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Douter est-ce nécessairement négatif ?

Publié le 09/04/2005

Extrait du document

Au premier abord, le doute n’évoque pour chacun d’entre nous qu’un état d’hésitation, voire de confusion. La folie du doute se manifeste par un pénible sentiment d’incertitude, de malaises et de craintes dans la vie courante. Ainsi le doute serait-il négatif dans la mesure où il ne poserait rien, ne construirait rien ?le doute révélerait l’impuissance de notre esprit à se fonder sur un sol ferme, inébranlable. S’insinuant jusqu’au plus profond de nous-mêmes, il ne cesse de nous faire douter de nous-mêmes. Mais ne serait-ce pas là qu’un des aspects du doute ? le doute se caractérise-t-il toujours pas l’absence de positif ?  

Qui parmi nous peut se vanter de n’avoir jamais douté ? Contrairement aux animaux, l’homme n’agit pas par instinct, il n’a pas à proprement parler d’instinct : l’homme est un animal qui réfléchit, « la raison nous différencie des bêtes « (Descartes). La réflexion est sensée nous guider, nous permettre de faire des choix et remplace le mécanisme de l’instinct. Mais suis-je toujours certain de faire le bon choix ? Dès que cette question se formule dans mon esprit parfois même avant qu’elle ne devienne réellement consciente me voilà plongée dans l’incertitude ? Après tout, errare humanum est, personne n’y échappe. Tout comme le rire nous pouvons donc admettre que douter est propre à l’homme. Douter vient du latin dubitare, qui signifie balancer, c’est donc d’une certaine façon hésiter, comme une balance qui aurait du mal à pencher définitivement, à enfin se fixer. Qualité pour certains, défaut pour d’autres, trop souvent associé à un manque de confiance en soi, le doute ne fait pas l’unanimité. Mais doit-on considérer que douter est nécessairement négatif ?

« suspens de tout jugement.

L'on doute, autrement dit l'on suspend son jugement, parce que les raisons opposées ontmême poids.

Mais ce dont on doute, ce n'est pas tant des phénomènes, de tout ce qui en quelque sorte saute auxyeux, mais de la réalité profonde, là où toutes les raisons s'équivalent.

L'apparence règne en maîtresse et la sagesseconsiste à ne rien dire de la nature des choses.

Il y a ainsi comme une aphasie (aphasia) philosophique, à laquellecorrespond une absence de tout trouble, une ataraxie.

Douter, à première vue, serait pour les sceptiques quelquechose de négatif.

Ils refuseraient de se prononcer.

Même si l'on admet qu'ils ne disent rien de crainte de dire ce quin'est pas ou ce qui est faux, il reste qu'une telle sagesse semble se nourrir de sa propre crainte.

Et pourtant, en unautre sens, n'y a-t-il pas un certain courage tout autant qu'un souci certain de la vérité à reconnaître sonimpuissance à l'atteindre ? Nous avons là, dans ce double mouvement, une structure proche de ce que l'on appellele scrupule.

Hegel disait à ce sujet que le scepticisme précédait immédiatement l'étape de la « consciencemalheureuse » qui est, au plus profond de soi et du même coup, « d'une part conscience se libérant, immuable,égale à soi-même et, d'autre part,...

conscience s'empêtrant dans sa confusion et se renversant absolument »(Hegel, Phénoménologie de l'esprit, Aubier-Montaigne, tome 1, p.

176).

Douter n'est peut-être pas uniquementnégatif, ou plutôt le négatif inclus dans le doute n'est peut-être pas simplement le contraire du positif.

Il y a dans ledoute, exprimé par la suspension du jugement ou époché, une présence de la liberté.

L'époché se révèle être lemaître-mot des philosophes sceptiques, ou, selon l'expression de Montaigne, « leur mot sacramental » (Apologie deRaimond Sebond).

Dans le même textedes Essais, Montaigne, suivant en cela Rabelais (cf.

Tiers-Livre, XXXVI), nomme les sceptiques les « épéchistes » etdit fort bien que le propre de L'époché est d'aboutir à « une pure, entière et très-parfaite surceance [surséance] etsuspension du jugement » (Essais, tome 1, p.

560.

Nous respectons l'orthographe de l'époque).

Il s'agit pour lephilosophe sceptique de maintenir le jugement hors de toute prise de position pour ou contre.

Parlant de cetteattitude sceptique, Montaigne la décrit ainsi : « Vaut-il pas mieux demeurer en suspens que de s'infrasquer en tantd'erreurs que l'humaine fantaisie a produictes ? » (p.

559.)Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que si Montaigne, dans l'Apologie de Raimond Sebond, commente en leséclairant parfois les thèses sceptiques, sa visée profonde est toutefois bien différente de celle de Pyrrhon et de sesdisciples.

Ce qu'a en vue Montaigne est nécessairement très différent, et ce pour une double raison qu'il nous faut àprésent brièvement exposer.

D'abord le scepticisme grec demeure une manière particulière de se situer et de secomporter par rapport à ce que les Grecs appelaient alêthéia.

On traduit habituellement ce mot par « vérité ».

Maisprendre telle quelle cette traduction, c'est, pour employer l'expression de Leibniz, prendre « la paille des termes pourle grain des choses » (Essais de Théodicée, p.

320).

En nous servant de la traduction découverte par Jean Beaufretnous dirons que le sens profond du mot alêthéia est « ouvert sans retrait ».

Or ce sens a été pour ainsi dire oblitérépar le latin veritas, qui a donné en français « vérité ».

Il ne faut pas oublier en effet qu'en passant du grec au latin,nous passons d'un monde à un autre.

Mais à ce premier écran entre les paroles de Montaigne et celles de Pyrrhon etde ses disciples, s'en ajoute un second : le christianisme.

Montaigne n'est certes pas, comme le sera au contraireun siècle plus tard Pascal, un écrivain religieux.Mais c'est, si l'on veut, l'environnement qui est chrétien.

En d'autres termes, la vérité suprême est du domaine de lafoi.

« La participation que nous avons à la connaissance de la vérité, quelle qu'elle soit, ce n'est pas,dit-il, par nos propres forces que nous l'avons acquise...

nostre foy, ajoute-t-il, ce n'est pas nostre acquest...

» (p.554.) Ainsi la romanisation du grec et l'avènement de la foi tissent un double écran entre le scepticisme de Pyrrhonet celui de Montaigne.

Afin d'expliciter cela, demandons-nous pourquoi dans les Essais, et plus précisément dansl'Apologie de Raimond Sebond, Montaigne se réfère ainsi, en les saluant au passage, aux philosophes sceptiques.

Laraison profonde de cette référence à l'école sceptique doit être recherchée dans le désir qu'a Montaigne derabaisser la présomption et l'orgueil des hommes.

Ceux-ci font en effet, selon l'auteur des Essais, trop grand cas deleur raison et oublient aisément qu'ils ne sont que des créatures essentiellement faillibles.

Le dessein de Montaigneest ici bel et bien d'inspiration chrétienne, ou plutôt il ne se comprend que dans un horizon chrétien.

« Nostre coeuret nostre ame estant regie et commandée par la foy,...

la peste de l'homme c'est l'opinion de sçavoir.

» (p.

489 etp.

540.) Les thèses des philosophes sceptiques sont pour Montaigne, dans une perspective où le mot « vérité » a,rappelons-le, profondément changé de sens, autant d'armes qu'il va pouvoir utiliser contre la présomption humaine.Ainsi, lorsqu'il est question de ceux qui entendent, par leur seule raison, combattre la religion, le ton se fait dur ettranchant : « Le moyen que je prens pour rabattre cette frenaisie et qui me semble le plus propre, c'est de froisseret fouler aux pieds l'orgueil et l'humaine fierté ; leur faire sentir l'inanité, la vanité et deneantise [le néant] del'homme ; leur arracher des points les chetives armes de la raison ; leur faire baisser la teste et mordre la terresoubs l'authorité et reverance de la majesté divine.

C'est à elle seule qu'appartient la science et la sapience [lasagesse].

» (p.

491.) Dans ces paroles qui réjouiront Pascal] vibre l'écho des Épîtres aux Corinthiens de saint Paulauxquelles Montaigne se réfère d'ailleurs explicitement dans son Apologie de Raimond Sebond.

L'on peut même direque c'est vraisemblablement l'esprit des Épîtres aux Corinthiens qui constitue la toile de fond de ce texte des Essais.Quoi qu'il en soit, nous constatons que ni l'examen fort succinct que nous venons de faire du scepticisme grec, nil'analyse de l'Apologie de Raimond Sebond que nous venons d'esquisser, ne nous permettent de répondre de façonsatisfaisante à la question posée : « Douter, est-ce nécessairement négatif ? » Nous avons certes quelque peuprogressé, mais sans pénétrer peut-être au coeur du sujet.

Il y a bien, tant chez les philosophes de l'écolesceptique que chez Montaigne et compte tenu bien sûr des très importantes différences que nous avons signalées,des éléments positifs.

Par exemple on note un souci analogue — ne disons pas identique — de s'opposer à toutdogmatisme.

Mais nous n'avons peut-être pas encore saisi la nature profonde du doute, c'est-à-dire son ambiguïté.La distinction entre les deux aspects du doute que nous évoquions dans notre introduction devient nette lorsques'opère, en dehors du domaine de la foi, une mutation de la vérité en certitude.C'est avec Descartes que s'opère une telle mutation de la vérité en certitude.

Le propre de la certitude, Descartesle découvre dans le cogito ergo sum (je pense donc je suis).

« Par Descartes et depuis Descartes, écrit Heidegger,l'homme, le « moi » humain, devient d'une manière prééminente le « sujet » dans la métaphysique...

L'homme devientle fondement et la mesure posés par lui-même pour fonder et mesurer toute certitude et [entendre : c'est-à-dire]. »

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