Devoir de Philosophie

JEAN GIRAUDOUX, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, II, 5.

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

giraudoux
O vous qui ne nous entendez pas, qui ne nous voyez pas, écoutez ces paroles, voyez ce cortège. Nous sommes les vainqueurs. Cela vous est bien égal, n'est-ce pas ? Vous aussi, vous l'êtes. Mais nous, nous sommes les vainqueurs vivants. C'est ici que commence la différence. C'est ici que j'ai honte. Je ne sais si, dans la foule des morts, on distingue les morts vainqueurs par une cocarde. Les vivants, vainqueurs ou non, ont la vraie cocarde. Ce sont leurs yeux. Nous, nous avons deux yeux, mes pauvres amis. Nous voyons le soleil. Nous faisons tout ce qui se fait dans le soleil... Puisque enfin c'est un général sincère qui vous parle, apprenez que je n'ai pas une tendresse égale, un respect égal pour vous tous. Tout morts que vous êtes, il y a chez vous la même proportion de braves et de lâches que chez nous qui avons survécu, et vous ne me ferez pas confondre, à la faveur d'une cérémonie, les morts que j'admire avec les morts que je n'admire pas. Mais, ce que je tiens à vous dire aujourd'hui, c'est que la guerre me paraît la recette la plus sordide et la plus hypocrite pour égaliser les humains et que je n'admets pas plus la mort comme purification ou expiation au lâche que comme récompense au héros; et qui que vous soyez, vous absents, vous inexistants, vous oubliés, vous sans occupation, sans repos, sans être, je comprends qu'il faille en fermant ces portes excuser près de vous ces déserteurs que sont les survivants et ressentir comme un double vol et une double flétrissure ces deux biens qui s'appellent, de deux noms dont j'espère que l'éclat et la résonance ne vous atteignent plus, la chaleur et le ciel. JEAN GIRAUDOUX, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, II, 5. Situation du passage. Au retour d'une expédition victorieuse, le général troyen Hector a trouvé ses concitoyens en émoi : Pâris, son frère, ayant enlevé Hélène, épouse du roi de Sparte Ménélas, une nouvelle menace de conflit pèse sur la ville. Hector est las de la guerre et résolu à défendre la paix par tous les moyens. Invité à célébrer les morts de la campagne qui vient de s'achever, il va prononcer, devant le temple de la guerre, un discours exempt de tout conformisme. Le texte. D'emblée, Hector suggère, avec une nuance d'humour grave, l'absurdité des discours funèbres où l'on interpelle des êtres privés de leurs sens : O vous qui ne nous entendez pas, qui ne nous voyez pas, écoutez ces paroles, voyez ce cortège. Cependant, Hector, général en chef, a dû, sur les instances de son entourage, satisfaire à cette obligation rituelle; il s'adresse donc, lui aussi, aux morts comme s'ils pouvaient l'entendre; du moins ses paroles sont-elles franches, directes et pleines de sens : Nous sommes les vainqueurs. Cela vous est bien égal, n'est-ce pas ? Vous aussi, vous l'êtes. Mais nous, nous sommes les vainqueurs vivants. La rapidité nerveuse de ces phrases, la répétition des nous et des vous, l'allitération finale des y, leur donnent une allure triomphale; mais nous ne devons pas nous méprendre sur leur portée. D'ailleurs, le ton va brusquement changer. C'est ici que commence la différence. C'est ici que j'ai honte. Sous la brutalité apparente de ses propos, Hector cachait donc un sentiment de honte, dont il va nous révéler la cause. D'ordinaire, l'orateur chargé de célébrer les guerriers morts au cours d'une lutte victorieuse insiste, pour flatter le patriotisme et l'orgueil de son auditoire, sur la différence entre les vainqueurs et les vaincus; Hector, lui, souligne une autre différence, plus pathétique, celle qui distingue les vivants et les morts. Peu importe que, dans la foule des morts, on distingue les morts vainqueurs par une cocarde : ce dernier mot, savoureusement anachronique dans la bouche d'un ancien, se détache grâce à sa sonorité claironnante et fait allusion à la vanité des soldats qui portent des insignes et des décorations (cocarde dérive du mot d'ancien français « coquard », qui signifie coq et, de là, homme vaniteux). En réalité, la seule, la vraie victoire serait pour le guerrier d'échapper à la mort ; et cette idée, Hector la traduit avec hardiesse sous une forme concrète : Les vivants, vainqueurs ou non, ont la vraie cocarde. Ce sont leurs yeux.

Liens utiles