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La fessée de Rousseau (Confessions - Livre I)

Publié le 02/10/2010

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rousseau

Comme mademoiselle Lambercier avait pour nous l'affection d'une mère, elle en avait aussi l'autorité, et la portait quelquefois jusqu'à nous infliger la punition des enfants quand nous l'avions méritée. Assez longtemps elle s'en tint à la menace, et cette menace d'un châtiment tout nouveau pour moi me semblait très effrayante; mais après l'exécution, je la trouvai moins terrible à l'épreuve que l'attente ne l'avait été: et ce qu'il y a de plus bizarre est que ce châtiment m'affectionna davantage encore à celle qui me l'avait imposé. Il fallait même toute la vérité de cette affection et toute ma douceur naturelle pour m'empêcher de chercher le retour du même traitement en le méritant; car j'avais trouvé dans la douleur, dans la honte même, un mélange de sensualité qui m'avait laissé plus de désir que de crainte de l'éprouver derechef par la même main. Il est vrai que, comme il se mêlait sans doute à cela quelque instinct précoce du sexe, le même châtiment reçu de son frère ne m'eût point du tout paru plaisant. Mais, de l'humeur dont il était, cette substitution n'était guère à craindre: et si je m'abstenais de mériter la correction, c'était uniquement de peur de fâcher mademoiselle Lambercier; car tel est en moi l'empire de la bienveillance, et même de celle que les sens ont fait naître, qu'elle leur donna toujours la loi dans mon coeur.    Cette récidive, que j'éloignais sans la craindre, arriva sans qu'il y eût de ma faute, c'est-à-dire de ma volonté, et j'en profitai, je puis dire, en sûreté de conscience. Mais cette seconde fois fut aussi la dernière; car mademoiselle Lambercier, s'étant aperçue à quelque signe que ce châtiment n'allait pas à son but, déclara qu'elle y renonçait, et qu'il la fatiguait trop. Nous avions jusque-là couché dans sa chambre, et même en hiver quelquefois dans son lit. Deux jours après on nous fit coucher dans une autre chambre, et j'eus désormais l'honneur, dont je me serais bien passé, d'être traité par elle en grand garçon.   Qui croirait que ce châtiment d'enfant, reçu à huit ans par la main d'une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le sens contraire à ce qui devait s'ensuivre naturellement? En même temps que mes sens furent allumés, mes désirs prirent si bien le change, que, bornés à ce que j'avais éprouvé, ils ne s'avisèrent point de chercher autre chose. Avec un sang brûlant de sensualité presque dès ma naissance, je me conservai pur de toute souillure jusqu'à l'âge où les tempéraments les plus froids et les plus tardifs se développent. Tourmenté longtemps sans savoir de quoi, je dévorais d'un oeil ardent les belles personnes; mon imagination me les rappelait sans cesse, uniquement pour les mettre en oeuvre à ma mode, et en faire autant de demoiselles Lambercier.

Rousseau essaye d'analyser son goût singulier de l'humiliation sexuelle, d'en fixer ici l'origine. La bizarrerie de ce comportement n'est pas rejetée dans l'irrationalité, comme quelque chose d'incompréhensible ; au contraire elle est analysée comme le résultat d'un concours de circonstances et comme obéissant à une logique propre.

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« indéfini renforce le caractère vague du substantif «signe»). Scrupules et embarras.

Le récit est mené avec prudence.

Voyez l'emploi alterné des verbes ( « trouver», «chercher»), la succession des adjectifs qualificatifs («effrayante», «terrible» , «bizarre») pour conduire graduellement à la révélation surprenante.

Notez aussi le passage du passé simple ( « trouvai») au plus-que-parfait («j'avais trouvé ») : la révélation, au moment où elle est énoncée, est mise à distance dans le temps.

Souci de justification, réticence à avouer: la phrase avance avec circonspection, ralentie par l'abondance des coordinations— par exemple phrase 2 («et»; « mais», « et») ou phrase 5 ( «Mais», ‹< et si»; « car», « et même »); par des subordinations soulignées (« tel est en moi...

que») ou établissant des relations de comparaison ( «moins ...

que» ; «plus de désir que de crainte de...

»); par des répétitions (emploi de l'indéfini « même», par exemple dans la phrase 3; par des tours de mise en relief ( «ce qu'il y a ...

est que»/ «Il est vrai que...

»/ «et si...

c'était uniquement »); par des ajouts syntaxiques, apportant une nuance ou une précision (relatives explicatives « que j'éloignais sans la craindre», « dont je me serais bien passé»; propositions incises: « c'est-à-dire de ma volonté», «je puis dire»). Lenteurs, répétitions, ellipses, périphrases — tous ces procédés forment une rhétorique de l'aveu, à travers laquelleRousseau livre quelque chose d'impudique.

En conservant une certaine pudeur dans l'expression, en affichant sonembarras, il se dévoile sans risquer le reproche d'exhibitionnisme. De l'innocence enfantine à l'âge adulte Dans le paradis terrestre de Bossey, l'irruption de la sexualité sépare les êtres, elle introduit une distance entre MlleLambercier (figure maternelle) et le jeune Jean-Jacques, devenu un être de désir. Des relations idéales? La première phrase décrit le fonctionnement du paradis de Bossey: un monde équitable, organisé selon des relations harmonieuses entre les adultes-parents (Mlle Lambercier présentée comme une « mère ») et les enfants.

Des relations où l'affection s'exprime, et où l'autorité est exercée avec discernement: les enfantssont fessés lorsqu'ils le méritent (lignes 3 et 9).

L'adverbe de temps « quelquefois», l'imparfait de l'indicatif, «portait», qui convient pour un fait du passé, durable ou répété, laissent supposer qu'il y a eu plusieurs fessées.

Or, la suite montre qu'il n'y en a eu que deux : dès la seconde, Mlle Lambercier a interrompu le châtiment.

Il y a doncbine contradiction entre la première phrase, qui décrit mie réalité plus rêvée qu'exacte, et la suite du récit. L'innocence troublée.

Rousseau met l'accent sur ses dispositions positives d'enfant (» ma douceur naturelle »,« tel est en moi l'empire de la bienveillance»).

Mais sa vision de l'enfance n'est pas angélique: elle repose sur l'intuition moderne, très réaliste, que la sexualité enfantine existe ( «un sang brûlant de sensualité presque dès ma naissance»; « instinct précoce du sexe».

L'éveil au plaisir se fait hors de toute culpabilité ( »j'en profitai...

en sûreté de conscience ») ; puis l'inquiétude, la culpabilité apparaissent une fois que le désir a été intériorisé (» tourmenté longtemps sans savoir de quoi»).

Le plaisir est quelque chose de trouble ( « un mélange de...

»/ «il se mêlait»).

Il apparaît quand l'enfant est dans la plus grande intimité physique avec celle qu'il considère comme une mère. Une rupture dans l'intimité des êtres.

L'éveil du désir de l'enfant, sitôt qu'il est perçu par les adultes, provoque l'éloignement d'avec celle qui devient autre chose qu'une figure maternelle.

Rousseau marque cette rupture par lesrepères temporels ( « Nous avions jusque-là »/ «Deux jours après») mais aussi en jouant sur des nuances pour désigner les protagonistes: l'enfant devient «grand garçon » (I.

25) tandis que la « mère» est désignée comme une «fille de trente ans».

Il oppose surtout deux mots ayant un sens fort, la « honte » (1.

10) et« l'honneur » (I.

24) ; l'humiliation créait un rapport d'intimité sensuelle ; l'honneur que l'on fait à l'enfant rompt ce lien : une distancemorale vient renforcer l'éloignement physique (la chambre, le lit de la mère d'adoption sont désormais inaccessibles). Les paroles dissimulées.

Le langage et ses non-dits accroissent la distance entre les êtres.

Il y a un décalage entre ce que Mlle Lambercier a découvert (l'éveil de la sexualité de Jean-Jacques), et ce qu'elle déclare (sa fatigue): sa parole est dissimulatrice.

Il y a de même un désaccord entre ce qui est dit et les faits (la chambre à part, leregard porté sur le «grand garçon ») qui, eux, confirment ce que Mlle Lambercier a compris, mais tait. Le feu intérieur.

L'éveil de la sexualité est décrit à travers la métaphore du feu.

Présente dans tout le paragraphe 3 ( «allumés», « brûlant», « ardent » associé au verbe «dévorer»), cette métaphore habituelle pour parler du désir sexuel traduit ici une forme d'énergie d'autant plus vive qu'elle est inexprimée, et agit pour compenser ce quel'enfant a perdu au plan extérieur (la proximité avec la figure maternelle).

L'éveil du désir sépare l'enfant des adultes,l'isole, mais aussi bien l'emplit et l'anime : c'est à la fois une perte (de l'innocence, de la familiarité avec les autres)et un gain. Fatalité et fantasme Rousseau essaye d'analyser son goût singulier de l'humiliation sexuelle, d'en fixer ici l'origine.

La bizarrerie de cecomportement n'est pas rejetée dans l'irrationalité, comme quelque chose d'incompréhensible ; au contraire elle estanalysée comme le résultat d'un concours de circonstances et comme obéissant à une logique propre. Un goût singulier.

Rousseau insiste sur la singularité de sa sexualité.

Ce qui relève de la nature (norme de référence), à savoir l'ensemble des penchants (la douceur naturelle, la bienveillance mais aussi l'instinct précoce dusexe), est dévoyé : les désirs prennent une orientation aberrante ( «prirent si bien le change» — l'expression « prendre le change » signifie « s'égarer ») ; la virginité prolongée est elle aussi aberrante, paradoxale (il brûle à. »

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