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Lucrèce: Signalons un vice grave de raisonnement.

Publié le 23/03/2005

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Signalons un vice grave de raisonnement. (...) Évite cette erreur et garde-toi bien d'y tomber. La clairvoyance des yeux n'a pas été créée, comme tu pourrais croire, pour nous permettre de voir au loin ; ce n'est pas davantage pour nous permettre de marcher à grands pas que l'extrémité des jambes et des cuisses s'appuie et s'articule sur les pieds ; non plus que les bras que nous avons attachés à de solides épaules, les mains qui nous servent des deux côtés, ne nous ont été donnés pour subvenir à nos besoins. Interpréter les faits de cette façon, c'est faire un raisonnement qui renverse le rapport des choses, c'est mettre partout la cause après l'effet. Aucun organe de notre corps, en effet, n'a été créé pour notre usage : mais c'est l'organe qui crée l'usage. Ni la vision n'existait avant la naissance des yeux, ni la parole avant la création de la langue : c'est bien plutôt la naissance de la langue qui a précédé de loin celle de la parole ; les oreilles existaient bien avant l'audition du premier son ; bref, tous les organes à mon avis sont antérieurs à l'usage qu'on en a pu faire. Ils n'ont donc pu être créés en vue de nos besoins. Lucrèce

Lucrèce, à travers son poème philosophique De la nature, souhaite non seulement vulgariser la pensée de l'école épicurienne, mais aussi la présenter comme la plus naturelle et la plus raisonnable, en saisissant toutes les occasions de ridiculiser les doctrines adverses. Tout au long de l'ouvrage, il apostrophe son ami Memmius, dédicataire du poème, pour le mettre en garde contre tel ou tel point de vue qu'il juge irrationnel. Dans ce texte, il s'en prend violemment aux explications par les causes finales, qu'Aristote, par exemple, applique à la compréhension des êtres vivants.

« la cause efficiente (celle qui fait que l'organisme se compose), de la cause finale (ce en vue de quoi l'organisme estcomposé).

Il faut, ensuite, se demander laquelle de ces causes doit être considérée comme première.

La réponsed'Aristote (Parties des animaux, I) est qu'il “ semble que la première cause soit celle que nous appelons "en vue dequoi" ; en effet, elle est "raison" et la raison est principe, aussi bien dans les produits de l'art que dans ceux de lanature.

” La primauté de la cause finale, selon Aristote, est donc le seul moyen qui permette de donner un sens àtoute chose, et la nature (qui fabrique les membres à partir des organes en vue de la marche) ne peut être connueque comme technicienne, par analogie avec l'activité humaine, où c'est la fin (le bien-être) qui me détermine àorganiser de la matière (le bois) pour fabriquer un objet (le lit). 3.

Le finalisme repose-t-il sur une faute de raisonnement ?C'est au fond contre cette analogie qu'est dirigé l'argument que Lucrèce met en avant.

Le “ vice grave deraisonnement ” des finalistes consiste à invoquer une causalité capable de remonter le cours du temps.

Alors quedans le cas de la techné (technique de l'artiste ou de l'artisan) l'intention précède la fabrication et la détermine,dans le cas du vivant, la fonction, ne pouvant apparaître qu'après la constitution de l'organe, ne peut pas présider àcette constitution.

L'exigence de principe que pose Lucrèce est de nature épistémologique, elle demande quel'explication des phénomènes n'entre pas en contradiction avec les conditions de l'expérience, au nombre desquellesfigure le temps, donnée absolue.

Le finalisme ne peut donc se justifier que du point de vue métaphysique, car il luifaut alléguer la primauté de l'antécédence logique sur l'antécédence chronologique.

Face à la critique mécaniste descauses finales, le finalisme n'a qu'une alternative : l'affrontement, qui amène à fonder délibérément la science surune métaphysique dogmatiquement exposée (et le combat de Lucrèce préfigure alors celui de Descartes contre lesScolastiques et leurs causes finales), ou bien le contournement de l'obstacle, à travers une critique remettant encause le caractère absolu de la notion de temps (que l'on trouvera chez Kant). II.

La conception mécaniste du vivant 1.

Une physique atomistiquePour Épicure, et pour Lucrèce, l'univers consiste exclusivement en atomes matériels que le seul hasard fait serencontrer et s'associer.

À l'inverse de la pensée d'Aristote, l'être du composé se ramène entièrement à l'être descomposants.

Le vivant n'échappe pas à la règle universelle : les images utilisées par Lucrèce dans le premiermouvement du texte rendent bien compte de ce “ jeu de construction ” qu'est l'être vivant, dont les “ briques ”sont les divers organes.

L'ordre aristotélicien se retrouve inversé : l'univers ne se comprend plus, réflexivement, parle haut, mais constructivement, par le bas.

C'est dans les atomes, insécables et éternels, que l'être est àproprement parler en acte ; les combinaisons les plus complexes, parmi lesquelles les vivants, sont les pluséphémères et leurs fonctions ne sont que des potentialités de leurs organes. 2.

Il n'y a de cause qu'efficienteEn ce sens, au-delà de la question de la chronologie des causes et des effets, une autre critique du finalismeressort du choix des images employées dans le second mouvement du texte.

En insistant (en contraste avecl'exemple concret de la marche) sur les fonctions éminemment abstraites qui sont celles des organes des sens et dela communication (vue, audition, parole), Lucrèce fait sentir que même en admettant l'existence de fins dans levivant, il resterait encore à expliquer comment ces fins peuvent agir comme des causes, comment, par exemple, laparole pourrait s'arranger pour produire la langue.

La principale difficulté affectant le finalisme n'est peut-être pastant dans la chronologie que dans l'impuissance d'un concept, dès lors qu'il n'est pas inscrit dans la matière, à agirsur elle.

Seule la cause matérielle et efficiente mérite proprement le nom de cause.

La finalité ne saurait être, aubout du compte, qu'une façon d'“ interpréter les faits ”. 3.

Contradictions et insuffisances du mécanismeLe mécanisme, tel qu'il s'exprime dans ce texte, fournit une sévère critique du finalisme, mais reste pour sa partinsuffisamment convaincant.

On peut en effet juger singulier le hasard censé avoir permis l'apparition des vivants :comment se fait-il que tous leurs organes aient suscité une fonction présentant au bout du compte une utilité réelle? En l'absence de finalité, l'adéquation “ spontanée ” des moyens des organismes les plus complexes à leurs besoinsdivers a quelque chose de proprement miraculeux.

La résolution de cette difficulté passe en fait par l'abandon dufixisme commun à Aristote et Épicure (mais il faudra attendre pour cela le transformisme de Lamarck etl'évolutionnisme de Darwin, même si l'idée de sélection naturelle est esquissée dans le livre V de Lucrèce).

Plusgrave, un certain nombre de comportements observables des vivants semblent dépendre clairement d'un “ projet ”abstrait et non pas de l'organisme concret.

Lucrèce ne semble pas voir qu'il contredit notre passage lorsqu'il écrit,au livre V de son poème : “ Chaque être en effet a le sentiment de l'usage qu'il peut faire de ses facultés.

Avantmême que les cornes aient commencé à poindre sur son front, le veau irrité s'en sert pour menacer son adversaire.

”N'est-ce pas là un cas d'antériorité de la fonction sur l'organe, ou du moins une action manifeste du conceptabstrait de l'animal sur son donné concret ? III.

Le dilemme mécanisme/finalisme a-t-il une issue ? 1.

Le finalisme peut englober le mécanismeLa structure même du texte de Lucrèce, comme mise en regard de deux conceptions opposées du vivant, constitueune invitation au dépassement de cette opposition, dépassement rendu encore plus nécessairepar le caractère décevant de la situation : le finalisme donne un sens à l'organisme vivant, mais ne satisfait pas lescritères de rationalité à l'œuvre dans les sciences, alors que le mécanisme, conforme à ces critères, sembleraitimpuissant à expliquer certains phénomènes manifestant l'existence d'un “ projet ” dans le vivant.

Une première. »

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