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La Grève d'Eisenstein (cinéma et littérature)

Publié le 28/03/2011

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Rappelons le synopsis de cette « ciné-pièce en 6 actes « produite par le grand metteur en scène soviétique Eisenstein, en 1925. C'est l'histoire d'une grève durement réprimée en 1912 par la police tsariste. Le « 1er acte « présente la vie des ouvriers à l'usine, leurs relations avec les contremaîtres et l'administration. Le mécontentement monte devant les mauvaises conditions de travail et les salaires misérables; l'agitation est larvée. Dans le « 2e acte «, la grève éclate, mais de façon inattendue, à la suite d'un épisode malheureux, celui d'un ouvrier accusé à tort d'un vol et qui se suicide de désespoir. Alors (« 3e acte «), l'usine ne fonctionne plus et nous assistons à la vie quotidienne de l'ouvrier russe, nous voyons sa demeure, sa femme, ses enfants; tandis que patrons et actionnaires réagissent devant les revendications ouvrières. 

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« * * * Là pourrait s'arrêter le compte rendu critique de cette projection cinématographique.

Elle pourrait avantageusementse conclure sur les paroles prophétiques d'Eisenstein : « Le cinéma est bien sûr le plus international des arts...

[Il] a50 ans.

Un monde immense et complexe s'ouvre devant lui ».

Pourtant il est intéressant aussi, non seulement de sepencher sur les valeurs esthétiques de cet art moderne, mais de montrer combien d'enseignements, de découvertesil ouvre au spectateur.

A ce propos on considère souvent La Grève comme un film-carrefour.

Car les mécanismes dela production dans le système capitaliste, les mouvements sociaux, les grèves, peuvent s'étudier à partir du film, encomplétant ces révélations de connaissances issues d'autres savoirs.

Or La Grève, à ce sujet, présente une sortede modèle, celui de la société industrielle à une certaine époque de son développement.

Le film souligne en mêmetemps la valeur de nécessité et d'irrationalité de tout processus pré-révolutionnaire, ou révolutionnaire.

La sociétéindustrielle est d'abord caractérisée par une distance sociale qui exclut tout rapport réel entre les travailleurs et lespatrons.

Pour mieux montrer l'indifférence absolue de ces derniers au sort misérable de leurs salariés, le film soulignecombien le bar automatique des actionnaires présente pour ces gens éduqués, délicats, sensibles, autrement plusd'intérêt que le cahier de doléances des grévistes ou, plus tard, leur incarcération et leur déportation en Sibérie.Tous ces gens « bien élevés » sont solidaires entre eux, ce qui multiplie leur distance avec les travailleurs.

Pour euxl'usine est comme une sorte de caserne et toute grève est assimilée, dans leur esprit, à une mutinerie; leur réactionest en tous points semblable à celle des officiers du Potemkine lorsque les marins refusent le bortsch (= sorte depot-au-feu) fait avec une viande si avariée qu'on y voit grouiller les vers : ils se mettent à part, en un blocréprobateur.

Tout ceci pourrait être aussi bien, écrit, certes.

Mais le gros plan sur les vers qui se tordent et sedressent (Potemkine) ou sur la réunion des potentats (La Grève) reste dans l'œil de la mémoire comme unephotographie percutante.

L'arrêt sur l'image retient l'attention, rompt le cours du récit, donne place à la réflexion.D'autre part le montage de ces images, s'il est actif, fait communiquer le réalisateur avec le public.

Ainsi est révélédirectement l'autre protagoniste de la société industrielle : face à la classe dirigeante le film nous montre la classeouvrière, non seulement à travers les images des objets et des attitudes : vie à l'usine, équipement de la Russie audébut du siècle, maisons ouvrières, ameublement de ces habitations parallèlement et en antithèse imagée avec celuides demeures officielles, gestes du travail et de la vie quotidienne, ce qu'on mange, comment on mange...; mais il laprésente aussi explicitement au travers des comportements, des réactions, des mouvements des groupes ou desindividus.

Le spectateur se trouve amené peu à peu par la puissance de l'image qui fait incursion en lui à s'identifiertantôt au travers du destin des masses tantôt au travers de la prise de conscience de tel individu.

Il en est demême dans La Mère de Poudovkine (1926), un des nombreux films auxquels La Grève a ouvert la voie.

Ainsi lesimages de La Grève fournissent la révélation agissante des rapports entre les groupes de travailleurs que lalassitude, les palabres, le besoin (selon l'importance de leur famille à nourrir par ex.) divisent : on voit certainsd'entre eux, par la seule succession des images passer de l'amitié ou de la solidarité à la crainte ou l'hostilité.

Riende bien neuf, évidemment, par rapport au savoir traditionnel sinon la communication directe des mouvements : c'estd'abord le tumulte des premières réactions où l'ensemble est d'une cohésion parfaite lorsque tous les ouvriers sedressent spontanément, après le suicide du malheureux accusé à tort, et décident la grève — l'expression « d'unmême mouvement » n'est plus alors une formule mais une réalité fixée sur la pellicule de façon tangible —; peu à peules mouvements vont changer : ce ne sera plus l'élan massif, mais des groupes qui se font, s'observent, seregardent de loin.

Les regards sont alors significatifs des séparations qui se créent et scindent l'unité qui faisait leurforce.

La caméra s'arrête alors sur les détails qu'elle veut détacher et partant d'une silhouette dans un groupe,s'attarde sur elle, qui en se détachant prend sa valeur d'individu, enfin détaille tel élément de cet individu qu'elleveut rendre significatif.

C'est l'affaissement des épaules de l'homme qui ne croit plus à la grève ou au contraire legeste en avant des femmes qui encouragent à poursuivre le mouvement et suscitent le recours à la violence.

C'estl'œil grossissant de la caméra qui dresse le patron, corps large et massif, figure grasse sous le haut-de-forme, œil siclair qu'il se distingue à peine au milieu des bouffissures du visage, main boudinée fermement appuyée sur un banc,l'autre main dans la poche du pantalon, manifestation d'une sorte d'assurance, d'une certaine agressivité et plusencore d'un bloc de refus et d'opposition. * * * La projection est terminée.

Une autre va suivre presque immédiatement.

A la cinémathèque, le musée est mouvant,tournant, mais il est bien comme tout musée caractérisé par l'abondance de ce qu'il montre.

Les « drogués » de lapellicule commentent avec passion, ou au contraire, les plus « mordus », restent collés à l'écran qui va presque toutde suite dispenser de nouvelles images, un autre film, pour que — en quelque sorte — rien ne vienne se mettreentre ces images et eux, pour que rien ne les sépare de l'univers filmique.

A la sortie, encore sous l'emprise de cedéfilé d'images si lourdes de signification, on a besoin d'un certain temps pour retrouver le monde présent, moins réeltout d'abord que celui où l'on vient de plonger plus d'une heure.

Un geste y était une phrase, un regard un longdiscours.

Le film est non seulement œuvre d'art en effet, mais une image-objet dont les significations nousatteignent avec une sorte de violence, ou de véhémence au moins.

Celle-ci est révélateur conscient ou inconscientde la société.

Car la caméra en éclaire le fonctionnement et même parfois plus que ce qu'elle voulait montrer.

Elledévoile le secret, montre l'envers aussi bien que l'endroit...

Elle atteint les structures.

C'est encore avec Eisensteinque l'on peut conclure : « Des réserves inépuisables [du cinéma], le premier demi-siècle n'a pourtant utilisé que desmiettes.

On n'a pas encore opéré de solution définitive au problème de la synthèse des arts qui aspirent à se fondredans son sein.

Mais on y assistera [...].

». »

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