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FONCTIONS DE LA LETTRE DANS LES LIAISONS DANGEREUSES de Laclos

Publié le 05/12/2010

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liaisons dangereuses

Le 1er titre envisagé était  le Danger des Liaisons mais la moralité étant jugée trop explicite et le titre déjà utilisé, Laclos y a renoncé. L 'énorme succès de ce roman épistolaire est prouvé par 16 éditions en un  an, soit environ 20 à 30 000 exemplaires de vendus. Ce type de romans était en vogue à l'époque, pour de multiples raisons, sociologiques ou littéraires, comme on le verra dans une première partie,  et il favorise des correspondances croisées multiples, auxquelles il faut rajouter les interventions de l'auteur sous le masque de l'éditeur et toutes sortes de manipulations des lettres avant d'être envoyées ou après leur réception, ce qui fera l'objet d'une deuxième partie.

 

Un genre ancien très apprécié au XVIIIème siècle

On ne constate aucune originalité de Laclos en la matière : il a réutilisé une formule à succès de l'époque.

 

a) Le registre dominant du roman épistolaire a toujours été l' élégie amoureuse

 

- Le modèle antique  est Ovide dans Les Héroïdes, une série d'épîtres versifiées des plus légendaires victimes de l'amour , Pénélope écrivant à Ulysse, Ariane à Thésée par excemple

 

- Le succès en France est prouvé par des titres célèbres : au XIIème siècle les Lettres d'Héloïse à Abelard, au XVIIème siècle Les Lettres portugaises anonymes à l'époque, attribuées depuis à Guilleragues (5 lettres d'une jeune religieuse portugaise à l'officier français qui l'a séduite et abandonnée), au XVIIIème siècle Les Lettres persanes de Montesquieu avec la visite de 2 persans en France et la trahison de la favorite au sérail, les Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R*** de Crébillon en 1732, les Lettres d'une Péruvienne de Mme de Graffigny en 1747, La Nouvelle Héloïse de Rousseau en 1761 (lettres de Saint-Preux et de Julie) citée dans les lettres X et CX de Laclos. On parle d'une structure monophonique quand une seule personne écrit, d'une structure à 2 voix quand il y a 2 expéditeurs (Rousseau) et d'une structure polyphonique quand il y a de nombreux auteurs, par exemple chez Montesquieu et Laclos.

 

- Les  romans étrangers étaient aussi connus à l'époque comme en témoignent le  grand succès de Clarisse Harlowe de Richardson (1747-8) traduit par l'Abbé Prévost en 1751( une jeune fille de 18 ans fait un mariage arrangé par ses parents avec le libertin Lovelace qui la drogue et la viole) et du roman de Goethe Les Souffrances du jeune Werther (1774) traduit en 1776 qui a influencé tout le mouvement romantique européen : la passion du héros le conduit à la maladie, la folie et la mort.

 

b) Le développement du roman libertin (tradition de la littérature galante) à partir de la Régence et sous le règne de Louis XV est attesté par l'histoire littéraire (par exemple Crébillon fils, Le Sopha 1742) . Des aristocrates fortunés font dans ces romans  de la galanterie un art de vivre et du libertinage un signe distinctif (Lettre X: la Marquise de Merteuil en lit un chapitre en attendant Belleroche), deux personnages de Crébillon ont inspiré Laclos : Versac est le séducteur cynique dans Les Égarements du coeur et de l'esprit devenu Vressac et Prévanes dans Le Hasard au coin du feu (1763) est devenu Prévan chez Laclos. Ces romans témoignent de la connivence d'une élite sociale, qui fréquente les mêmes lieux (salons, théâtres, boudoirs de châteaux ou d'hôtels particuliers, « petites maisons «), partage les mêmes activités et a les mêmes préoccupations de gens oisifs : se distraire agréablement, faire bonne figure en société, et multiplier les histoires galantes.

 

c) Les raisons qui expliquent  cet « âge d'or « du roman épistolaire au XVIIIème siècle sont multiples :

 

- Il y a d'abord le grand succès de la conversation dans les salons où on parle de littérature, science, philosophie, politique et amour, sur l'impulsion des femmes : le dialogue se poursuit ensuite  à distance par la correspondance privée, avec des lettres sans enveloppe, pliées en carré ou en rectangle pour ne laisser apparaître que la partie non écrite où l'on inscrit l'adresse, et un cachet de cire au verso pour la fermer.

 

- Ensuite on peut évoquer la vogue de la correspondance mondaine et des manuels didactiques appelés « secrétaires « ou « formulaires « (comment écrire une bonne lettre) favorisée par le développement de la poste . La  multiplication des relais pour acheminer les missives (1 toutes les 7 lieues- càd 24 km- à la fin du siècle, 900 bureaux de poste et 200 facteurs à Paris au même moment, avec 3 tournées par jour)  font de la lettre le meilleur moyen pour conserver le lien avec ceux qui, à Versailles ou à Paris, font la renommée et la gloire, et représente aussi le vecteur idéal pour les liaisons amoureuses  quand on veut plaire à l'absent, ou continuer la séduction par l'écrit.

 

- Il y a de plus l'intérêt des aristocrates pour la subjectivité et les sentiments, que la lettre est censée manifester : la manière dont ils sont révélés ou cachés, camouflés ou mis en évidence involontairement. Les lettres offrent une apparence d'authenticité et de vraisemblance  alors que le roman est méprisé à l'époque car jugé immoral et invraisemblable. On dispose des charmes de l'oral à l'écrit avec un système énonciatif relié au présent, (date de l'écriture, récit de ce qu'on vient de vivre) et une forme de réalisme très apprécié. La  lettre est adressée à un destinataire précis mais concerne aussi le lecteur (double énonciation comme au théâtre) en position de voyeur car il lit du courrier qui ne lui est pas destiné au départ. Celui-ci doit faire l'effort d'imaginer ou de reconstituer ce qui est tu,  a le plaisir de voir confronter des points de vue différents et de découvrir les thèmes centraux des romans épistolaires : mensonge et hypocrisie, coeur discrédité au profit des sens. Enfin absence d'un véritable narrateur-auteur qui impose son point de vue mais offre multitude de points de vue internes renforce son plaisir car l'auteur fait croire qu'il n'existe pas mais se prétend l'éditeur de lettres réelles collectée où chaque expéditeur tente de convaincre ou de faire pression sur le destinataire

 

- La lecture est une pratique distinctive du milieu aristocratique, même si la consommation de romans est prohibée par la censure religieuse,  et constitue un privilège culturel comme le théâtre, les salons et la correspondance.Il s'agit en fait d'un impératif mondain et la rhétorique de la « lettre bien écrite « constitue un art et le  code nécessaire aux initiés pour une communication  bienséante et efficace.

 

2) Un réseau épistolaire compliqué

On distingue dans le roman épistolaire l'entrecroisement de plusieurs correspondances avec de nombreuses combinaisons.

 

a) les  expéditeurs (émetteurs) des 175 lettres sont au nombre de 12 :

 

- Le duo majeur est constitué de la marquise de Merteuil (28 lettres écrites, 43 reçues)et du Vicomte de Valmont (50 lettres écrites, 38 reçues) qui sont les « roués « selon le vocabulaire de l'époque. Le couple des libertins totalise à lui seul presque la moitié des lettres du recueil : 78 écrites, 81 reçues mais Valmont a plus de destinataires que Merteuil , 6 contre 4.

 

- Leurs victimes principales sont le couple d'ingénus Cécile de Volanges(25 lettres écrites)/ et Danceny (19 lettres écrites) eainsi que la femme mariée vertueuse et prude : Mme de Tourvel appelée aussi la Présidente.

 

- Les autres personnes impliquées sont Gercourt (1 seule lettre, L 111), Mme de Volanges (13 lettres écrites, 19 reçues), Mme de Rosemonde, la femme âgée ou douairière : 9 lettres écrites, 13 reçues.

 

- Les comparses qui n'ont qu'un rôle secondaire sont Azolan, le père Anselme, la Maréchale, un Anonyme avec  1 lettre chacun, Bertrand  avec 2 lettres (163 et 164).

 

Bilan :  Laclos a créé 5 couples de correspondants qui ensuite deviennent amants (ou inversement) : Merteuil/Valmont, Valmont/Tourvel, Cécile/Valmont, Cécile/Danceny, Danceny/Merteuil. Certaines lettres sont des confidences, de Cécile à Sophie Carnay, de Cécile à Mme de Merteuil, de Danceny à Mme de Merteuil (l53: son amour pour Cécile), de Mme de Tourvel à Mme de Rosemonde. D'autres sont de véritables révélations,  de Mme de Volanges à Mme de Tourvel, de Mme de Merteuil à M. de Valmont (comment elle a dénoncé Cécile à sa mère), de M. de Valmont à Mme de Merteuil (la manipulation du domestique de Tourvel lors de la scène de fausse charité). Les lettres sont compromettantes pour la réputation d'une jeune fille qu'on veut marier comme pour une femme mariée fidèle à son époux retenu dans une autre ville : il faut donc user de nombreuses stratégies pour les remettre  discrètement.

 

b)  incidents de parcours et manipulations  des lettres

 

- Certaines lettres sont retournées à l'expéditeur sans les lire : Valmont se plaint à Merteuil dans la lettre 40 que Tourvel lui a renvoyé 4 lettres, en fait la même lettre qu'il a envoyée 4 fois, Danceny refuse de renvoyer à Mme de Volanges les lettres de sa fille.

 

- D'autres lettres sont retardées : la lettre 72 de Danceny pour Cécile écrite le 12 septembre mais remise seulement le 14, avec l' explication du retard parce qu' Azolan a oublié à Paris le portefeuille de Valmont, la lettre 126 de Mme de Rosemonde à Mme de Tourvel est tardive car elle a une douleur au bras depuis plusieurs jours et ne pouvait écrire.

 

- Quelques lettres ont été  falsifiées : Valmont modifie son écriture et imite le timbre de Dijon pour que Tourvel lise sa lettre (récit dans L 24) puis son domestique se charge d'aller chercher la boîte à la poste pour faire croire qu'elle vient de l'extérieur.

 

- Certaines lettres ont été volées : le Vicomte de Valmont intercepte la correspondance de la Présidente de Tourvel (lettres de son mari, sa fausse lettre de Dijon en morceaux mais couverte de larmes, la première lettre qu'elle lui avait rendue recopiée) grâce à sa femme de chambre Julie, comme il en fait le récit à Mme de Merteuil dans la lettre 44.

 

- D'autres lettres ont été  recopiées, par exemple la  lettre 69 écrite par Cécile à Danceny recopiée par  le Vicomte de Valmont pour l'envoyer à Mme de Merteuil ensuite avec la sienne.

 

- On voit aussi des lettres dictée par un tiers : la lettre 117 a été dictée par Valmont à Cécile, la lettre de rupture pour Mme de Tourvel est  en grande partie rédigée par Mme de Merteuil dans sa lettre 141.

 

- Des brouillons sont ensuite envoyés à un autre destinataire : le Vicomte de Valmont envoie à la marquise de Merteuil le brouillon des lettres 35 et 36 ( écrites à Mme de Tourvel) dans sa propre lettre 34.

 

- Parfois des lettres d'autres scripteurs sont envoyées avec la sienne : dans la lettre 66 M. de Valmont envoie à Mme de Merteuil 2 autres lettres, les 64 de Danceny à Mme de Volanges et 65 de Danceny à Cécile, en les commentant avec ironie pour sa destinatrice.

 

- Des lettres ont été supprimées par l'éditeur, comme il le reconnaît ouvertement en note : les réponses de Sophie à Cécile jugées sans intérêt et enlevées après la lettre 75, tout comme certaines lettres de Sophie à son ami. L'éditeur a voulu faire un choix sélectif pour le plaisir des lecteurs, c'est pour cela que  toute la correspondance entre Mme de Tourvel et son mari est absente : le Vicomte de Valmont en a lu certaines qu'il juge sans valeur, de même une partie de la correspondance entre Danceny et Cécile est jugée superflue (fin L 133) et a été supprimée car il n'y a aucun progrès véritable pour leur relation sentimentale.

 

c) Les notes du rédacteur en bas de page (avec astérisque) apportent des informations indispensables à l'intrigue, même si elles sont séparées des lettres proprement dites :

 

- La première est essentielle puisqu'elle donne l' explication du désir de vengeance de Mme de Merteuil contre M. de Gercourt et précise pourquoi elle a voulu  impliquer M. de Valmont (L 2 : la marquise  a été abandonnée pour une autre femme qui a quitté  elle aussi M. de Valmont ):  il s'agit d'une analepse indispensable pour comprendre les motivations des personnages.

 

- Le rédacteur prétend que certaines lettres ont été perdues : dans la lettre 76 il est question d'une réponse de Cécile à Danceny, dans la lettre 112 d'une lettre de Mme de Tourvel à Mme de Rosemonde. Ou bien  elles manquent sans qu'on sache pourquoi : la lettre 144 mentionne  la lettre du vicomte de Valmont à Mme de Tourvel mourante à transmettre par Mme de Rosemonde, la réponse de M. de Valmont à Mme de Volanges  et l' ultime lettre de M. de Valmont à la Présidente que Mme de Volanges lui a renvoyée alors qu'elles ne sont pas reproduites. Le  lecteur doit les imaginer et regretter leur absence.

 

- A la fin du livre, la dernière note à la fin de la lettre 175  fait état d'un récit inachevé à cause de mystérieuses raisons restées secrètes, une suite est prévue avec les aventures de Cécile et la fin de Merteuil en Hollande,  avec l'espoir de pouvoir publier un jour la fin de leur histoire, si le public aime le premier livre. Il s'agit en fait de créer artificiellement un suspense en faisant attendre une suite qui n'a jamais été écrite.

 

Conclusion : Les lettres dans le roman appartiennent à un genre codifié et construisent l'intrigue d'une façon séduisante, elles permettent des correspondances variées et des péripéties liées à leur présentation et leurs vicissitudes, enfin elles sont manipulées par Laclos lui-même sous les identités fictives du rédacteur et de l'éditeur.

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