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«Le grand talent en littérature est de créer, sur le papier, des êtres qui prennent place dans la mémoire du monde, comme des êtres créés par Dieu, et comme ayant eu une vraie vie sur la terre.» (Edmond et Jules de Goncourt, Journal.) Vous expliquerez ces lignes et vous vous demanderez si on ne peut pas déterminer quelques-uns des procédés essentiels qui ont contribué à la création de ces êtres privilégiés.

Publié le 29/01/2011

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« la présente dans les adieux à Hector (Iliade, VI, v.

369-02).

De même l'énigmatique auteur de Roland n'a-t-il sansdoute point créé son héros; il a orchestré ce qui devait être déjà un mythe à l'état latent et Roland semble vivrebeaucoup plus dans la mémoire du monde comme héros de l'histoire ou de la légende que comme héros littéraire.Peut-être nous faudra-t-il écarter encore ces personnages lointains, éternels, figés dans le souvenir d'un malheurextraordinaire : les Tristan et Iseut, les Phèdre, les Iphigénie, bref tout ce monde de «tristesse majestueuse» qui nedoit pas à la littérature sa vie, mais des accords et un relief supplémentaires.

Ils sont une ressource pour l'écrivain,ils ne sont sans doute pas sa création.

Du reste, quand on les prend comme types, pense-t-on tellement à ce qu'ena fait l'écrivain ? Malgré Molière, qui présente surtout en Don Juan un libertin, un incroyant, un «Don Juan» restesurtout un séducteur, conformément au mythe international que Molière reprenait.

Nous pourrons donc écarter de ladiscussion ce genre de types mythiques puisqu'ils ne répondent pas à la définition des Goncourt : «créer sur lepapier des êtres...»2 Plus proches sans doute de la pensée des deux frères sont ces créatures très représentatives d'un vice, d'unepassion, d'une grande attitude humaine, qui peuplent de façon privilégiée, par exemple, le théâtre d'un Molière ou lesromans d'un Balzac : un jour Rastignac a jailli du cerveau de Balzac et depuis Rastignac est pour tout homme cultivél'ambitieux de la Restauration, bien plus réel que tous les ambitieux qui ont existé.

Un jour Haubert a conçu MadameBovary et toutes les petites bourgeoises qui se tournent la tête à lire des romans pâlissent devant cette soeur quiest allée au bout de son destin.

La mémoire des gens cultivés est pleine de ces êtres familiers, des Céladon, desChrysale, des Géronte, des Alceste, des Gil Blas, des Turcaret, des René, des Julien Sorel, des Vautrin, des M.Homais, des Lafcadio, des Charlus, héros qui sont devenus synonymes d'amour passionné et absolu, de bourgeoisiemesquine, de vieillesse soupçonneuse, de misanthropie moralisante, etc.

Ces types nous fournissent, pour laconnaissance de l'homme, des références plus vivantes et plus pures en quelque sorte que les vivants eux-mêmes,chez qui les passions sont bien plus mêlées et souvent plus indécises.

Pourtant ces types s'imposent-ils vraiment àla mémoire du monde ? Ne constituent-ils pas plutôt des points de repère pour gens cultivés, dont la mémoire estentraînée et assez accueillante?3 Quand les Goncourt parlent de la mémoire du monde, ne pensent-ils pas à une autre mémoire, beaucoup plusétroite et beaucoup plus rebelle, mais aussi beaucoup plus flatteuse à forcer ? Ces êtres créés par l'auteur commepar un Dieu, ne sont-ils pas en définitive les quelques héros de la littérature qui sont devenus des types populaires :Renard, Pathelin, Panurge, Gargantua, Tartuffe, Figaro, Jérôme Paturot, d' Artagnan, Joseph Prudhomme2,Gavroche, Tartarin, Cyrano, Maigret, Jacquou le Croquant.

Voilà véritablement, et au sens le plus large, la mémoiredu monde.

Ici nulle culture, nulle affectation de savoir.

Ce n'est pas nous qui allons chercher ces types, ilss'imposent à nous (aidés parfois par le cinéma, la radio, la télévision) avec le même encombrement qu'un monsieurgênant dans un compartiment de chemin de fer.

Plus discrètement, mais plus efficacement peut-être, de tendresfigures hantent ce royaume populaire du souvenir littéraire : les Manon, les Carmen, les Mimi Pinson, les Fleur-de-Marie, les Nana (l'expression vient du roman de Zola !) sont des types de passionnés, plus présentes au souvenirque bien des grandes amoureuses de l'histoire. III Des héros qui ont été modernes et complexes... Bien que l'univers littéraire comprenne, en proportions à peu près égales, des mythes, des références de lettrés, destypes populaires, il nous semble que ce sont ces derniers qui sont davantage dignes d'étude, parce que, tout engardant un point de départ authentiquement littéraire, ils atteignent au stade du type par un processus qui n'a riend'artificiel.

Nous sommes en présence d'un phénomène qu'il est impossible d'expliquer dans sa totalité : essayonspour le moins, au point de départ comme dans la métamorphose, de saisir quelques-uns de ses secrets. 1 Paradoxe initial, ces héros promis à pareille immortalité ont été conçus par leur auteur comme des représentantshistoriques d'une époque qui les marqua profondément : depuis Pathelin, l'aigrefin du XVe siècle, et Panurge, l'écolierde la Renaissance, jusqu'à Joseph Prudhomme, le bourgeois «Louis-Philippard», en passant par Tartuffe, l'homme dela Compagnie du Saint-Sacrement, et Figaro, le frondeur d'avant la Révolution, tous ces types sont d'abord despersonnages représentatifs d'un temps.

Peut-être n'est-ce un paradoxe qu'en apparence.

En effet, pour survivrependant des années, ils ont dû commencer par faire choc dans la conscience des masses.

Avant d'être éternels, ilssont d'assez éblouissants souvenirs.2 En d'autres termes, dès l'origine, ils ont été vivants, un aspect important de cette vie étant dans la complexitéoriginelle de ces types voués à tant de simplification ultérieure : ils sont presque tous en effet un curieux mélangede «grotesque et de sublime»; parmi eux, à peu près aucun homme de bien, une bonne proportion de canailles oud'aventuriers, mais généralement avec d'étranges lueurs d'humanité et de camaraderie un peu populaire (Renard,Panurge, Figaro, Gavroche, Cyrano).

Leur complexité va d'ailleurs souvent beaucoup plus loin que cette associationun peu facile d'une morale élémentaire et d'une méchanceté comique, elle est souvent dans leur véritablesignification, qui échappe parfois à l'historien de la littérature : un Tartuffe, type si élémentaire au sens courant dumot, est un bien déconcertant personnage quand on se reporte à l'oeuvre de Molière (cf.

J.

Scherer, Structures deTartuffe, p.

28-35, SEDES, 1966).

De même Figaro, quel rôle étrange ne joue-t-il pas dans la maison du comteAlmaviva?3.

C'est pourquoi la plupart des esthéticiens qui ont réfléchi sur la question du type ont été frappés, à côté ducaractère symbolique de celui-ci, par son aspect profondément réel et vivant.

Le philosophe Guyau, dans L'Art aupoint de vue sociologique (1890), insiste beaucoup sur le fait que le type est marqué par les traits dominants de sonépoque, de la société où il vit, de son pays, et cela parce que, dit-il, on ne peut jamais, en art, atteindre l'universelqu'à travers le concret, — cette remarque ne résolvant pas du reste vraiment la question parce qu'il s'agit de savoiralors pourquoi certains personnages passent ainsi du concret au général alors que d'autres n'arrivent pas à émerger. »

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