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Lucrèce: dieux et anthropocentrisme

Publié le 23/03/2005

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Prétendre que c'est pour les hommes que les dieux ont voulu préparer le monde et ses merveilles ; qu'en conséquence leur admirable ouvrage mérite toutes nos louanges ; qu'il faut le croire éternel et voué à l'immortalité ; que cet édifice bâti par l'antique sagesse des dieux à l'intention du genre humain et fondé sur l'éternité, il est sacrilège de l'ébranler sur les bases par aucune attaque, de le malmener dans ses discours, et de vouloir le renverser de fond en comble ; tous ces propos, et tout ce qu'on peut imaginer de plus dans ce genre ne sont que pure déraison. Quel bénéfice des êtres jouissant d'une éternelle béatitude pouvaient-ils espérer de notre reconnaissance, pour entreprendre de faire quoi que ce soit en notre faveur ? Quel événement nouveau a pu les pousser, après tant d'années passées dans le repos, à vouloir changer leur vie précédente ? Sans doute la nouveauté doit plaire à ceux qui souffrent de l'état ancien. Mais celui qui n'avait point connu la souffrance dans le passé, alors qu'il vivait de beaux jours, quelle raison a pu l'enflammer d'un tel amour de la nouveauté ? Et pour nous quel mal y avait-il à n'être pas créés ? Croirai-je que la vie se traînait dans les ténèbres et la douleur, jusqu'à ce qu'elle eût vu luire le jour de la création des choses ? Sans doute, une fois né, tout être tient à conserver l'existence, tant qu'il se sent retenu par l'attrait du plaisir. Mais pour qui n'a jamais savouré l'amour de la vie, et qui n'a jamais compté parmi les créatures, quel mal y a-t-il à n'être point créé ? Lucrèce

Dans un texte très souvent virulent, Lucrèce s'en prend, en disciple d'Épicure, aux erreurs communes véhiculées par la religion, qui mettent l'homme au centre d'un monde créé par les dieux. Nous n'avons pas à penser qu'il existe de la part des dieux une intention bienveillante à notre égard pour laquelle nous aurions à leur être reconnaissants. Bien au contraire, ils sont indifférents à notre sort, et notre vie elle-même ne repose sur e nécessité.

« la deuxième partie du texte.Cette seconde partie consiste essentiellement en une série de questions rhétoriques, qui contiennent en réalité leurréponse.

La première définit les dieux comme « des êtres jouissant d'une éternelle béatitude », ce qui est laconséquence de leur perfection.

On retrouve ici une trace de l'hédonisme épicurien : puisque le plaisir est le butsuprême de l'existence, il s'ensuit que la perfection se marque par l'accomplissement total du plaisir, l'éternellebéatitude.Or, il y a une contradiction entre l'affirmation de cette béatitude et l'idée selon laquelle les dieux attendraient quoique ce soit des hommes.

Ceci repose sur le postulat suivant : un être totalement heureux est un être qui n'a besoinde rien et se satisfait pleinement de lui-même.

Penser que les dieux soient en attente de nos prières ou de noslouanges revient à supposer qu'ils pourraient souffrir de notre éventuelle indifférence.Mais si l'on s'attache au concept de la divinité, il s'ensuit que les dieux ne sauraient craindre ni espérer, et il n'y aplus de raison de croire qu'ils pourraient vouloir s'attacher la reconnaissance des hommes.

Allons jusqu'au bout decette pensée : les dieux ne font rien pour nous, non pas parce qu'ils seraient égoïstes (un tel soupçon reviendrait àillustrer la définition humoristique qui dit qu'un égoïste est quelqu'un qui ne pense pas à moi, et serait donc encoreune manifestation d'anthropocentrisme) mais tout simplement parce qu'ils sont des dieux.La seconde question, ou plutôt le second argument, repose sur le même postulat : un être parfaitement heureux nesaurait souhaiter aucun changement.

Dès lors, c'est l'idée même de création qui devient irrationnelle.

Imaginer uncréateur préexistant à sa création, et auteur volontaire du monde, c'est imaginer un dieu souffrant de sa solitude etvivant douloureusement l'expérience du manque.

Cette fois, c'est plutôt d'anthropomorphisme qu'il faudrait parler,c'est-à-dire de cette tendance à se représenter Dieu ou les dieux sous une forme humaine.

Il est possible que desparents choisissent d'engendrer en vue d'augmenter leur bonheur.

Mais ceci n'a aucun sens pour des dieuxparfaitement heureux.Toutefois, on pourrait ici émettre une objection.

Si les dieux sont indifférents, ne peuvent-ils agir en vue du bonheurdes hommes, non pas pour en retirer un quelconque profit, mais tout simplement parce que, les choses étantégales, autant vaut faire le bonheur des hommes que ne pas le faire ? Il faut donc, pour répondre à cette objection,changer le point de vue, et examiner en quoi les hommes, eux, doivent ou non être indifférents à leur propreexistence.

Or, ceci revient à poser une question presque poignante par sa simplicité : « pour nous, quel mal y avait-il à n'être pas créés ? » La réponse est évidente : aucun, bien entendu.

Lucrèce l'accompagne d'une démonstration: penser que l'inexistence est un mal revient à penser qu'avant d'être, nous souffrions, dans une sorte de « lieu »indistinct et en fait inconcevable, auquel peut seul convenir le terme de « ténèbres ».

Là encore, nous pouvonsreconnaître un postulat implicite hérité d'Épicure : tout bien et tout mal dérivent de la sensation.

Résumons : croireque l'apparition à l'existence est une bonne chose revient évidemment à dire que l'inexistence est mauvaise, ce quiprésuppose que ne pas exister soit une manière d'exister, ce qui est évidemment absurde.Une telle démonstration peut sembler effrayante dans son pessimisme.

Si naître n'est pas un bien, ne faut-il pasalors considérer que continuer à vivre ne présente pas plus d'intérêt que de mourir, et ne faut-il pas en finir avec lessouffrances de l'existence ? Le désespoir n'est-il pas la conséquence forcée de la négation de toute providence ?Les dieux de Lucrèce sont si lointains, si indifférents, qu'on pourrait songer au thème pascalien de la misère del'homme sans Dieu.

Mais ce serait déformer en partie la démonstration de Lucrèce.

Le plaisir suffit à justifierl'existence, non pas le fait de passer du non-être à l'être, éminemment injustifiable comme nous l'avons vu, mais lefait de continuer à vivre.

Le souvenir des joies passés est ce qui nous retient à la vie, ainsi que « l'attrait du plaisir», autrement nommé le désir.

Est-ce trop peu ? Mais celui qui pense vraiment que c'est trop peu n'est-il pasjustement proche de sa fin ? Au moins, nous voici débarrassés de toute idée de « mission à remplir ».

Lucrèce setrouve ici étrangement proche de l'existentialisme contemporain.

L'homme n'est pas l'aboutissement d'un projet, savie n'est pas le « don » intéressé d'un dieu attentif à vérifier s'il est bien fidèle à sa vocation, et jamais il n'a étéune sorte de possibilité d'être non manifestée, en attente de son incarnation.Est-ce à dire que nous avons affaire à une pensée radicalement athée ? Il faut bien répondre par la négative,puisque l'existence des dieux est affirmée par Lucrèce.

On peut se demander, car l'illusion anthropocentriste n'estpas facile à déraciner, à quoi ces dieux peuvent bien servir.

Mais la sagesse consiste à rompre avec cette question,et l'on peut même trouver à partir de cette rupture une certaine forme de spiritualité, fondée sur l'indifférence ou sil'on préfère sur le détachement.

Les dieux sont un modèle pour le sage, et sa vie est proche de la leur.

Ce n'est pasà un dieu assoiffé d'âmes que le sage épicurien doit s'identifier, mais à des dieux débarrassés de toute crainte et detout espoir.

Cette forme de sérénité paradoxale, qui se refuse à considérer la vie comme un bien ni comme un mal,est la condition qui permet de vivre selon le célèbre précepte énoncé par le poète épicurien Horace : « Carpe diem», que l'on traduit par : « Cueille le jour ».

Profiter de l'instant présent, ce n'est pas rechercher désespérémentl'oubli de l'avenir dans l'étourdissement du plaisir, mais plus modestement chasser de son esprit toutes les causes detrouble, au premier rang desquelles se trouve la crainte de déplaire aux dieux en étant infidèle à sa vocation.

Seulcelui qui a compris que l'inexistence n'est pas un mal peut savourer pleinement l'existence, car le sens de la vie nesaurait se trouver en dehors d'elle-même.. »

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