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Epictète: Théorie & Pratique

Publié le 27/02/2008

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Épictète. «Comment se fait-il donc que j'aie écouté les discours des philosophes et leur aie donné un plein acquiescement, et que, dans la pratique, je ne me sois en rien libéré plus entièrement ? Serais-je par hasard d'une nature si ingrate ? Pourtant, dans les autres matières, dans toutes celles dont j'ai voulu m'occuper, on ne m'a pas trouvé trop mal doué, mais j'ai appris rapidement les lettres, la lutte, la géométrie, l'analyse des syllogismes. Serait-ce alors que le système philosophique ne m'a pas convaincu ? En vérité, il n'est rien qui m'ait plu davantage et que j'aie mieux aimé depuis le début et à présent je fais des lectures sur ces doctrines, je les entends exposer, j'écris sur elles. Nous n'avons pas jusqu'ici trouvé de système plus fort. Qu'est-ce donc qui me manque ? Ne serait-ce pas que les jugements contraires n'ont pas été extirpés ? Que les pensées elles-mêmes n'ont pas été mises à l'épreuve, qu'on ne les a pas habituées à faire face aux réalités, mais que, comme de vieilles armures mises de côté, elles se sont tachées de rouille et ne peuvent même plus s'adapter à moi ?»

Le problème posé par Épictète dans cette page concerne le décalage entre théorie et pratique, connaissance et action, philosophie et existence. La première phrase du texte signale, en effet, une contradiction entre Tordre du «discours« y. 1) et celui de la «pratique« (I. 3): loin de produire l'effet escompté, le savoir philosophique paraît sans prise sur la vie morale et spirituelle du penseur. C'est cette situation paradoxale que l'auteur cherche à expliquer. Reprenant des solutions classiques, il envisage successivement trois hypothèses: l'inefficacité de la philosophie pourrait provenir d'une insuffisance de dons naturels (I. 5 à 8), d'un défaut de conviction (I. 8 à 13), d'un manque d'exercice (I. 14 à 20). Il conclut alors que, puisque ni la nature ni la connaissance ne suffisent à rendre compte de l'écart entre la pensée et la vie, l'exercice doit jouer un rôle fondamental dans le passage du savoir à la sagesse. Nous nous proposons donc d'exposer successivement le problème signalé par Épictète, les différentes hypothèses qu'il envisage pour le résoudre ainsi que les éventuelles limites de la solution qu'il propose.  

« démenties dans la pratique, les thèses de la philosophie sont soutenues avec sincérité et conviction.

Ce qui estfondamentalement en cause, c'est la possibilité qu'ont le discours et la connaissance de se constituer en sphèreindépendante de l'action : on peut disserter longuement sur la morale sans pour autant devenir meilleur.

S'opèredonc une sorte de perversion de la finalité naturelle de la pensée qui, originellement destinée à éclairer l'existence età la soutenir dans son progrès spirituel, devient à elle-même sa propre fin.

Épictète note ailleurs (Manuel, III) que,curieusement, des trois parties de la philosophie - celle qui consiste à mettre en pratique des principes comme «tune dois pas mentir», celle qui consiste à démontrer ces principes, celle qui, sous le nom de logique, consiste àaffermir ces démonstrations en explicitant ce qu'est le vrai, le faux, en précisant les conditions d'une inférencevalide...- les deux dernières sont cultivées pour elles-mêmes alors qu'elles n'ont de sens que par les services qu'ellesrendent à la première.

Tel est le scandale sur lequel l'auteur médite dans ce texte.

L'enjeu est énorme: il y va dusérieux de l'existence et de la philosophie. [II.

Trois manières complémentaires d'expliquer le désaccord de la théorie et de la pratique.] [1.

L'explication par la nature.]Pour rendre compte de ce scandale, on pourrait d'abord incriminer notre nature.

Il ne faut pas entendre sous ceterme la nature humaine en général mais notre nature d'individu déterminé, c'est-à-dire l'ensemble des dons, destalents, des qualités et des défauts que nous avons reçus en partage à notre naissance.

Une « nature ingrate » -comprenons stérile, infructueuse - est celle d'un esprit lent à comprendre ce qu'on lui explique: toutes les leçons dumonde n'y donnent que de piètres résultats.

Cette faible capacité d'assimilation peut se manifester aussi bien dansle domaine intellectuel (apprendre à lire et à écrire - «lettres» -, les mathématiques, la logique -«analyse dessyllogismes» ) que physique (on peut être plus ou moins doué dans l'apprentissage d'un sport).Épictète ne nie pas l'importance de ce premier facteur: il est sûr que si l'on ne comprend pas les thèsesphilosophiques, on pourra difficilement les appliquer! Platon avait déjà remarqué dans la République la nécessité debien sélectionner ceux que l'on destine à recevoir une éducation de philosophe.

Ne peuvent prétendre y réussir queles êtres qui y sont prédisposés par une nature exceptionnelle alliant la vivacité d'esprit à un tempérament ferme(cf.

503b).

Inversement, quand elle est désertée par ceux qui étaient doués pour elle, la philosophie tombe auxmains d'âmes mal nées qui la jettent alors dans le discrédit: de ces unions contre nature ne peuvent naître que dessophismes (cf.

495c).

Il n'est donc pas surprenant de voir Épictète aborder la question des prédispositions naturellesnécessaires à la philosophie.

Toutefois, il n'y a là qu'une condition négative s'il est vrai que le décalage entreconnaissance et action peut se produire chez d'excellents sujets qui ont réussi avec aisance dans toutes lesdisciplines de leur cursus scolaire: on ne peut alors les soupçonner d'assimiler trop lentement les vérités de laphilosophie. [2.

L'explication par la conviction]II ne suffit pas de comprendre une idée pour la mettre en pratique; il faut encore y croire.

On doit donc envisagerune seconde explication : le défaut de conviction.

La conviction désigne l'attachement à une idée.

Cette secondehypothèse quitte le domaine purement intellectuel (l'intelligence naturelle qui permet de saisir sans difficulté le senset les implications du discours philosophique) et revêt déjà un aspect pratique: la conviction se situe à mi-cheminentre la simple compréhension d'une idée et l'action qui en résulte; la conviction est «acquiescement» (I.

2) etmême amour (l.

10 et 11 «plu», «aimé»).En raison de ce caractère intermédiaire, elle semble apte à assurer l'unité de la connaissance et de l'action.

Ledésaccord entre la théorie et la pratique proviendrait donc de la tiédeur, de la superficialité de notre attachementaux thèses philosophiques.Que signifient, cependant, ces expressions ? Peut-il y avoir place, à côté d'un jugement proprement intellectuel parlequel nous distinguons le vrai du faux, pour une relation affective aux idées ? Quel serait cet amour qui sesurajouterait à la connaissance pour lui donner son efficacité ? Faut-il chercher hors de la philosophie les mobiles denotre adhésion à la philosophie ? S'il n'en est rien, il faut conclure que la conviction n'est que la marque subjectiveque laisse en nous la vérité.

Celle-ci grandit en fonction du degré de probabilité de celle-là, ou de la netteté aveclaquelle on l'aperçoit.

Si subjectivement le système est ce qui me plaît le plus c'est qu'objectivement il est le «plusfort» (l.

13).

Aimer mollement une idée n'est pas connaître une vérité sans s'y attacher, c'est ne pas la connaîtrecomme vérité.

Par exemple, une croyance qui n'est reçue que par ouï-dire ou par conformisme social, n'est paséprouvée de l'intérieur dans sa vérité; la conviction qu'elle produit ne peut qu'être superficielle et inapte à résister àla tourmente de la vie.

De même, pour une doctrine qui m'apparaît en plusieurs points douteuses, son impuissancepratique vient alors de ses déficiences théoriques.

Le salut qui s'offre à la conscience déchirée par le divorce del'action et de la connaissance est donc dans un progrès de la connaissance.

C'est par défaut de savoir que le savoirest sans efficacité.

C'est avec plus de théorie que l'on finit par rejoindre la pratique.On peut utiliser, pour éclairer ce point, la distinction platonicienne de l'opinion et du savoir.

Il nous semble que lepassage de l'opinion au savoir ne garantit pas seulement la rectitude de nos jugements particuliers en leur donnantune assise solide (si je sais ce qu'est la justice en général, je pourrais reconnaître dans chaque cas particulier ce quiest juste et donc mettre en pratique la justice); il accroît encore notre conviction : lorsque j'aperçois la raison pourlaquelle une opinion est vraie, je suis moins facilement ébranlé par les discours ou les circonstances qui pourraientme faire changer d'avis.

Un passage célèbre de la fin du Ménon illustre cette idée.

Platon souligne que les «opinionsdroites» produisent des actions aussi correctes que le savoir tant qu'elles demeurent en place, mais les opinionsdroites, à la manière des statues de Dédale, ont la fâcheuse tendance à fuir l'âme humaine et c'est pourquoi il estnécessaire de les arrimer par un savoir qui les fonde.

S'il en est ainsi ce n'est pas seulement que l'opinion, n'étantvraie que par hasard, ne saurait l'être toujours, c'est encore que l'homme qui n'a que des croyances est versatile;sa conviction peut facilement être retournée.

Ainsi on conçoit que la simple opinion selon laquelle la mort n'est rien,est de peu de poids en présence du danger; en revanche, un savoir pleinement conscient de soi pourra tenir tête. »

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