froncez-vous pas le sourcil à Catulle, à Martial, à Horace, à Juvénal, à Pétrone, à La Fontaine et à tant d'autres ? Pourquoi ne dites-vous pas au Stoïcien Séneque : Quel besoin avons-nous de la crapule de votre esclave aux miroirs concaves ? Pourquoi n'avez-vous de l'indulgence que pour les morts ? Si vous réfléchissiez un peu à cette partialité, vous verriez qu'elle naît de quelque principe vicieux. Si vous êtes innocent, vous ne me lirez pas ; si vous êtes corrompu, vous me lirez sans conséquence. Et puis, si ce que je vous dis là ne vous satisfait pas, ouvrez la préface de Jean-Baptiste Rousseau et vous y trouverez mon apologie. Quel est celui d'entre vous qui osât blâmer Voltaire d'avoir composé la Pucelle ? Aucun. Vous avez donc deux balances pour les actions des hommes ? Mais, dites-vous, la Pucelle de Voltaire est un chef-d'oeuvre. -- Tant pis, puisqu'on ne l'en lira que davantage. -- Et votre Jacques n'est qu'une insipide rapsodie de faits, les uns réels, les autres imaginés, écrits sans grâce et distribués sans ordre. -- Tant mieux, mon Jacques en sera moins lu. De quelque côté que vous vous tourniez, vous avez tort. Si mon ouvrage est bon, il vous fera plaisir ; s'il est mauvais, il ne fera point de mal. Point de livre plus innocent qu'un mauvais livre. Je m'amuse à écrire sous des noms empruntés les sottises que vous faites ; vos sottises me font rire, mon écrit vous donne de l'humeur. Lecteur, à vous parler franchement, je trouve que le plus méchant de nous deux ce n'est pas moi. Que je serais satisfait s'il m'était aussi facile de me garantir de vos noirceurs qu'à vous de l'ennui ou du danger de mon ouvrage ! Vilains hypocrites, laissez-moi en repos. Aimez, comme des ânes débâtés, mais permettez que je dise J'aime, nous aimons, vous aimez, ils aiment ; je vous passe l'action, passez-moi le mot. Vous prononcez hardiment tuer, voler, trahir, et l'autre vous ne l'oseriez qu'entre les dents ! Est-ce que moins vous exhalez de ces prétendues impuretés en paroles, plus il vous en reste dans la pensée ? Et que vous a fait l'action génitale, si naturelle, si nécessaire et si juste, pour en exclure le signe de vos entretiens, et pour imaginer que votre bouche, vos yeux et vos oreilles en seraient souillés ? Il est bon que les expressions les moins usitées, les moins écrites, les mieux tues soient les mieux sues et les plus généralement connues ; aussi cela est-il. Aussi le mot sacramentel, le mot propre, n'est-il pas moins familier que le mot pain ; nul âge ne l'ignore, nul idiome n'en est privé, il a mille synonymes dans toutes les langues, il s'imprime en chacun sans être exprimé, sans voix, sans figure, et le sexe qui le fait le plus a usage de le taire le plus. Je vous entends encore, vous vous écriez : Fi ! le cynique ! fi ! l'impudent ! fi ! le sophiste !... Courage, insultez bien un auteur estimable que vous avez sans cesse entre les mains et dont je ne suis ici que le traducteur. La licence de son style m'est presque un garant de la pureté de ses moeurs, c'est Montaigne. Lasciva est nobis pagina, vita proba. Jacques et son maître passèrent le reste de la journée sans desserrer les dents. Jacques toussait et son maître disait, voilà une cruelle toux ! regardait à sa montre l'heure qu'il était sans le savoir, ouvrait sa tabatière sans s'en douter et prenait sa prise de tabac sans le sentir. Ce qui me le prouve, c'est qu'il faisait ces choses trois ou quatre fois de suite et dans le même ordre. Un moment après Jacques toussait encore et son maître disait : Quelle diable de toux ! Aussi tu t'en es donné du vin de l'hôtesse jusqu'au noeud de la gorge ; hier au soir avec le Secrétaire tu ne t'es pas ménagé davantage : quand tu remontas tu chancelais, tu ne savais ce que tu disais, et aujourd'hui tu as fait dix haltes, et je gage qu'il ne reste pas une goutte de vin dans ta gourde... Puis il grommelait entre ses dents, regardait à sa montre et régalait ses narines. J'ai oublié de vous dire, Lecteur, que Jacques n'allait jamais sans une gourde pleine du meilleur ; elle était suspendue à l'arçon de sa selle. À chaque fois que son maître interrompait son récit par quelque question un peu longue, il détachait sa gourde, en buvait un coup à la régalade, et ne la remettait à sa place que quand son maître avait cessé de parler [...] Source : Diderot (Denis), Jacques le Fataliste et son maître, 1796. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.

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