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Jean-Paul SARTRE: Amour et liberté

Publié le 02/04/2005

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Il arrive qu'un asservissement total de l'être aimé tue l'amour de l'amant. Le but est dépassé : l'amant se retrouve seul si l'aimé s'est transformé en automate. Ainsi l'amant ne désire t il pas posséder l'aimé comme on possède une chose ; il réclame un type spécial d'appropriation. Il veut posséder une liberté comme liberté. Mais, d'autre part, il ne saurait se satisfaire de cette forme éminente de la liberté qu'est l'engagement libre et volontaire. Qui se contenterait d'un amour qui se donnerait comme pure fidélité à la foi jurée ? Qui donc accepterait de s'entendre dire : « je vous aime parce que je me suis librement engagé à vous aimer et que je ne veux pas me dédire ; je vous aime par fidélité à moi même » ? Ainsi l'amant demande le serment et s'irrite du serment. Il veut être aimé par une liberté et réclame que cette liberté comme liberté ne soit plus libre. Il veut à la fois que la liberté de l'Autre se détermine elle même à devenir amour et cela, non point seulement au commencement de l'aventure mais à chaque instant et, à la fois, que cette liberté soit captivée par elle même, qu'elle se retourne sur elle même, comme dans la folie, comme dans le rêve, pour vouloir sa captivité. Et cette captivité doit être démission libre et enchaînée à la fois entre nos mains. Ce n'est pas le déterminisme passionnel que nous désirons chez autrui, dans l'amour, ni une liberté hors d'atteinte, mais c'est une liberté qui joue le déterminisme passionnel et qui se prend à son jeu. Jean-Paul SARTRE

"Aimer, est-ce vouloir priver l'autre de sa liberté ?" On reproche souvent à l'amour d'être possessif, tout en pensant le plus souvent que cette possessivité est la conséquence des sentiments des amants. Ainsi dira-t-on d'un amour qui n'est pas jaloux qu'il n'est pas non plus sincère. En effet, la relation amoureuse ne se réduit pas au simple effet d'un sentiment réciproque, mais elle implique aussi une certaine forme d'exclusivité. Si l'on se demande alors ce que chacun attend de l'autre, on ne viendra peut être à dire qu'aimer, c'est exiger de l'aimé qu'il renonce à sa liberté. Mais c'est aussi exiger qu'il le fasse librement.

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« désaffection révèle ce que l'amant désirait vraiment : non pas transformer l'autre en automate, non pas le possédercomme une chose dont on peut disposer à volonté et dont la seule résistance est celle de la matière, mais «posséder une liberté comme liberté ».

Une liberté, c'est-à-dire un être conscient qui est capable de surprendre, quiéchappe à celui qui l'aime même quand celui-ci le « possède », qui peut résister parfois, ou parfois aussi qui seréjouit de céder, et surtout un être qui peut aimer, car on ne peut appeler « amour » un sentiment qui ne serait paslibre.

Vouloir l'amour d'autrui, c'est donc vouloir une décision libre.Mais cette liberté dont il est question est celle « de l'engagement libre et volontaire ».

Or, telle est la contradictionde l'amour : cet engagement exigé n'est pas non plus ce que désirait l'amant.

« Qui se contenterait d'un amour quise donnerait comme pure fidélité à la foi jurée ? » Cette question qui contient sa réponse signifie que la forme purede la liberté, par laquelle le libre arbitre se détermine sans autre raison que d'affirmer sa propre liberté, est étrangèreà l'amour, qui pourtant l'exige.

La fidélité est à ce propos une vertu à double tranchant.

Comme toute vertu, ellesuppose une décision volontaire, ce qui suppose en même temps que l'infidélité est une possibilité, voire unetentation.

« Ainsi l'amant demande le serment et s'irrite du serment ».

Il faut que l'aimé soit fidèle, mais il faudraitaussi que la question ne se pose pas, mais il faut bien aussi qu'elle se pose sinon il n'y a plus d'engagement.Pour illustrer cette démonstration, on peut faire remarquer les contradictions et les complexités de la notion desincérité appliquée à un sentiment.

Est sincère celui qui ne ment pas, dira-t-on.

Oui, mais un amour sincère estaussi un amour profond, qui ne se force pas, et qui même ne peut s'empêcher d'aimer.

Or, la sincérité est une vertu.Que peut faire la volonté pour ne pouvoir s'empêcher d'aimer ? C'est pourtant bien cela, souvent, qu'exigent ouqu'espèrent les amants l'un de l'autre.

Aimer, ce serait donc vouloir être aimé par une liberté qui « se retourne surelle-même, comme dans la folie, comme dans le rêve, pour vouloir sa captivité.

Et cette captivité doit êtredémission libre et enchaînée à la fois entre nos mains." On comprend pourquoi cela ne vaut « point seulement aucommencement de l'amour mais à chaque instant ».

C'est que nous sommes au coeur même de la relationamoureuse.

Le sentiment délicieux qu'il y a à recevoir tout l'amour d'un être aimé qui s'abandonne, « entre nos mains», ne vaut que parce que cet être est libre de se reprendre à tout instant, et parce que cet abandon n'est pas laconséquence forcée d'un déterminisme tristement universel mais le don précieux d'une liberté, qui pourtant faitcomme si elle ne pouvait faire autrement, emportée qu'elle est par la vérité de l'amour.Tout tient donc dans ce « comme si », qui est la marque du jeu de l'amour.

Remarquons que le mot « jeu » peut seprendre en trois sens, qui se réunissent à merveille ici.

Le jeu, c'est tout d'abord cet intervalle laissé entre deuxpièces d'un mécanisme, qui leur permet de se mouvoir librement.

En ce sens, puisqu'il y a de la liberté, il y a enquelque sorte du jeu dans l'être, et plus particulièrement dans l'être de l'amour.

Le jeu, c'est également une activitéludique, par laquelle on prend congé de la réalité et des soucis de l'avenir, et l'amour est aussi une parenthèse danslaquelle les soucis prosaïques sont provisoirement négligés.

Le jeu, c'est enfin ce qu'accomplit l'acteur endossant unrôle au théâtre, et ce troisième sens est celui qui est directement visé par le texte.

Est-ce à dire que tout amourn'est que comédie, la comédie d'« une liberté qui joue le déterminisme passionnel et qui se prend à son jeu ?Une telle idée a de quoi séduire, par la part de vérité qu'elle contient.

Il serait facile en effet de recenser toutes lespostures et toutes les poses tragicomiques adoptées par les amoureux, et de les confronter ensuite à la réalité desfaits, pour en arriver à défendre une sorte de cynisme désabusé et raisonnable en même temps, dont la « lucidité »aime à se situer au-dessus du ridicule des passions humaines.

Mais le cynisme n'est jamais qu'une autre pose.

C'estpourquoi à l'inverse on pourra s'indigner de trouver une part de théâtre dans les relations amoureuses, qui devraientêtre au contraire le lieu même dont toute hypocrisie est définitivement bannie.Toutefois, ni l'une ni l'autre de ces réactions ne saisit l'essentiel de la pensée de Sartre, dont l'intention rappelons-len'est certainement pas de faire la morale des comportements amoureux.

Cessons donc de juger le jeu dessentiments amoureux à l'aide des catégories du bien et du mal.

S'il y a jeu, c'est tout d'abord parce qu'on ne peutfaire autrement.

Tout est pose, si l'on veut, dès qu'il est question de la nature profonde d'un être libre.

Qui choisitde dire ce qu'il a d'essentiel joue à faire oublier que ce dire est d'abord un choix.

Qui s'engage politiquement, parexemple, et fait de cet engagement la définition la plus authentique de son moi, doit jouer à faire comme si ce choixqui est le sien était le seul possible, le seul honnête, le seul digne, tout en refusant absolument l'idée qu'il ne soitque l'effet d'un conditionnement.

Et c'est la manière de jouer sonrôle qui seule peut donner un sens à la notion d'authenticité.

La malhonnêteté, ce n'est pas de changer d'avis, maisplutôt de ne pas se prendre à son jeu, ou au contraire de nier toute part de jeu.Mais pourquoi s'engager ? On peut ici compléter le texte en posant que la liberté ne s'épanouit pleinement quelorsqu'elle se libère d'elle-même.

En effet, tout choix, en même temps qu'il prouve ma liberté, représente un sacrificede celle-ci, puisque choisir c'est renoncer à des possibilités qui me semblaient désirables, sans quoi je n'aurais pasmême eu à choisir.

C'est pourquoi le choix qui peut contenter le plus une liberté est paradoxalement le choix quis'impose tellement qu'il n'y a plus à délibérer.

Descartes avait avancé la même idée en écrivant que « si jeconnaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer queljugement et quel choix je devrais faire ; et ainsi je serais entièrement libre, sans jamais être indifférent ».Ainsi, paradoxalement, la liberté suprême, la seule qui convient à Dieu, est une libre nécessité.

Cela dit, qu'advient-ilde nous pauvres humains qui ne connaissent jamais – ou si rarement – clairement ce qui est vrai et ce qui est bon ?Il nous faut alors trouver un engagement qui tienne lieu de cette vérité toujours possédée.

Il nous faut trouvernotre libre nécessité.

Certains ont pensé la trouver dans la vie religieuse, d'autres dans l'engagement politique,d'autres peut-être dans l'art ou dans un projet de vie quelconque, d'autres enfin dans l'amour.

Ce serait sortirbeaucoup trop des limites de cette étude que de se demander de tous ces idéaux lesquels sont dignes deconcentrer sur eux les aspirations d'un être libre, ou s'il faut comme « on ne met pas tous ces oeufs dans un mêmepanier » se donner un temps pour les uns et un temps pour les autres.

Contentons-nous pour conclure de dire quele jeu de l'amour est plus à même de se connaître lui-même comme jeu, sans perdre pour autant de sa sincérité. Quelques textes pour mieux comprendre:. »

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